La porte d'entrée de la villa des Dubois de la Capelle grinça légèrement lorsque Gilles l'ouvrit. La lampe du perron commandée par un détecteur de mouvement s'alluma, inondant les environs de la lumière crue des spots à leds.
— Valentin ? Ah, Valentin tu es là. Que fais-tu comme ça tout seul ?
Assis sur la marche du bas de l'escalier en ciment carrelé, ramené à la réalité par la présence de son ami, Valentin hésita avant de répondre un banal « Je prenais l'air. »
— Les copains veulent que tu nous remettes ta musique, ils en ont marre du rap et du pok-pok de Tony, ils veulent encore danser.
— Rentre. J'arrive dans cinq minutes, besoin de marcher.
— Ça ne va pas ? Tu veux que je vienne avec toi ?
— Non, c'est bon, j'arrive bientôt, tout va bien.
Pour couper court à la sollicitude de son ami, il se leva et se dirigea vers le petit portail qui de la pelouse de la villa donnait accès au chemin du tour du lac. La nuit était presque tombée. Un reste de phosphorescence des sommets des montagnes se reflétant dans le lac permettait de distinguer le chemin de promenade. Valentin s'y engagea sans but précis, juste le besoin d'être seul et de penser, de remettre de l'ordre dans son esprit chamboulé par les derniers évènements.
Charles-Henri Dubois de la Capelle, camarade de classe mais fortement son ennemi jusque là, qui décide de faire la paix et invite toute la classe de quatrième C à son anniversaire dans la villa de ses parents. Une majorité de la classe qui plébiscite les vieilles chansons de Valentin enregistrées en mp3 dans son iPhone : des slows, des blues, l'idéal pour commencer à danser en couple. Et puis l'apparition de cette fille près du lac, le flash entre elle et lui, le bonheur d'une danse improbable au bord de l'eau et immédiatement après la cruelle séparation...
Emily, Emily comment ? « Je ne sais rien d'elle et pourtant je sens qu'elle est tout pour moi.
Si ! Je sais qu'elle aime la même musique que moi ! C'est incroyable qu'elle connaisse ces titres et leurs interprètes oubliés depuis cinquante ans. Il n'y a pas un jeune sur cent qui ait déjà écouté ces chansons. Elle a su traduire les titres anglais donc elle s'y est vraiment intéressée ou alors elle parle couramment la langue. Emily, avec un Y avait-elle précisé, serait-elle anglaise ? Ils ont peu parlé mais il n'a remarqué aucun accent caractéristique dans sa bouche… Sa bouche aux lèvres si délicates qu'il a osé effleurer des siennes sans qu'elle se dérobe, il en frissonne encore. Elle est blonde, de ce blond léger des filles du nord, ses yeux sont bleus, d'un bleu très clair, son teint d'une nuance de blanc très pale comme dit le titre de la chanson sur laquelle ils ont dansé au bord de l'eau « a whiter shade of pale ». Personne à notre époque n'est capable de comprendre le sens de ce titre, elle si ! Elle doit avoir une origine anglaise, ce n'est pas possible autrement ! »
Ils ne se connaissaient pas, ils ne s'étaient jamais vus et pourtant elle avait immédiatement accepté de danser avec lui, la seule danse que Valentin connaissait, simplement initié une heure auparavant par son amie Amandine. Un slow parmi les quelques vieilles chansons des années 1950 – 1960, les slows les plus connus, les plus appréciés, qu'il avait enregistrés et placés dans son smartphone pour les diffuser sur le système audio sophistiqué de Charles-Henri.
Que faisait-elle en ce moment ? Emily... Était-elle triste de son absence comme il l'était de la sienne ?
Valentin se rappela la discussion qu'il avait eue avec son grand-père après sa brève aventure l'an dernier avec Océane.
— Yanco, comment sait-on qu'on est amoureux d'une fille ?
— On ne le sait pas, on l'est. Tout se passe en dehors de la raison. Quand tu la vois, tu te dis « c'est elle ! » et si au même moment, elle se dit « c'est lui ! » alors on appelle cela un coup de foudre réciproque.
