VALENTIN S'AFFIRME

14. BBC

L’Eurostar s’arrêta sans un à-coup dans la gare de St Pancras International de Londres. Valentin brancha le kit mains libres sur son smartphone activa ensuite une application de guidage voiture dans laquelle il indiqua 20 Hallam Street comme rue de destination. Il enferma ensuite son appareil dans une poche pectorale de son anorak, ne laissant dépasser que les écouteurs puis enfila son sac à dos.
— Comme vous êtes chargés, le mieux c’est de prendre un taxi pour nous rendre à l’hôtel où la BBC nous a réservé une chambre, dit-il à ses grands-parents. Je crois me souvenir qu’il y a une station de « black cabs » à la sortie de la gare, suivez-moi.
Le premier taxi de la file était un vieil FX4 noir à l’aspect désuet. Jean-Claude le grand-père laissa d’abord monter son épouse puis entra dans le vaste espace dédié aux passagers, il posa la valise à roulette devant lui. Valentin ôta son sac à dos et s’installa entre ses grands-parents.
— Tu as l’adresse de l’hôtel ?
— Absolument. Hallam Street, twenty, sir (vingt rue Hallam, monsieur) dit-il au chauffeur par la fente de paiement.
Le chauffeur grommela puis s’engagea dans la circulation. Valentin mit ses écouteurs et regarda l’écran de son smartphone. Sourcils froncés, son regard passa plusieurs fois du smartphone à la rue. Il s’agita, mal à l’aise.
— Is it the right way sir? (C’est le bon trajet monsieur ?) demanda-t-il au bout de dix minutes.
Le chauffeur bougonna une incompréhensible réponse. Quand enfin le taxi s’arrêta, un quart d’heure s’était écoulé.
— Twenty five pounds, (vingt-cinq livres) dit distinctement cette fois le conducteur.
— No sir, répondit Valentin après quelques secondes de réflexion, the distance between the railway station and Hallam Street is less than two miles, so the fare cannot be 25 pounds but it should be 2 pounds 20 plus 9 pounds for the ride, that is 11 pounds 20. Could you ,please, reconsider your price?
(Non monsieur... la distance entre la station de chemin de fer et la rue Hallam est inférieure à deux miles donc le prix ne peut pas être de vingt-cinq livres mais de deux livres et vingt pence plus neuf livres pour la course donc onze livres et vingt pence. S’il vous plaît, corrigez votre prix.)
— Fifteen pounds, (quinze livres) corrigea le chauffeur sans s’excuser.
— No sir, (non monsieur) insista Valentin avec détermination.
— Twelve pounds, aboya l’homme rageur, damned French people, marmonna-t-il ensuite (Douze livres... maudits français.)
— Il voulait nous arnaquer, commenta Valentin pour ses grands-parents en passant quinze livres par la fente de communication et en attendant ostensiblement la monnaie.

Quand ils furent installés dans leur confortable chambre d’hôtel, la grand-mère demanda à son petit-fils :
— Comment as-tu compris que ce chauffeur était malhonnête avec nous ?
— Dans le TGV, je me suis renseigné par internet sur le prix des taxis londoniens et dans la voiture, j’ai lancé l’application de guidage qui en principe donne le trajet le plus rapide. Quand je me suis rendu compte qu’il allait à l’inverse du trajet indiqué, je me suis méfié. Tu vois Za, c’est simple, pas besoin d’être un génie. Par internet on peut se faire arnaquer mais grâce à internet, on peut aussi éviter de l’être.
— C’est bien mon garçon.
— C’est à quelle heure l’enregistrement de ton émission ? demanda Jean-Claude, son grand-père.
— Elle n’est pas enregistrée Yanco mais en direct à dix-huit heures trente précises. Je dois me présenter à seize heures pour me familiariser avec les lieux, faire des essais de son, de lumière, de tournage, être présenté aux autres intervenants, me faire maquiller et j’en oublie certainement.
— Les studios sont loin de l’hôtel ? continua Yanco.
— A cinq minutes à pied. C’est pour ça que la responsable de l’émission a fait louer pour nous une chambre dans cet hôtel.
— Tu as le trac, tu as peur ? demanda Za.
— Pour l’instant pas trop. J’aurai peut-être un peu d’émotion juste avant le tournage, mais je suis tellement curieux de voir et vivre tout ça.
— Nous serons dans la salle pour te réconforter. C’était la condition pour que nous signions l’acceptation de ta participation à l’émission.
— Ne t’inquiète pas Yanco, tout est calé et tout va bien se passer.

Dans la chaleur du studio, les participants, assis autour d’une longue table ovale en verre épais, regardaient les écrans des moniteurs placés en face d’eux. Les images présentées passaient de l’un à l’autre pour les derniers réglages.
— L’antenne dans une minute, annonça le réalisateur.
Abigail Brown, la journaliste présentatrice relut une dernière fois ses notes, les participants contenaient leurs émotions comme ils le pouvaient. Valentin regardait partout : les techniciens cameramen, les preneurs de son, la décoration stricte du studio, les multiples spots inondant le plateau de lumière.
— L’antenne dans dix secondes... trois deux un... générique, ça tourne !
