Charles-Henri Dubois de la Capelle se dirigea vers le bureau de la professeure de français, madame Blanchin, dès la sonnerie annonçant la fin du cours.
— Madame, avant que nous sortions, pouvez-vous m'autoriser à m'adresser à la classe ?
— Je n'y vois pas d'inconvénient mais je n'ai pas le temps de rester, je suis très occupée.
— Ce n'est pas nécessaire.
— Tu seras responsable en cas de chahut ou de dégradations.
— D'accord. J'en ai pour deux minutes, nous sortirons ensuite dans le calme et je vous rapporterai la clé de la classe en salle des professeurs.
— Bien, je vais te faire confiance. Restez assis, votre camarade Charles-Henri désire vous parler.
— Merci madame, tout va bien se passer.
— Écoutez-moi tous ! Samedi, c'est le premier jour des congés de Toussaint et coïncidence, c'est également celui de mon anniversaire, je vais avoir quatorze ans. À cette occasion, j'aimerais vous inviter à la petite fête que j'ai l'intention de donner.
— Qui ? Nous tous ? s'étonna Morgane.
— Oui, absolument.
— Même eux ? fit Tony en désignant Valentin du menton.
— J'invite tout le monde, toute la classe. Ça se passera à la villa à partir de quatorze heures. Il y aura à boire et à grignoter, on pourra jouer, discuter, écouter de la musique, danser. Si vous aimez particulièrement une musique, amenez la en mp3 ou sur CD. C'est tout ce que j'avais à vous dire, on sort maintenant.
À l'inverse des autres élèves, Valentin resta à sa place, Gilles vint se placer à côté de lui, ce que voyant, Florian rebroussa chemin et vint les rejoindre. Valentin regarda Charles-Henri dans les yeux, fixement, sans rien dire.
— Il n'y a pas de piège, Valentin, vous serez les bienvenus comme les autres.
Devant le silence persistant de ses vis à vis, il ajouta :
— Je vous en donne ma parole.
Valentin se leva, fit un signe d'acquiescement de la tête et sortit, suivi de ses deux amis.
Regroupés dans leur coin de la cour de récréation, encore étonnés de la proposition de leur ennemi, tous les copains de Valentin avaient un air dubitatif. Gilles le premier prit la parole.
— C'est tout de même étrange d'inviter tout le monde ! Quoi qu'il en dise, je crains un piège.
— Je pense comme toi, appuya Florian, surtout après ce qu'il a fait à Val.
— Moi aussi je suis d'accord avec vous. En plus, je ne sais pas si je pourrais résister à l'envie de baffer cette salope d'Océane, déclara Pauline.
— Et moi de rentrer dans le mou de Clébar, ajouta Olivier.
— Qu'est-ce qu'on fait, on vote ? suggéra Mathilde.
— Ton avis Val ? C'est quand même toi qui en a le plus bavé à cause de lui, dit Amandine.
Après un silence non prémédité, Valentin se décida.
— Écoutez-moi les amis, premier point, nous sommes douze soit presque le moitié de la classe et parmi nous, il y a les plus costauds Florian, Olivier, Quentin... donc je ne crois pas à un piège de ce côté là.
— Tu peux aussi te mettre dans les costauds. Même si tu es épais comme un manche à balai, tu sais te battre, coupa Gilles.
— Si tu veux, continua Valentin avec un sourire. Deuxième point, je dois vous dire que j'ai eu très récemment une discussion avec le père de Machin Truc de la Haute, oui, celui que nous avons copieusement arrosé cet été sur le ponton devant leur villa. Cet homme semble avoir compris deux choses : un, que nous ne sommes pas les voyous qu'il pensait et deux que son illustre rejeton n'est pas blanc-bleu comme il le croyait. Il sait tout de mon agression et il a sérieusement recadré son fils qui marche maintenant sur une corde raide. Je pense que cette invitation globale vise à effacer beaucoup de malentendus. Je suis donc d'avis que nous acceptions, du moins ceux qui seront libres ce jour là. Il faut mettre fin à cette guerre idiote entre la bande à Thénardier et nous.
— Je veux bien tenter le coup, dit Olivier mais gare à eux s'ils dérapent !