— Faut-il qu'une fille soit jolie pour tomber amoureux d'elle ?
— Quand tu tombes amoureux d'une fille, elle est toujours jolie pour toi.
— Qu'est-ce qu'il faut faire pour garder une fille ?
— Rien ! Il ne faut pas forcer sa nature ni essayer de paraître ce qu'on n'est pas. Inspirer confiance à l'autre en étant soi-même et avoir confiance en l'autre, c'est cela qui compte.
— Oui, cela me parait-être une bonne chose, merci Yanco, ton expérience m'est précieuse.
— Valentin, tu m'épates ! Tu es un des rares garçons capable d'accepter et de profiter des conseils des anciens.
— C'est parce que j'ai confiance en toi, Yanco, je sais reconnaître ceux qui me veulent du bien.
Emily... Il faut à tout prix que je garde contact avec elle. Tout d'abord il faut que je lui communiquer mon numéro de portable comme je le lui ai dit. Pour ça, il me faut un morceau de craie, je vais demander à Charles-Henri.
— Valentin ! Oh, Valentin ? cria une voix puissante depuis le perron de la villa.
« Ça c'est Florian, se dit-il, il faut que je rentre, ils ont besoin de moi, ou plutôt de mon iPhone et de sa musique. »
— J'arrive ! articula-t-il.
— Qu'est-ce que tu fais dehors, tu n'aimes pas la fête de Charles-Henri ? C'est du top pourtant ! Les filles te réclament et Marine a encore envie de danser avec moi.
— Marine ? Tiens tiens !
— Ben oui, finalement elle est très bien cette fille.
— Reste quand même lucide, elle n'est pas de notre camp, rappelle-toi. Et ce que fille veut...
— Oui, t’inquiète. Viens, tout le monde ou presque veut ta musique.
Quand les deux amis poussèrent la porte du grand salon, un « Ah » de satisfaction salua leur entrée. Valentin se dirigea immédiatement vers Charles-Henri.
— Aurais-tu un morceau de craie blanche à me donner ?
— Ben, je ne crois pas que nous ayons ça ici. Tu nous re-balances tes chansons, j'ai envie de danser encore avec Amandine.
— Pas de craie, pas de musique.
— Mais qu'est-ce que tu veux en faire ?
— C'est mon problème.
— Si c'est pour écrire, va derrière la villa, tu verras une échelle couchée contre le mur et à côté tu trouveras des morceaux du plâtre de la rénovation des chambres.
— OK, alors musique, envoie la lumière noire.
Valentin manipula son smartphone quelques instants puis la chaîne hi-fi sophistiquée recommença la diffusion de l'ancien tube planétaire « Enchained melody ». Profitant de l'obscurité relative, il déposa son smartphone près du récepteur Bluetooth puis avisa Gilles déjà en train de danser avec Lucie.
— Passe-moi ton téléphone deux minutes lui murmura-t-il dans l'oreille.
Sans répondre mais sans hésiter tant était grande la confiance mutuelle des deux amis, Gilles lui tendit son appareil. Évitant Océane qui se dirigeait vers lui, il ouvrit la porte du salon, passa dans le vestibule puis ressortit, aussitôt inondé de lumière. Il s'éloigna, regagna l'ombre complice, fit le tour de la villa et alluma la lampe du smartphone de son ami.
Un petit tas de gravats dans lequel se détachaient quelques taches blanches attira son attention. Valentin se baissa, constata qu'il s'agissait bien de plâtre de démolition, en ramassa un morceau et, lampe éteinte, se dirigea vers le petit portail puis vers la villa voisine. Il resta un instant immobile à épier les fenêtres éclairées, l'oreille à l’affût du moindre bruit pouvant provenir du chemin. Assuré que personne ne pouvait le voir, il traça au plâtre friable les dix chiffres de son numéro de téléphone précédés de la lettre V sur une des planches horizontales clôturant la propriété puis il posa le bout de plâtre sur le somment d'un piquet soutenant les planches de clôture. Il regarda à nouveau vers les fenêtres dans l'espoir d'apercevoir la silhouette désirée, mais il ne vit rien.
