Gilles et Valentin furent les premiers à sortir de la cantine ce jour-là. Pomme de leur dessert à la main, ils allèrent s’asseoir sur l’herbe fraîchement tondue entre les arbres séparant la petite piste d’athlétisme du reste de la cour de récréation. L’air limpide accentuait le relief des montagnes entourant le lac. Les feuilles nouvelles des peupliers bruissaient sous la caresse d’une brise légère.
— J’adore le printemps, c’est vraiment ma saison préférée. Quand il fait un temps comme ça, je me sens tout neuf, annonça Gilles.
— Personnellement, j’aime le printemps au printemps, l’été en été, l’automne en automne, compléta Valentin.
— Et en hiver ?
— En hiver, j’aime le printemps, répondit Valentin en sortant son opinel pour peler sa pomme.
— Pourquoi tu la pèles ? Moi je croque dedans directement, affirma Gilles en mordant dans son fruit.
— Mes parents et mes grands-parents m’ont conseillé d’éviter au maximum les pesticides, les produits de traitement et de conservation. Il paraît que la pomme est le fruit le plus traité en France, entre trente et quarante applications de produits chimiques ! Les pommes que mes parents cultivent bio là-bas en Australie sont toutes flétries au printemps ; celles-ci sont au contraire parfaitement lisses, donc je pèle.
— Tu as peut-être raison. Pour changer de sujet, il en est où le père Lemoine ?
— Un peu de respect pour les défenseurs de l’ordre public, rit Valentin. J’ai reçu un coup de fil de lui hier, j’allais t’en parler. Il m’a dit en gros que le parapentiste a été identifié comme étant bien un certain Delaune Damien, ils ont retrouvé ses papiers. Son décès, dû aux suites d’une fracture du crâne, remonterait au minimum à cinq mois, neuf mois au maximum. Ils ne peuvent pas être plus précis dans leur datation parce que le corps est resté longtemps dans la neige ce qui a retardé le processus naturel de décomposition. Ils pensent que le décès est accidentel sans pouvoir exclure totalement un acte criminel. Voilà où ils en sont et le dossier va être classé.
— Donc fin aussi de notre enquête.
— Je n’en suis pas si sûr, grâce aux fadettes interdites, je connais la date approximative du décès de cet homme puisque le dernier appel émis par le téléphone est daté du 30 août 2018. Sans te commander, peux-tu allumer ton appareil et chercher sur internet les archives météo d’août et de septembre 2018 pour notre région.
— Pas de problème Val... Attends un peu... Voilà, il y a plusieurs sites d’archives, regarde, lequel je prends ?
— Prends celui-ci, historique météo.
— D’ac, je navigue dans le site... Voilà 2018... Voilà le mois d’août. Tiens prends mon phone et cherche ce que tu veux.
— OK. Voyons, météo par jour, le 30 beau temps ; le 31 nuageux puis beau. Ah, je m’en doutais, c’est ce que je cherchais à confirmer. Le 31 août 2018 il est noté nuageux le matin, beau en milieu de journée et en fin d’après-midi « foyers orageux à proximité ». Je crois mon cher Watson que nous avons trouvé la solution de l’énigme !
— Raconte.
— Ce monsieur, amateur de parapente, voulais faire un vol ce jour-là. Le matin n’est pas propice à cause des nuages, à midi le ciel s’éclaircissant, il décide d’y aller. Il s’envole d’une aire de décollage côté rive est, traverse le lac à une altitude de 1700 ou 1800 mètres, passe au-dessus du col du Villar et là il s’aperçoit que l’orage menace sur le massif. Il tente un demi-tour pour retraverser mais là arrive le grand coup de vent qui précède toujours l’orage. Il prend la rafale dans le dos, ce qui l’empêche de s’élever suffisamment et il se trouve violemment plaqué contre le haut de la falaise, sa tête heurte le roc. Dans le choc, son téléphone s’échappe de sa poche, tombe et se brise. Il a dû se faire traîner par sa voile et se retrouver là-haut sur la plateforme que nous connaissons. Privé de son moyen d’appeler, blessé et commotionné, il cherche à se mettre à l’abri de l’orage, trouve la faille que tu as explorée et s’y réfugie avec son parapente pour s’envelopper et se protéger du froid, de la pluie, voire de la grêle. Blessé à la tête, il est possible qu’il se soit trouvé dans l’incapacité de ressortir de son trou ou même qu’il ait sombré dans l’inconscience et ne se soit jamais réveillé.
— Se réfugier dans une faille contenant de la neige pour se réchauffer, ton raisonnement présente une faille lui aussi.
— Tu es marrant quand tu veux mais pas assez logique. Fin août, toute trace de neige a disparu à cette altitude, voyons !
— Ah oui, donc effectivement, ce doit être ça. Pauvre homme. Enfin, c’est le destin, on n’y peut rien. Tu vas encore épater le père Lemoine quand tu lui diras tes conclusions. Mon enquête a été plus facile que la tienne, j’ai décrit à Lucie l’oiseau qui m’a tant fait peur quand on escaladait la cheminée-couloir du roc et elle est formelle, c’est un aigle royal. Dans tout le massif, il n’y en a que sept couples et en voir un d’aussi près, c’est exceptionnel !
— Un aigle royal ! Très impressionnant. Ah, tiens voici le prof de sciences qui arrive à la grille d’entrée. Je ne savais pas que Jocrisse fumait. Il devrait pourtant connaître les dangers du tabac.
En passant près d’eux, le professeur marqua un temps d’arrêt, fronça les sourcils, ouvrit la bouche pour parler mais se ravisa et continua son chemin. Les deux amis se regardèrent, un peu étonnés.
— Il est bizarre, tu ne trouves pas ? fit Gilles amusé quand le professeur se fut éloigné.
— Je crois qu’il a regardé nos trognons de pommes, observa Valentin. Allez Gilles, c’est l’heure.
— J’ai moins envie de travailler quand il fait un temps comme ça mais bon, quand il faut y aller, il faut y aller, soupira Gilles en ramassant leurs déchets de pommes qu’il jeta dans une poubelle de la cour de récréation.