VALENTIN S'AFFIRME

15. MORILLES

L’air était d’une incroyable douceur en ce début du mois d'avril. Assis dans le canapé du salon de ses grands-parents, Valentin posa le magazine de télévision qu’il compulsait machinalement.
— Je ne sais pas pourquoi je lis cette revue, ça ne m’intéresse pas. Avec le temps qu’il fait, je serais mieux dehors. Et toi Yanco, qu’est-ce que tu lis ?
— Le calendrier des postes.
— Tu apprends par cœur les noms des saints ? se moqua Valentin.
Le grand-père tourna la tête vers son petit-fils avec un sourire complice, moqueur lui aussi.
— On apprends beaucoup de choses sur la page de couverture d’un calendrier, mon petit garçon.
— Comme par exemple ?
— Par exemple que demain nous avons de fortes chances de manger une succulente omelette aux morilles.
— Et tu lis ça dans un calendrier ? Montre voir. Non, tu te moques de moi ?
— A peine. Tu crois aux pouvoirs de la lune ?
— Je ne crois pas aux fantômes, je ne crois pas à la magie, je ne crois pas les horoscopes, pourquoi croirais-je aux pouvoirs de la lune ?
— Là tu me déçois un peu mon petit Valentin, tu es plus réfléchi d’habitude. As-tu pensé aux marées ?
— Ah oui, effectivement, tu as raison, la lune est en grande partie responsable du mouvement des marées.
— Donc si la lune est capable d’attirer des centaines de kilomètres cubes d’eau, tu dois bien penser qu’elle a aussi d’autres pouvoir, non ?
— Où veux-tu en venir Yanco ?
— Prends le calendrier et regarde à la date d’aujourd’hui, la lune est comment ?
— Elle était noire il y a trois jours, elle doit être au début de son premier quartier.
— Tout juste ! Et le vieux bonhomme plein d’expérience que je suis te dit que, après les jours pluvio-orageux de la semaine dernière et la douceur de ces derniers temps, le tout combiné avec la bonne phase lunaire, les morilles doivent pousser comme des champignons en montagne. Ça te plairait de venir chercher avec moi demain ?
— Oui, cela me plairait bien, il y a toujours quelque chose à apprendre avec toi,Yanco. A propos, je trouve que t’appeler Yanco, ça fait un peu bébé maintenant. Je peux dire Jean-Claude ?
— Tu dis comme tu veux Valentin pourvu que tu continues à m’appeler. Donc départ demain à sept heures du matin. Il fera beau mais le lever du jour en montagne est toujours un peu frisquet, prévois des habits chauds. Tu prendras aussi ton opinel ainsi que le panier de ceinture et le bâton de ta grand-mère.
— Isabelle ne veut pas venir avec nous ?
— Elle n’a pas bien le temps le matin et puis je crois qu’elle a un peu peur des bêtes, les tiques en particulier. Sais-tu de quoi il s’agit ?
— Oui, Gilles m’en a parlé. Son chien en a eu une récemment. C’est un petit insecte qui pique ?
— Ce n’est pas un insecte mais une petite araignée qui traîne dans les herbes ou les buissons et quand un animal ou un humain passe dedans, elle s’accroche, cherche un pore dans la peau pour y introduire sa tête et se gorge du sang de sa proie. Tu ne la sens quasiment pas mais elle peut t’inoculer un virus très dangereux qui donne la maladie de Lyme. C’est pour ça qu’il faut se doucher et bien s’examiner quand on revient d’une promenade dans les bois. Mais je ne veux pas te décourager.
— Ça ne me fait pas peur et j’aime bien savoir. Tu as raison de m’en parler.

Sept heures sonnaient au clocher de l’église de Saint Thomas quand Jean-Claude ouvrit la portière de sa 306. Le village était encore dans l’ombre, la lumière dorée du premier soleil caressait les sommets de plus de deux mille mètres. Dans le jardin près du garage de la maison, un merle chantait le retour du joli printemps.
— Tu peux me dire où se situe ton coin favori ?
— En plein milieu du massif, environ dix kilomètres après le col, dans un beau cirque de montagnes, près du hameau du Montoz.
— Oh mais je connais ! C’est par là que nous avons fait un camp découverte avec la classe au mois de mai dernier. C’est effectivement un bel endroit, j’y ai de bien bons souvenirs. Il y a des morilles par-là ?
— Par là et ailleurs, mais il faut savoir où chercher.
— Il suffit de se promener en ouvrant les yeux, non ?
— C’est une méthode, mais c’est la plus aléatoire. Chaque espèce de champignon est liée à un environnement, une exposition, un moment de l’année, une certaine humidité et des conditions de température. Je te montrerai quand nous serons sur place.

