Il faisait à peine jour quand Valentin Valmont arriva à la porte du collège de Saint Thomas du lac en ce matin de rentrée de janvier. Il avait dix minutes d'avance, pressé qu'il était de revoir Emily, son amie de cœur.
Le ciel était maussade, la température dépassait à peine le zéro degré.
Son ami Florian Marlin, arborant un franc sourire de sportif, fut le premier à le rejoindre.
— Salut grand skieur ! lui dit Valentin.
— Salut grand amoureux, répliqua son ami. Alors ta chérie Emily, elle est dans notre classe ou pas ?
— A vrai dire, je n'en sais rien. Je ne l'ai pas revue depuis notre séjour au ski. Elle a dû retourner avec ses parents à Brighton pour préparer son déménagement.
— Attends, regarde par-là, n'est-ce pas elle qui arrive ?
Le cœur de Valentin bondit dans sa poitrine, une onde de chaleur l'envahit.
— Je crois que tu as raison, c'est elle.
Au niveau de l'intersection de la rue du collège avec la piste cyclable, cinquante mètres plus loin, vêtue d'un anorak blanc, d'un pantalon étroit en denim bleu, coiffée d'un béret bleu clair, sac à dos de collégienne bleu également orné d'un écusson du Royaume-Uni, avançait Emily Gilmore.
— C'est qui ce mec avec elle, enfin à côté d'elle ? J'ai l'impression que c'est ce naze de Romuald Michaud, non ?
Valentin crispa ses lèvres et ne répondit pas, il regardait avec intensité Emily qui parlait avec un de ses ennemis, ponctuant chaque réponse d'un sourire. Une vague douloureuse envahit sa poitrine. Arrivée près du portail, elle fit un geste comme pour dire à Romuald d'attendre, se dirigea vers eux, fit deux bises à Florian avant de se tourner vers lui.
— Bonjour Valentin, dit-elle sans sourire, tu vas bien ?
Valentin la regardait avec espoir mais elle ne fit rien d'autre. A quelques pas d'eux, Romuald arborait un air goguenard. L'arrivée de Gilles Arroux accompagné de Pascal Boulot, dit Bouboule, mit fin à la gêne qui s'installait.
— Bonne année Val, dit amicalement Gilles en lui faisant du poing ses habituels grigris.
Bouboule lui serra longuement la main. Amandine Fontaine qui suivait lui sauta littéralement au cou. Les autres arrivaient dans la foulée, Pauline Chesnoy et Margot Chevril lui firent chacune deux chaleureuses bises, Olivier Chanat et Quentin Ouvrard lui multiplièrent les bourrades à l'épaule. Mathilde Marchand à son tour s'approcha et, rompant d'avec son habituelle réserve, embrassa son ami sur les deux joues en lui souhaitant la bonne année. Valentin s'avança vers Lucie Roche et Eva Lacourt, les deux timides, et leur fit également deux bises pour le nouvel an. Le groupe était reconstitué, rassérénant quelque peu Valentin.
Une grosse Mercedes noire, négligeant le parking, s'arrêta sur la route. En descendit Charles-Henri Dubois de la Capelle qui se dirigea aussitôt vers leur groupe.
— Bonjour et bonne année à tous, dit-il en serrant les mains à la ronde.
— Bonne année Charly, bonne année Charly...
Emily, à quelques pas de là, regardait d'un œil étonné toutes ces effusions bien loin de la réserve anglaise. Plus loin se tenaient Tony Thénard dit Thénardier, Clément Barilla dit Clébar, Morgane Joly ainsi les jumelles Océane et Marine Daucy. Tony héla Romuald.
— Alors Rom, tu nous snobes ?
Romuald qui était resté à proximité d'Emily leva et agita une main.
— J'arrive les copains ! Tu viens Emily ?
Celle-ci hésita mais comme aucune autre invitation ne se fit, elle suivit Romuald. Une onde de navrance envahit Valentin.
— Quel cours on a pour commencer ? questionna Florian.
— Hein ? Euh... je ne sais pas, sursauta Valentin qui ne perdait pas Emily du regard.
— On a maths avec Air de rien, répondit Gilles à sa place.