Il se résolut alors à rejoindre ses copains dans le grand salon de la villa de Charles-Henri. Dès qu'il en ouvrit la porte, Pauline se dirigea vers lui.
— Ah, enfin te voilà Valentin, j'avais envie de danser avec toi. Son smartphone par l'intermédiaire du récepteur Bluetooth diffusait le vieux succès de Simon et Garfunkel : « The sound of silence » Il mit les mains sur la taille de son amie et, l'esprit ailleurs se laissa guider. Vers la fin du morceau, elle lui dit à voix basse :
— Je crois que Mathilde s'ennuie, elle n'a pas beaucoup dansé, ce serait bien...
— Compris ! répondit Valentin, et toi ?
— Je n'en ai pas ratée une, y compris avec Tony, Clément, Romuald et Charles-Henri, mais bon...
— Et parmi nos copains ?
— Quentin, Florian et toi. Les autres sont trop occupés.
— Le morceau s'achevant, Valentin alla se poster près de Mathilde qui, loin de se morfondre, regardait avec intérêt les couples se faire et se défaire.
— Tu désires encore danser ? proposa-t-il quand le morceau suivant « Still loving you » par les Scorpions débuta.
— Avec toi je veux bien, décida Mathilde, mais tu as bien vu que je n'ai pas beaucoup d'expérience en ce domaine.
— Moi non plus, ce sera seulement ma septième danse.
Tout en oscillant au rythme envoûtant de la musique, Mathilde le mit au courant des affinités qu'elle avait observées.
— Lucie et Gilles, Pascal et Eva, Olivier et Margot ne se sont pas quittés.
— C'était prévisible.
— Oui, bien sûr. Marine accapare Florian qui je crois ne demande pas mieux, sa sœur essaie maintenant de s'approprier Charles-Henri qui, je dois le reconnaître, invite tour à tour toutes les filles disponibles. Clément a beaucoup essayé de se mettre avec Pauline mais elle est plus futée que lui et s'arrange pour inviter quelqu'un d'autre dès qu 'elle le voit s'approcher. Il est obligé de se rabattre sur Morgane qu'il partage avec Tony le rappeur. Avec moi, il n'a pas osé et c'est tant mieux.
— Amandine ?
— Elle accepte toutes les invitations quand elle ne les fait pas elle-même. Parmi les autres filles, Anaïs et Marion sont déjà parties ainsi qu'Alexis et Lucas.
— Et Quentin ?
— J'ai l'impression qu'il aimerait bien rester avec Amandine mais rien ne se fait pour le moment.
— Tu es une sacrée observatrice ! Et toi tu as dansé ?
— Quentin justement est venu m'inviter mais c'était la fin d'un morceau et tu n'étais pas là pour programmer la suite. On a dû se payer un quart d'heure de rap américain. Je ne suis pas mauvaise en anglais mais je n'ai rigoureusement rien compris aux paroles.
— C'est la fin de cette chanson, tu la connaissais ?
— Pas du tout mais c'était bien agréable, merci de m'avoir invitée. Dis donc toi le bon en math, ce n'était pas ta septième mais ta sixième danse.
— Rien ne t'échappe ! Quelle heure est-il ?
— Neuf heures passées, je vais devoir rentrer moi aussi.
— Nous allons tous rentrer je pense.
Valentin se dirigea vers Gilles et lui rendit son portable. Il récupéra le sien posé sur le meuble hi-fi du salon puis se dirigea vers Charles-Henri et lui tendit la main.
— Il n'y avait pas de piège dans ton invitation, lui dit-il, je dois le reconnaître, donc je te remercie doublement en mon nom et en celui de tous ceux de mon équipe. Nous ne serons probablement jamais amis intimes toi et moi mais nous pouvons dorénavant envisager une cohabitation sereine, n'est-ce pas ?
— C'est OK pour moi Valentin. Merci pour... tout, et aussi pour ta musique. Je ne sais pas où tu l'as dénichée mais c'était top !
— Simplement quelques succès d'il y a cinquante ans. Allez, salut.