Le grand-père et son petit-fils avançaient doucement sur un cheminement bordant un tout petit ruisseau bordé de frênes. Le bâton de Jean-Claude fouillait de temps en temps les feuilles mortes du dernier automne. Soudain il se baissa puis invita Valentin qui flânait une dizaine de mètres en arrière à venir voir.
— Il y en a trois belles ici, trouve-les avec tes bons yeux.
Valentin se baissa à son tour, souleva des feuilles, écarta du bâton la basse ramure d’un buisson bourgeonnant mais fit un bruit sceptique avec ses lèvres.
— Au pied de l’arbre, juste derrière la pierre, guida le grand-père.
— Ah oui, je les vois, on dirait de petites éponges marron.
— Oui, elles sont marron parce qu’elles sont jeunes, en mûrissant elles deviennent noires. Non, ne les cueille pas en tirant dessus, tu abîmes le mycélium, les racines si tu préfères. Prends ton couteau et coupe les pieds à ras du sol, proprement. C’est une des conditions pour qu’il continue à y en avoir.
— Compris Jean-Claude. Dis donc, celui qui marche derrière à moins de chances d’en trouver, non ?
— J’ai compris moi aussi. Passe devant mon garçon, sourit son grand-père.
Quelques mètres plus loin, Valentin s’accroupit, tendit une main devant lui puis brusquement se rejeta en arrière en pâlissant.
— Qu’est-ce qui t’arrive Valentin ?
— Là, là, des serpents !
— Du calme, un serpent n’attaque pas s’il n’est pas provoqué, voyons ça.
Trois serpents entremêlés posés sur un lit d’herbes sèches entre deux pierres ondulaient doucement.
— Ah oui, oui. Regarde bien Valentin, c’est assez rare de voir un tel phénomène. Il se produit uniquement à cette période de l’année quand l’air se réchauffe. C’est un nœud de vipères !
— Mais c’est très dangereux, leur piqûre est mortelle !
— Bah bah bah. Leur dangerosité est bien surfaite. Oublie tout ce qu’on a pu te raconter sur ces animaux. Veux-tu les prendre en photo ? Je m’éloigne un instant.
Pendant que Valentin, pas encore très rassuré, activait son smartphone, monsieur Valmont sortit son couteau de poche et, un peu plus loin, coupa une branche de noisetier sauvage au bout de laquelle il laissa une fourche en V avec des branches de deux centimètres.
— Tu as pris la photo ? Montre ? Prise de trop loin, on ne voit pas bien, prête-moi ton smartphone.
Sans geste brusque, le grand-père se rapprocha à un mètre du nœud de vipères, zooma légèrement et déclencha plusieurs fois l’appareil puis il s’éloigna toujours aussi doucement.
— Comme tu vois, elles ne m’ont pas attaqué. Elles sortent de l’hiver et se chauffent au soleil.
— Les vipères ne sont pas dangereuses selon toi ?
— Beaucoup moins qu’on le dit. D’abord, la vipère voit mal, elle est surtout sensible aux vibrations du sol et bien souvent se sauve avant que tu aies pu la voir. Tu peux être mordu si tu lui marches sur la queue par inadvertance, sinon tu ne risques rien.
— Mais si on est mordu, on peut mourir ?
— Les cas sont très rares. Il faut vraiment être affaibli ou multi allergique. Une guêpe est plus dangereuse qu’une vipère.
— Tout de même, je préfère les éviter.
— Je vais te montrer quelque chose Valentin. En temps ordinaire, je ne le ferais pas mais... Regarde bien.
De la main gauche, il enfila le bout de son bâton de marche au milieu des serpents entremêlés qui lentement se désunirent. Il approcha la baguette qu’il venait de tailler et, avec l’embout en V, coinça un reptile juste derrière la tête. La bête ondula fortement mais ne put s’échapper. Il attendit que les deux autres reptiles se soient éloignés, changea la baguette de main sans relâcher la pression puis il se baissa, saisit la vipère par la queue entre le pouce et d’index de sa main droite, souleva le bras, coude haut et enfin libéra l’animal en cessant la pression de son bâton fourchu. La vipère tenta de relever sa tête mais ne put la monter qu’au tiers de son corps.
— Jean-Claude, c’est extraordinaire ce que tu fais ! Je peux faire une photo ?
— Oui, si tu me promets de ne jamais la montrer à ta grand-mère. Beaucoup de femmes ont la phobie des serpents et Isabelle serait morte de peur. Cette panique irraisonnée doit remonter à la légende d’Adam et Eve !
Tu vois Valentin, une vipère tenue par la queue ne peut pas se redresser donc en aucun cas te mordre. En revanche, si j’avais fait ça avec une couleuvre, elle serait déjà enroulée autour de mon bras. Apprends à bien la reconnaître, remarque la tête triangulaire alors que celle de la couleuvre est ovale, la queue très courte au lieu d’être fuselée et les taches sur son dos, on dirait des empreintes de pneus de tracteur. Tu as bien vu ? Maintenant je vais lui rendre la liberté. Je la pose doucement et regarde, elle ne va pas m’attaquer mais au contraire s’enfuir dans son repère de pierres.
— Jean-Claude, tu m’as époustouflé !
— Trop de gens ont une peur irrationnelle des vipères, pourtant c’est un animal utile qui entre autres régule la population des mulots. Allez, continuons, nous ne sommes pas venus aux vipères mais aux morilles. Suis-moi vers ces haies de pierres jetées, en amont de la prairie là-haut, c’est un coin qui me semble propice.
— Un coin que tu connais depuis longtemps, n’est-ce pas ?
— Hé hé.
— Pourquoi des haies de pierres ?
— En fait, autrefois les paysans épierraient leurs prairies de fauchage pour éviter d’abîmer leurs faux. Ils rassemblaient les cailloux soit en monticules, soit en lignes comme tu peux voir. Tu peux commencer à chercher, choisis ta haie.