— Aïe, ça commence mal ! commenta Olivier. On avait quelque chose à faire ?
— Seulement des révisions, répondit Quentin.
— Allez les copains, quand il faut y aller, faut y aller, énonça Gilles en pénétrant dans la cour du collège.
La bande et toute la classe se dirigèrent vers la troisième fenêtre du bâtiment principal, endroit dévolu au rassemblement de la quatrième C. Valentin qui avait suivi Gilles se retournait souvent pour suivre des yeux son Emily qui, toujours dans le groupe de ses ennemis, discutait avec Océane, signifiant ainsi qu'elle intégrait bien la quatrième C.
Monsieur Derrien, le professeur de mathématiques, arriva pile alors que retentissait la sonnerie de début des cours. D'un geste du bras, il invita les élèves à rentrer. Valentin suivit machinalement son ami Gilles. Dans la salle de classe, il prit sa place habituelle au premier rang. Emily attendait au niveau de la porte que tous soient placés avant de se diriger vers le seul pupitre resté libre. Romuald Michaud était son voisin.
— Asseyez-vous, dit le professeur. Bien. Deux modifications à la classe en ce début d'année, année que je vous souhaite excellente et travailleuse. Ses parents ayant quitté la région pour s'installer vers Bordeaux, Charlotte Dumont a donc quitté votre classe. En revanche, nous avons le plaisir d'accueillir une autre Emily, Emily Gilmore qui nous vient d'Angleterre. D'où exactement ?
— De Brighton monsieur, répondit Emily en se levant.
— Mademoiselle Gilmore, je ne connais pas le programme de mathématiques dans la classe correspondante d'un collège anglais, donc si nous abordons des sujets qui vous semblent trop difficiles, n'hésitez pas à venir m'en parler, d'accord ?
— C'est entendu monsieur, je vous remercie mais je pense pouvoir m'adapter.
— Bien, tous les sièges sont occupés donc pas d'absent, alors commençons. Pendant ces vacances de Noël, vous deviez réviser les formules permettant de calculer les surfaces et les volumes des figures géométriques les plus courantes ; voyons où vous en êtes. Première question, comment calcule-t-on la surface d'un carré ?
— On multiplie la longueur par la largeur m'sieur, hasarda Clément, déclenchant des rires dans la classe.
— Viens au tableau Clément et dessine un carré... Bien. Maintenant montre-nous la longueur et la largeur.
— Heu... ça c'est la longueur dit Clément en désignant le côté horizontal de son dessin et heu, la largeur c'est celui-là, ajouta-t-il en pointant le côté vertical.
— A moins que ce ne soit le contraire, ironisa le professeur.
— Heu, oui, p'être.
— Quelle est la définition du carré ? Anaïs ?
— Un carré est un quadrilatère qui a ses quatre côtés égaux.
— Oui, mais ce n'est pas suffisant. Pascal ?
— Il faut aussi qu'il ait un angle droit.
— Tous ses angles doivent être droits, tenta de corriger Tony.
— Pascal a raison Tony, un seul angle droit suffit.
— Ben non m'sieur !
— Quand on avance quelque chose en mathématiques, il faut pouvoir le démontrer. Viens nous prouver cela au tableau Tony.
Tony prit le feutre bleu des mains de Clément et dessina une figure avec un seul angle droit, deux angles aigus et un angle obtus.
— Voilà m'sieur !
— Rappelle-nous la définition du carré, Tony ?
— Un quadrilatère qui a ses quatre côtés égaux.
— Compare les côtés de ton dessin, utilise le compas... Alors ?
— Heu, c'est pas un vrai carré m'sieur.
— Et bien non. Maintenant dessine un angle droit avec l'équerre... Bon maintenant avec le compas, à partir du sommet de l’angle, trace deux côtés égaux... Voilà, ensuite, toujours au compas sans en changer la dimension, complète la figure. Quelle est ta conclusion ?
— Ça ressemble à un carré.
— C'est un carré et Pascal avait donc raison, un seul angle droit est nécessaire. S’il y a un angle droit, les autres le seront obligatoirement. Donc maintenant Clément va corriger son affirmation.