— Qu'est-ce que vous en pensez vous autres ? reprit Valentin, y en a-t-il qui ne pourront ou ne voudront pas venir ? Non ? Et bien je propose qu'on se retrouve samedi au port à quatorze heures.
— Lui faisons-nous quand même un cadeau ? demanda Mathilde.
— Il a tout ce qu'il lui faut, l'argent lui déborde des poches, réfuta Amandine.
— Il y a bien quelque chose qu'il n'a pas, dit Margot.
Onze regards se tournèrent vers la jeune fille qui rougit de confusion.
— C'est quoi ton idée ? s'enquit Bouboule.
— Une sorte de traité de paix, par exemple un tee-shirt avec « Pour la paix, bon anniversaire » et signé par nous tous ou alors un livre avec le même message et toutes nos signatures sur la première page.
— Mais je trouve que c'est une excellente idée ça Margot ! s'exclama Pauline. Vous êtes je pense tous d'accord, ajouta-t-elle s'adressant au groupe. Bon, si tu veux bien Margot, retrouvons à quatre heures et demie devant la librairie. Je passerai d'abord chez moi prendre de l'argent et on partagera le prix entre nous tous ensuite. On signera le bouquin demain à la récré.
À une semaine de la Toussaint, une période d'étrange douceur s'était installée depuis deux jours sur la France. Le soleil brillait dans un ciel sans nuage. L'air léger était immobile, les sons atténués, les promeneurs du bord du lac déambulaient en vêtements d'été. Quand Valentin arriva au niveau du port, ils étaient déjà neuf à attendre. Seules manquaient encore Pauline et Margot. Celles-ci arrivèrent à deux heures un quart, à deux sur le VTC de Pauline. Valentin songea qu'il leur faudrait trouver une bicyclette pour Margot. Bien intégrée maintenant, elle devait souffrir d'être dépendante pour ses longs déplacements.
— Attachons nos vélos ici et continuons à pied, ce n'est pas très loin, dit-il en prenant la tête de la petite expédition.
En arrivant au niveau de la demeure des Dubois, il remarqua que la villa voisine avait rouvert ses volets, fermés depuis la fin de la saison touristique. « Ils ont raison de revenir ceux-là », se dit-il, « la région est tellement agréable maintenant ».
Arrivé devant la demeure des Dubois de la Capelle, sans hésiter une seconde, Valentin grimpa en deux enjambées les cinq marches du perron et actionna la clarine servant de sonnette. Bizarrement, ce fut la grosse Morgane qui vint ouvrir. Elle resta sur le seuil, obstruant le passage, un sourire narquois sur le visage. Valentin l'écarta du bras sans trop de ménagements, l'obligeant à faire deux pas de côté pour retrouver son équilibre.
— Tu ne veux pas qu'on règle un péage en plus ! rigola-t-il.
Négligeant celle qui devait les accueillir, suivi par toute son équipe qui regardait partout avec des yeux étonnés par un tel luxe, Valentin se dirigea vers l'endroit d'où venait un brouhaha de conversations. Ils pénétrèrent dans un magnifique grand salon au milieu duquel Charles-Henri présentait avec fierté les appareils High Tech surdimensionnés de ce séjour de riches. Là l'énorme téléviseur incurvé à côté d'un système de son spatial, ici le récepteur Bluetooth commandant les appareils, plus loin le système stroboscopique et le système de lumières, là encore la collection de DVD 3d... Charles-Henri arrêta son exposé en voyant Valentin et ses amis. Il laissa les entrants se familiariser avec le lieu, visiblement satisfait de l'effet produit par le luxe du salon, puis il reprit :
— Bonjour à vous tous, certains ici ne me croient peut-être pas encore mais vous êtes tous les bienvenus chez moi. Je veux aujourd'hui qu'on oublie le passé, les disputes, les rancœurs. C'est un jour spécial pour moi et je souhaite que tout le monde se régale et se divertisse. Il y a sur la table là-bas de quoi boire : du coca, des sodas, des jus fruits, de la limonade, de l'eau pétillante et de quoi manger : des gâteaux, des fruits secs, des bonbons, des fruits. S'il y a une musique que vous aimez particulièrement, vous pouvez synchroniser votre smartphone avec le système de quadriphonie. Mes parents se sont volontairement absentés jusqu'à dix heures ce soir et les voisins sont loin. On peut rire, chanter, faire du bruit sans se retenir, je veux que mon anniversaire soit inoubliable. Allez, amusez-vous.