Après une heure de recherche dans les haies pierreuses ou poussaient l’aubépine et quelques frênes et épicéas, dans les coins de prairies où abondaient les coucous, violettes et les premiers orchis, panier à moitié plein pour Valentin, beaucoup plus lourd pour celui de son grand-père, ce dernier lui dit :
— Nous en avons largement assez maintenant, tu ne crois pas ?
— C’est toi qui décides, Jean-Claude.
— Il est à peine dix heures, tu veux continuer un peu la balade ?
— J’irais bien jusqu’à ce col, répondit Valentin en tendant le bras vers l’est.
— C’est le col du Villar, à une demi-heure de marche. Voyons... une demi-heure plus une autre demi-heure pour la descente et vingt minutes en voiture, nous serons à la maison avant midi. Allons-y.
Tout en suivant le large chemin encaillouté, curieux de tout, Valentin questionnait sans cesse son grand-père.
— Comment s’appelle cet arbre ? As-tu déjà escaladé cette montagne ? Les chalets du col sont-ils habités ? Quelle est cette jolie fleur bleue ? Il y a des edelweiss dans la région ? Cette eau est-elle potable ? Est-ce qu’on voit le lac du col ?
— Cet arbre est un plane, une sorte d’érable de montagne dont les graines font l’hélicoptère en tombant. Je suis allé au sommet de ce roc plusieurs fois, oui, il y a un sentier escarpé qui part du col et quelques passages vertigineux sur la fin, en haut une croix plus une plaque à la mémoire d’un alpiniste qui s’est tué en tombant de la falaise. Les chalets sont habités uniquement pendant l’estive. Cette fleur est un myosotis, les anglais l’appelle « forget me not » (ne m’oubliez pas), je ne te traduis pas, amusant, non ? Des edelweiss, il y en a mais peu, le terrain ne leur convient pas bien, en revanche nous avons des sabots de Venus et des lys martagon, superbes fleurs, protégées également. Les eaux qui courent en montagne sont presque toutes potables tant que les vaches ne sont pas dans les alpages. Oui, on voit le lac mais pas en entier, tu vas en juger par toi-même, nous sommes presque arrivés.
— Je n’ai pas pris de gourde, je peux boire au bassin ?
— Oui, tu peux. Prends aussi cette barre énergétique. Si tu veux faire des photos dépêche-toi, il est onze heures bientôt, il faut songer au retour.
— Tu connais un autre itinéraire pour la descente ?
— Nous pouvons longer la falaise jusqu’à l’aplomb de notre coin à morilles, de mémoire, il y a un cheminement de chasseurs.
— Faisons ça.
Après une dizaine de minutes de descente, Valentin soudain s’arrêta, intrigué par un petit éclat de soleil brillant au milieu d’un buisson d’arcosses. Il écarta les tiges couchées par la neige du dernier hiver et ramassa un bout de plastique bleu très foncé, en forme de coque, formant une mini-cuvette pleine d’eau. Un coup d’œil circulaire autour de ce bout plastique lui montra un objet bizarre qui lui sembla être un assemblage d’éléments électroniques. Il ramassa les deux choses, glissa le bout de plastique dans une poche de pantalon et le reste dans son panier à champignons.