— Mesdames et messieurs bonsoir, c’est Abigail Brown qui vous parle. L’émission « Face à la réalité » d’aujourd’hui a pour thème la non-assistance aux personnes agressées, sur la voie publique, dans le métro, dans les trains et pour illustrer les débats, nous avons invité sur ce plateau le docteur Nigel Wilson, psychologue, mademoiselle Jenny Evans qui a été récemment victime d’une agression et un jeune homme, Valentin Valmont, que certains de nos téléspectateurs vont peut-être reconnaître car il a été la vedette d’un reportage passé aux informations nationales il y a presque trois mois. Valentin, nous allons commencer par vous. Je précise d’abord que vous êtes français mais que vous n’avez pas voulu d’interprète car vous maîtrisez bien notre langue, c’est exact ?
— Je pense parler convenablement l’anglais car c’est ma langue maternelle alors que le français est ma langue paternelle.
— Ceci va simplifier les choses. Nous allons d’abord vous présenter. Pour cela nous avons fait réaliser un petit film tourné dans votre environnement naturel et familial. Je vous le laisse commenter si cela vous convient. Le film va se lancer, voilà... Quel est cet endroit ? Pouvez-vous nous le situer ? C’est à vous Valentin.
— Ces vues présentent le village où j’habite : Saint Thomas du lac. Il se situe en Haute Savoie dans le sud-est de la France, dans les Alpes du nord plus précisément...
Vous voyez là l’entrée de mon collège avec derrière moi, le groupe de mes amis..
. Nous sommes ensuite dans ma classe de français, cette séquence a été filmée à l’occasion de la visite d’un ministre dans mon école...
Maintenant vous voyez la maison de mes grands-parents, ma grand-mère Isabelle et mon grand-père Jean-Claude... Ils sont d’ailleurs dans l’assistance...
Gilles, un de mes meilleurs amis est venu goûter et travailler avec moi ce soir-là...
Le lendemain, nous faisons une promenade en VTT sur les chemins menant au lac...
Et voici les bords du lac...
— Vous habitez un bien bel endroit Valentin. Comment un jeune garçon comme vous s’est-il trouvé mêlé à une affaire de harcèlement, d’agression dans un train en Angleterre ?
— Il y a trois mois, je suis venu à Londres à l’occasion d’un voyage scolaire. J’ai été amené à prendre le train Londres - Brighton pour aller rendre visite à une... une connaissance et... — Bien Valentin, je vous redonnerai la parole dans un instant. Mademoiselle Evans, vous étiez dans ce convoi, racontez-nous ce qui vous est arrivé.
— Ce jour-là, je devais prendre le train à Victoria station pour me rendre à Brighton comme je le fais régulièrement. Juste avant que je monte dans un wagon, un individu me fait un petit signe « hello ». Je n’avais pas l’impression de le connaître, peut-être avions nous fréquenté la même école ou université me suis-je dis. Bref, je réponds par un petit signe de tête poli, sans sourire. Je m’installe dans le train, le trajet devant durer une heure, je commence la lecture d’un magazine. Au bout d’un quart d’heure environ, quelqu’un vient s’asseoir à côté de moi. Je n’y fais pas trop attention mais ensuite, je sens qu’il appuie sa cuisse contre la mienne. Je m’écarte en prenant un air excédé mais il insiste. Je me lève alors et je change de place. Il se lève également et vient à nouveau s’asseoir près de moi. Je décide de changer de wagon mais il me suit. Je lui dis de me laisser tranquille mais il n’en tient aucun compte.
— Je vous interromps mademoiselle Evans, y avait-il du monde dans ce train ?
— Il était normalement chargé, plein aux deux tiers peut-être.
— A ce stade, personne ne s’est intéressé à ce qu’il se passait ?
— Non, personne.
— Continuez.
— Je marche de plus en plus vite dans le couloir en me dirigeant vers la queue du train, je crois bien avoir bousculé quelques voyageurs.
Valentin qui suivait attentivement l’exposé fit un signe d’approbation de la tête, immédiatement mis à l’antenne par le réalisateur pendant que mademoiselle Evans continuait.
— Il finit par me rattraper au bout d’un wagon, me bloquer en appuyant un bras contre la paroi. De son autre main, il commence à me palper et cherche à m’embrasser de force. J’ai crié, j’ai demandé de l’aide mais personne n’a bougé jusqu’à ce que ce jeune homme se lève et crie à son tour pour lui demander d’arrêter. Comme l’individu n’en tenait aucun compte, Valentin s’est mis à haranguer les voyageurs en leur demandant de filmer et de prendre des photos...
— Stop mademoiselle Evans, je vous arrête un instant. Filmer et prendre des photos, c’était une excellente idée en l’occurrence. Nous allons maintenant diffuser un petit montage vidéo à partir justement de séquences prises par quelques voyageurs à ce moment précis.