— Attends Charles-Henri, on doit d'abord te donner ton cadeau dit Océane en lui tendant un paquet enrubanné. Tiens, de la part de TON équipe.
— Merci beaucoup dit Charles-Henri en appuyant deux bises sur les joues d'Océane, qu'est-ce que c'est ? Oh, Harry Potter, l'Intégrale en 11 disques Blu-ray, super, merci à vous.
— Laisse Pauline y aller, murmura Olivier à Margot.
— Vas-y Pauline, donne lui, dit Margot en lui glissant les anses du sac cadeau dans la main.
Pauline s'avança, tendit à Charles-Henri une poche en papier cartonné décorée par des serpentins de couleur.
— De la part... des autres, dit-elle avec un sourire ironique à l'intention d'Océane.
— Merci beaucoup, je ne m'attendais pas... C'est lourd, de quoi s'agit-il ? Des livres... Le Comte de Monte-Cristo en cinq volumes aux éditions Nelson. Très très bien, mon père adore cette collection et moi j'ai commencé à en lire, ces livres sont, parait-il, de plus en plus difficiles à trouver, merci vraiment, je lirai ceux-ci en priorité.
— Ils sont d'occasion parce que cette collection n'est plus publiée depuis longtemps, mais en excellent état comme tu peux voir.
— Ils te sont dédicacés sur la première page du premier volume, annonça Margot.
— Voyons donc : « Pour l'anniversaire de Charles Henri en gage de paix. » Et c'est signé par vous tous. Je ne sais pas quoi dire, merci beaucoup. Je te fais aussi la bise, Pauline. Allez, la fête commence !
— Tiens, j'ai une compil de rap, dit Tony en tendant un CD, le rap, c'est super vous allez voir.
Dès les premières paroles en anglais, Tony se mit à marquer le tempo de l'artiste en rythmant les paroles d'un balancement continu du buste, mollement imité par Clément et Romuald.
— Vous comprenez ce qu'il dit votre chanteur ? ironisa Valentin.
— On s'en fout, c'est du rap ! riposta Tony.
— Alors tant mieux pour vous.
— Et toi, tu as encore des vieilleries à nous proposer comme l'an dernier ? s'amusa Tony en prenant le reste de la classe à témoin.
— Plus tard ! Dis-moi, Charles-Henri, tu peux synchroniser mon iPhone ?
— Pas de problème, active le Bluetooth. Voilà, c'est fait. Ce sera quand tu voudras.
— Après les mélodies américaines de Thén... de Tony, rien ne presse.
Valentin occupa le temps des psalmodies du CD de Tony à passer en revue tous les terminaux high tech de la famille Dubois de la Capelle. D'abord admiratif et, bien que cela ne lui ressemblât pas, un peu envieux malgré tout, il se prit ensuite à raisonner. « Qu'ont-ils de plus que moi ces gens ? Presque tout ce qu'ils obtiennent avec leur artillerie lourde, je peux l'avoir dans l'intimité avec mon iPhone. Pas besoin de tout cela pour apprécier le son et l'image... Dès que le CD de Tony sera terminé, je lancerai un slow du temps de mon grand-père, sans leur dire l'année de création. Je peux même leur laisser croire que c'est tout nouveau. Oui, mais il va falloir d'abord créer l'ambiance propice »
Il se dirigea vers Charles-Henri qui passait de l'un à l'autre mais attendit que ce dernier lui adresse la parole.
— Tu veux quelque chose Valentin ?
— Est-ce que ta super installation te permet d'obtenir la pénombre et de créer l'ambiance spots de lumière ?
— Mais bien entendu, je peux également activer les lampes de lumière noire, tu verras, c'est magique, on ne voit plus que ce qui est blanc !
— Est-ce que le signal de mon iPhone est prioritaire après le CD ?
— J'ai la télécommande dans ma poche, dès que tu me feras signe, ce sera à toi de lancer le morceau que tu souhaites. Tu veux d'abord le micro ?
— Après peut-être.
— Qu'est-ce que tu vas jouer ?
— Un slow que j'aime beaucoup. Je suis curieux de voir les réactions des copains... et des autres.
— C'est bon, top pour toi.