— Il faut multiplier le côté par le côté.
— Voilà. Surface du carré égale côté multiplié par côté donc côté au carré ! Au carré, amusant non ? Oui Emily, c'est bien de participer, parle.
— Pour la surface, il faut aussi que les dimensions soient exprimées dans la même unité.
— Bravo. Ce qui est valable en Grande Bretagne l'est aussi en France. Les mathématiques sont universelles. Continuons, Florian, comment calcule-t-on la surface d'un triangle ?
— Il faut multiplier une base par la hauteur correspondante et diviser le résultat par deux.
— D'accord tout le monde ? Très bien. Pauline, surface du cercle ?
— Heu, je crois que c'est Pi multiplié par le carré du rayon.
— Oui et que vaut Pi ?
— 3,14
— Bien, et plus finement ? Oui Margot ?
— 3.1416
— Est-ce que quelqu'un connaît le nombre complet ?
Aucune main ne se leva.
— Vous avez tous raison. Pi est un nombre dont la partie décimale est infinie. On pourrait, si on avait un ordinateur assez puissant pour le faire, calculer et aligner ses décimales de la terre au soleil que ce ne serait pas fini. Continuons. Volume du cube, Quentin ?
— Arête par arête par arête monsieur.
— Parfait.
— Volume d'un prisme régulier, qui veut répondre ? Mathilde ?
— Surface de la base multipliée par la hauteur.
— Très bien comme d'habitude. Volume de la sphère, Valentin ? Valentin ?
Perdu dans ses pensées, Valentin n'entendit pas la question. Les idées moroses le submergeaient. « Pourquoi Emily se comporte-t-elle de la sorte ? Pourquoi s'affiche-t-elle avec cette nullité de Romuald ? Pourquoi lui sourit-elle tout le temps et pas à moi ? Pourquoi ne m'a-t-elle pas demandé de lui réserver une place à côté de moi ? Pourquoi a-t-elle fait la bise à Florian et pas à moi ? »
— Valentin, revenez parmi nous je vous prie, articula le professeur, je vous demandais la formule de calcul du volume de la sphère, pouvez-vous répondre ?
Valentin sembla reprendre ses esprits, il se leva, jeta un regard derrière lui, crut discerner un sourire ironique sur les lèvres d'Emily, un air de triomphe sur le visage de Romuald. Ce fut plus qu'il n'en put supporter. Il porta ses deux mains contre son front et comprima un instant ses tempes.
— Il faut que je sorte ! balbutia-t-il après quelques secondes.
Sans attendre la permission, il prit machinalement son sac à dos et se précipita vers la porte de la classe. Au passage Tony tenta de lui faire un vicieux croche-pied que Valentin évita en shootant violemment dans la jambe tendue. Tony hurla. Valentin disparut sans refermer la porte derrière lui.
La classe, comme le professeur, étaient sidérés. Tony, les larmes aux yeux, tenait sa jambe gauche à deux mains en serrant les dents.
— Quelqu'un a-t-il une explication au comportement de Valentin ?
Beaucoup secouèrent la tête. Quelques-uns hasardèrent :
— Il avait l'air d'avoir mal à la tête.
— C'est la rentrée, il a peut-être mal au ventre.
— Monsieur s'il vous plaît, je peux le rejoindre pour savoir ce qu'il a ? demanda Gilles.
— Oui, allez-y.
Personne ne pouvait comprendre que Valentin ressentait une effroyable douleur au plus profond de son être intime, vivait l'intense peur de perdre ce qui comptait le plus pour lui, l'amour de celle pour qui il se sentait capable de déplacer des montagnes, d'affronter les plus grands périls, de risquer sa vie.
Valentin avait couru dans le couloir, poussé à la volée la porte anti-panique donnant sur la cour, foncé vers le gymnase qu'il avait contourné jusqu'à un passage sur le grillage aplati par les élèves désireux de s'absenter sans être vus. Il avait sauté la symbolique barrière et disparu au hasard des ruelles, des passages et des rues.
Gilles revint dans la classe quelques minutes avant la fin du cours.
— Je ne l'ai vu nulle part, dit-il, la mine ravagée, en secouant la tête.