Sur les écrans parurent alors les images montrant Valentin en train de donner un violent coup de pied dans le genou de l’homme, la femme exécutant un tour sur elle-même pour desserrer l’étreinte de son agresseur puis se sauvant à rebours dans le wagon, l’homme cherchant à la poursuivre, le chasse-pied de Valentin et la chute de l’agresseur, quelques voyageurs qui se lèvent pour protéger la fuite de la femme, l’homme qui sort un couteau mais qui finalement s’enfuit. La vidéo montra ensuite Valentin retourné à sa place en train de manger calmement le contenu de son packed lunch.
Mademoiselle Evans se leva et, avec une émotion presque palpable, vint faire en direct deux bises appuyées sur les joues écarlates de Valentin.
— J’ai beaucoup cherché à retrouver pour le remercier ce jeune homme qui m’a sauvée, mais je n’ai jamais pu le faire. Merci, merci Valentin. Vous avez eu plus de courage que tous les autres voyageurs réunis.
— Merci à vous pour ce témoignage mademoiselle Evans. Docteur Wilson, je me tourne vers vous. Comment analysez-vous l’attitude des autres voyageurs devant cette agression ?
— Je tiens à dire en préambule que cette non-intervention n’est pas systématique mais effectivement, l’indifférence des gens devant ce type de scène pose problème de plus en plus.
— Comment expliquer la passivité des témoins ?
— Il y a plusieurs explications. Je mettrais en premier la peur, peur de se faire soi-même agresser, peur de recevoir un mauvais coup, peur de ne pas se faire aider, mais à cette peur s’ajoute l’effet de masse : personne n’agit, donc je n’agis pas non plus. C’est pourquoi les témoins font semblant de ne pas voir, font semblant de regarder le paysage, d’être plongés dans leur livre, de consulter leur portable.
— Cette absence de réaction est-elle générale ou liée à notre mode de vie ?
— Elle est liée aux habitudes du pays, à sa culture. Chez nous, la culture familiale l’emporte sur la culture collective, les relations privées sur le fait général. Dans ce cas précis beaucoup se sont dit : « c’est un couple qui se dispute, ça ne me regarde pas, je ne les connais pas, je n’interviens pas. » Dans un village où tout le monde se connaît, les réactions auraient sûrement été différentes.
— Mais alors, comment expliquer-vous l’intervention de ce jeune homme ?
— Dans son cas, je pense qu’elle est due à un sens aigu de la justice, à un attachement à la solidarité, à un besoin d’aider, valeurs dérivées de son éducation. Peut-on parler de courage ? Oui peut-être mais l’intervention elle-même est un acte irréfléchi. Il ne s’est pas dit « j’interviens parce que ci, parce que ça ». Il est intervenu parce qu’il a senti que c’était son devoir, comme aurait agi un représentant de l’ordre ou un soldat. En l’occurrence je félicite ce jeune homme et salue sa réaction qui a été le démarreur de l’action collective.
— Merci docteur. Valentin, vous avez entendu les explications du docteur Wilson, en avez-vous compris le sens général ?
— Je ne suis pas spécialement obtus madame Brown, sourit Valentin. Je pense que les paroles du docteur sont logiques et ce qu’il dit sur ceux qui osent intervenir me semble juste. Je n’ai pas pensé à être courageux, j’ai simplement vu une personne agressée par plus fort qu’elle et cela je ne le supporte pas. Est-ce dû à l’éducation que j’ai reçue de mes parents, à celle que je reçois de mes grands-parents, je ne suis pas assez savant pour le dire. Je ne peux pas admettre qu’on rackette quelqu’un de plus faible, qu’on se mette à plusieurs contre un seul, qu’on abuse de sa force, qu’on maltraite les gens et même les animaux. Dans mon école en France, je ne suis ami qu’avec ceux qui pensent comme moi. Je suis heureux d’avoir pu vous aider, mademoiselle Evans. Puis-je savoir si votre agresseur a été retrouvé ?
— Il a été retrouvé grâce aux vidéos prises ce jour-là et condamné à six mois de prison pour agression et menaces avec arme, indiqua la journaliste. On me prévient que le standard croule sous les appels. Outre les messages de soutien à mademoiselle Evans, beaucoup félicitent notre jeune invité. Je vais prendre à l’antenne un message qui vient de France. Allô, bonsoir monsieur ?
— Bonsoir, mon prénom c’est Peter, j’ai cinquante ans et je suis de Brighton. Je veux dire, quitte à contredire un peu le docteur Wilson, qu’il faut beaucoup de courage pour s’attaquer à un homme qui pèse deux fois votre poids, comme l’a fait ce jeune homme, car on sait instinctivement qu’on n’est pas le plus fort et qu’on risque d’avoir très mal. Dans tous les domaines, prendre des risques, c’est du courage. Bravo jeune homme.
— Merci monsieur... de Brighton, je suis très touché, répondit Valentin avec un étrange sourire.
— Bien, merci monsieur pour cet avis très fort. C’est sur cet appel que se termine l’émission « Face à la réalité » de ce soir. En souhaitant que beaucoup de personnes aient pris conscience de l’importance d’intervenir, de venir au secours des agressés, des maltraités, des plus faibles. Nous consacrerons notre prochaine émission à la défense des animaux, voilà qui aurait convenu à notre jeune invité d’aujourd’hui. Abigail Brown et son équipe vous disent au revoir et à la semaine prochaine.