— OK, pénombre !
Charles-Henri déclencha l'abaissement automatique des volets des fenêtres.
— Lumière !
Deux spots orientés vers le centre de la pièce firent ressortir le clair des habits des présents. Valentin toucha la mini-flèche de son application musique pour lancer la chanson qu'il avait présélectionnée.
Oh, oh! my love, my darling, (Oh, oh ! Mon amour, ma chérie,)
I hunger for your touch. (j'ai faim de ton contact.)
A long lonely time, (Si longtemps tout seul)
And time goes by, so slowly… (et le temps passe si lentement...)
Un à un les couples d'adolescents se formèrent, certains sans surprise, Olivier et Margot, Lucie et Gilles, d'autres plus improbables, Marion et Quentin, Romuald et Morgane. Amandine vint vers Valentin. Sans rien dire elle le tira par le bras et, contre lui, se mit à danser au rythme envoûtant de la sublime musique et des taches de lumière violette sur les murs et les danseurs. Valentin suivit, d'abord un peu maladroitement puis les yeux fermés se laissa guider jusqu'au bout de l'enregistrement.
Quand Charles-Henri refit la lumière, un long silence régna, les couples désenlacés ne se séparaient pas.
— Qui est-ce qui a trouvé cette musique ? demanda Marion.
Sans parler, Charles-Henri désigna Valentin.
— C'est un nouveau groupe ? Je ne connais pas cette chanson, elle est super, comment s'appelle le chanteur ?
— Righteous brothers.
— Connais pas. Et c'est quoi le titre ?
— Unchained melody.
— Qu'est-ce que ça veut dire ?
— Demande à Tony, il comprends l'anglais dans le texte du rap, il va te traduire.
Mathilde se dirigea vers Valentin et lui murmura à l'oreille :
— Arrête Val, tu nous as enchantés avec ta musique, il ne faut pas tout gâcher maintenant par une dispute inutile.
Valentin acquiesça de la tête avec un sourire crispé. Mathilde la sérieuse avait raison, ce n'était ni le lieu ni le moment.
— Tu en as d'autres comme ça ? demanda Anaïs Gay toujours près d'Alexis Mercier, son danseur.
— Je ne veux pas accaparer la sono. Tout à l'heure peut-être, redemande-moi.
Pauline vint au près de Valentin et le questionna à voix basse :
— Clément veut m'inviter pour le prochain slow, tu crois que j'accepte ?
— Nous sommes tous libres ma belle, une danse, ce n'est pas s'engager et je te sais de taille à poser des limites.
— Oui, je vais voir. Dans leur équipe, c'est Romuald qui me déplaît le moins.
— Écoute Pauline, à mon avis c'est plutôt bien de danser avec ceux de l'autre camp. Quand je te ferai signe, va te poster près de lui. Il te préférera à Morgane, c'est sûr. Je te laisse, Bouboule m'appelle.
— Qu'est-ce qu'il y a mon vieux ?
— Super ta musique, complimenta Pascal. Jamais entendu parler de ces chanteurs, ils sont nouveaux ?
— La chanson date de 1955 et le duo Righteous brothers l'a interprété dix ans plus tard mais chut, l'oublié vaut le neuf. Mes vieilleries comme dit le Tony peuvent passer pour des nouveautés cinquante ans plus tard.
— C'est la première fois que je danse, et avec Eva en plus ! C'était extra, j'en veux encore. Merci Valentin. Je te laisse, il me semble que Charles-Henri veut te parler.
— Tu pourras repasser ta chanson ? J'ai envie de danser avec Amandine.
— J'en ai d'autres, attends, je t'en programme une. Quand tu veux.
Les volets se baissèrent et les spots de lumière balayèrent à nouveau l'assemblée. Valentin tâtonna son smartphone dans la poche pectorale de son blouson et la sono diffusa son deuxième enregistrement.
Océane vint rapidement au devant de lui et lui chuchota : « je veux danser avec toi pour me faire pardonner. » Sans attendre de permission, elle attacha ses mains autour du cou de Valentin qui ne put que mettre les siennes derrière la taille de la jeune fille.
When a man loves a woman (Quand un homme aime une femme)
Can't keep his mind on nothing else... (Il ne pense qu'à elle...)
Personne ne parlait, seul le bruit feutré des pieds des danseurs sur le parquet rythmait la mélodie. Quand Valentin dansant passa près de Pascal et Eva, il murmura « Percy Sledge, 1966 »
— Que dis-tu ? souffla Océane dans son oreille.
— Rien d'important, un code entre nous pour dire que tout va bien.
— Vous avez des codes bizarres.
Quand la danse s'acheva, Tony qui s'impatientait près du buffet interpella son hôte.
— Dis-donc Charles-Henri, on s'endort, tu nous trouves quelque chose qui bouge, du chicken, du virgin ou du pok pok.
Une vague de protestations émana des danseurs.
« T'es fou ! C'était trop bien ! On ne sait pas danser tes trucs. Tu en as encore Valentin ? »
— Oui, mais si Tony veut d'abord nous faire une démonstration de pok pok, il en faut pour tous les goûts.
— OK dit Charles-Henri, envoie ton CD Tony.
Laissant les quelques amateurs s'agiter au milieu du grand salon sous les regards amusés des autres, Valentin se dirigea vers la fenêtre en rotonde donnant sur le lac. Le soleil illuminait encore les plus hauts sommets , la pénombre gagnait les rives. Face à une trouée dans les roseaux, une silhouette se dessinait, gracile, délicate, habillée d'une jupe rouge et d'un gilet blanc, ses longs cheveux blonds retombaient en boucles anglaises. Longuement Valentin contempla le spectacle romantique, s'isolant mentalement de la musique tonitruante, une étrange sensation pénétrant son corps.
Quand la bruyante musique cessa, beaucoup se tournèrent vers lui : Valentin ? Valentin ? Tu nous remets tes chansons à danser ? Perdu dans son rêve, Valentin ne réagit pas. Il se voyait au bord de l'eau, à côté de la jolie silhouette, imaginait son visage...
— Valentin, tu rêves ? Ça va ?
Gilles venait de lui toucher l'épaule. Il se retourna et, pour ne pas laisser deviner la raison de son absence, s'avança à l'intérieur du grand salon.
— C'est au tour de ta musique mon vieux, on se régale d'avance, lui dit Olivier toujours près de Margot.
— Tu en as d'autres, j'espère, sinon tu nous remets les mêmes. Lucie adore et moi aussi, lui dit Gilles.
Valentin sortit son iPhone et, après un double signe expressif à Charles-Henri pour les volets et la lumière, il programma « Only you » par les Platters. Margot délaissa Olivier le temps de la danse pour inviter Valentin. Il n'échangèrent pas un mot. Encore un peu malhabile, il se laissait guider par la souple jeune fille. Le morceau terminé, ils se remercièrent par un sourire alors que l'air suivant, « Destiny » chanté par Richard Sanderson succédait aux Platers. Valentin se dirigea vers Mathilde qui d'abord prétexta son manque d'expérience pour refuser avant de céder devant son insistance. Quand la danse fut terminée, Valentin complimenta sa cavalière.
— Tu es bien meilleure que tu le dis et en tout cas bien meilleure que moi. Flûte, encore Tony qui s'agite avec son CD de rap.
— Tu n'es pas obligé d'aimer ça, Valentin. Considère quand même que ce n'est pas notre fête mais celle de Charles-Henri, c'est lui qui décide.
— Tu as raison, comme toujours. Je vais en profiter pour sortir respirer un peu.
Discrètement il sortit du grand salon, se dirigea vers la porte d'entrée, passa sur le perron et ferma sans bruit derrière lui.
Le soleil venait de quitter la plus haute montagne dont les rochers prenaient maintenant une délicate couleur violine, le lac s'était encore assombri, un léger courant d'air courbait doucement les pointes plumeuses des roseaux.
Toujours au bord de l'eau, l'exquise silhouette exécuta comme à regret un lent demi-tour et se dirigea vers le portail de la villa voisine. Valentin sortit de la propriété et se dirigea vers la jeune fille, le cœur battant à tout rompre. À trois mètres, il s'arrêta, elle fit de même. D'adorables yeux bleus pleins de lumière, un visage très pâle, des pommettes avivées par un début de fraîcheur du vent, le rouge sombre de sa jupe contrastant avec le gilet blanc posé sur les épaules. Valentin était subjugué. Il vivait un rêve, tout avait disparu qui n'était pas cette jeune fille face à lui. Il se sentit pris d'un vertige, eut l'impression qu'il allait tomber, une onde chaude l'envahit, il ressentit une énorme envie de l'avoir pour lui, rien qu'à lui mais il ne pouvait rien faire, rien dire, il avait l'impression d'être stupide face à une créature de rêve.
— Bonsoir, c'est chez vous cette musique ?
— Heu... non. Heu bonsoir... Oui je crois...
— Là c'était « Destiny » par Richard Sanderson avant c'étaient les Platters, « Only you », j'adore.
— Vous connaissez les Platters ?
— Oui et et encore avant il y a eu « Enchained melody » et « When a man loves a woman », ajouta-t-elle en rosissant adorablement.
— Je croyais être le seul à connaître et apprécier ces anciennes mélodies.
— Donc c'est vous qui les diffusez ?
— Oui, en quelque sorte, mais ce n'est pas chez moi ici, c'est la villa d'un camarade de classe qui fête ses quatorze ans. Chacun pouvait venir avec sa musique pour danser. Je m'appelle Valentin.
— Et moi Emily, avec un y. J'aimerais pouvoir danser sur ces musiques qui rentrent complètement dans la tête et le cœur.
— Je peux vous faire inviter...
— Oh, non, mes parents ne seraient pas d'accord. Et puis ce qui passe en ce moment, je n'aime pas du tout.
— J'ai d'autres jolies chansons dans mon smartphone, nous pouvons danser ici alors...
— Oh non, mes parents pourraient nous voir.
— Un peu plus loin sur le chemin, au bord de l'eau ?
— Je veux bien, mais pas longtemps, il va faire nuit et je vais devoir hélas rentrer.
— Quatre minutes, une chanson rien que pour vous, venez.
Valentin prit la main de sa nouvelle connaissance, une onde de bonheur l'envahit quand il sentit les petits doigts frais serrer les siens. Il l’entraîna près d'une toute petite plage hors de la vue des deux villas, sortit son smartphone, régla le son à mi-puissance, activa sa chanson et remit l'appareil dans sa poche de tee-shirt. Dès les premières notes, elle murmura « A whiter shade of pale » de Procol Harum, j'adore.
— Tu sais ce que ça veut dire ?
— « Une nuance de blanc plus pâle », traduisit la jeune fille.
— Cela te convient si bien Emily. Tu connais l'anglais ?
Elle se contenta de sourire ouvrit les bras et fit face à Valentin qui lui prit la taille.
Ce furent les quatre minutes les plus heureuses de sa jeune vie. Leurs pieds se soulevant à peine faisaient doucement crisser les graviers de la plage, les montagnes se découpaient en silhouette sur le ciel un peu plus clair. La musique sortant de la poche de poitrine de Valentin ne semblait faite que pour eux seuls, unissant leurs deux cœurs tout neufs. Quand le morceau s'acheva, il plongea ses yeux dans ceux de la jeune fille qui sourit légèrement. Une pulsion lui fit poser ses lèvres sur les siennes, juste un léger contact qui les fit tous deux frissonner.
— Emily, ho ho, où es-tu ? Il faut rentrer ! cria une voix féminine.
— J'arrive ! répondit-elle à haute voix avant de reprendre tout bas, c'est ma mère, je dois y aller.
— Dis, on se reverra n'est-ce pas ?
— Je ne sais pas, nous repartons demain. Oh, j'aimerais mais cela ne va pas être possible.
— Attends, demain avant de partir, viens regarder sur une planche de la palissade près de ton portail, j'inscrirai à la craie mon numéro de portable avec la lettre V devant pour que tu sois sûre que c'est moi. Au revoir Emily, j'ai adoré ce moment. Tu m'appelleras n'est-ce pas ?
Quand elle eut disparu, une immense navrance s'installa dans son cœur trop plein d'un si soudain amour. Il retourna vers la villa, s’assit sur les marches du perron, les yeux dans le noir de la nuit tombée. Des larmes de bonheur et de frustration coulèrent sur ses joues. Il ne savait pas encore qu'une joie aussi profonde puisse rendre malheureux. « Emily mon amour, se murmura-t-il dans le secret de son cœur, personne ne te remplacera jamais. »