La première chose que fit Valentin en arrivant dans le hall de gare de Brighton à treize heures trente fut d'expédier le texto à l'intention de ses professeurs puis d'aller consulter les horaires des trains vers les gares de Londres Victoria et Saint Pancras. Il opta pour la gare de Saint Pancras plus près de la pension Spencer que l'autre, retint celui de dix sept heures cinq et alla s'acheter un billet. Ses arrières assurés, il sortit de la gare, cligna ses yeux éblouis par le soleil de cette rare et douce journée d'automne britannique. Il fixa les écouteurs de son iPhone qu'il mit sur vibreur et se laissa guider par l'application de guidage piétons : Queen's road, West street, Kings road, Grand junction road et la mer apparut reflétant le bleu du ciel.
Valentin n'avait pas imaginé que la plage puisse être aussi étendue. Où se mettre, où attendre ? Arpenter des kilomètres de galets ? Emily… Viendrait-elle seulement ? Avait-elle pu entendre le message ? L'avait-elle compris ? Et s'il avait pris tous ces risques pour rien...
« Je suis venu à Brighton pour la voir, donc il faut dans un premier temps que je fasse comme si elle avait compris mon message. Si je me mets à sa place… Voyons, on me donne rendez-vous sur la plage de Brighton, à quel endroit de cette plage dois-je aller ? Évidemment à l'endroit le plus remarquable et cet endroit ne peut être que cette immense jetée. Je vais me poster sur la plage côté est et aller de temps en temps voir vers la plage Ouest. Quelle heure est-il ? Deux heures moins cinq... »
Il en était là de ses réflexions quand il sentit que quelqu'un lui touchait délicatement l'épaule.
— Valentin ?
Son cœur manqua un battement puis fit un bond dans sa poitrine. Se retournant, il vit le frais visage d'Emily nimbé de soleil qui lui souriait, une Emily vêtue d'un manteau léger beige à motif pied de poule noir couvrant une robe d'hiver beige et noire. Ses longs cheveux blonds bouclés tenus en queue de cheval par un ruban noir.
— Emily...
Face à face, un peu gênés, ils se regardaient en souriant mais les mots ne venaient pas. En bredouillant un peu, il put enfin articuler :
— Emily, tu as compris mon message !
— Tu me crois bête ? s'amusa-t-elle avec un petit sourire ironique.
— Très loin de moi cette pensée, Emily.
— Comment se fait-il que tu sois ici ? Je n'y croyais pas vraiment tu sais.
— Mais tu es quand même venue... Je suis ici parce que ma classe est en voyage scolaire en Angleterre et je voulais te revoir.
— Vous êtes ici à Brighton ?
— Heu, non, à Londres.
— Tu as eu la permission de venir jusqu'ici ?
— Heu, non, pas vraiment.
— Mais tu vas te faire punir !
— Aucune punition ne pourra atténuer le bonheur de te voir maintenant.
— C'est gentil ce que tu me dis la. Viens, promenons nous, enchaîna-t-elle en lui prenant la main. Je déteste cette jetée, je la trouve horrible Je préférerais une plage plus intime mais nous sommes en ville.
Valentin, submergé par l'émotion, frissonna au doux contact des doigts de son amie. Emily continua :
— Ainsi tu as compris que je t'avais laissé notre numéro de téléphone parce que l'orage avait effacé le tien ?
— J'ai compris que tu ne pouvais pas m'appeler car effectivement la pluie de la nuit avait liquéfié mon numéro, mais je me suis rendu compte qu'il y avait une autre inscription. J'ai eu du mal à la déchiffrer car il avait replu toute la matinée.
— Comment as-tu fait ?
— J'en ai pris une photo que j'ai retouchée et retravaillée jusqu'à faire apparaître les chiffres probables. J'ai pu savoir la ville où tu habites en faisant parler tes voisins de Saint Thomas, les Dubois de la Capelle...
— Ah, ceux-là, un peu prétentieux, non ?
Valentin sourit en hochant la tête et poursuivit.
— Les premiers chiffres m'ont confirmé le code de l'Angleterre puis l'indicatif de Brighton et le E de la fin m'a dit que c'était toi, mais lorsque j'ai réussi à avoir les autres chiffres et que j'ai appelé, c'est une voix d'homme qui a répondu, alors j'ai raccroché sans rien dire.
— Tu as bien fait, mon père contrôle tout et je n'ai pas beaucoup de copains garçons. Quand il me voit avec quelqu'un, il lui fait subir un interrogatoire et ça le fait fuir. Là, j'aurais carrément eu droit à l'inquisition.
— Quand nous nous sommes rencontrés pour la première fois, j'ai effectivement eu l'impression que tu ne voulais pas que tes parents nous voient, alors j'ai imaginé des tas de scenari pour te contacter. J'ai profité de mon voyage à Londres pour te donner ce rendez-vous d'une façon un peu tordue.
— Le stratagème que tu as trouvé est charmant. Mes parents ont cru à une blague mais moi j'ai compris.
— Pour que tout soit plus simple à l'avenir, tiens, je t'ai noté mon nom, mon adresse e-mail et mon numéro de portable sur ce papier. Tu peux me donner le tien ?
— Je n'ai pas de portable, mes parents sont contre avant mes quatorze ans.
— C'est bientôt ?
— Le vingt avril prochain.
— Je suis plus vieux que toi, moi ce sera le treize avril ! Dès que tu auras un numéro, tu me le donneras ?
— Mon premier appel sera pour te le communiquer.
— Mémorise mes informations, ne garde pas de trace écrite et quand tu auras ton téléphone portable, efface les numéros que tu juges compromettants, en particulier dans le journal d'appel.
— Il faudra que tu m'expliques tout ça.
— Pas de problème. Tu habites loin d'ici ?
— Pas très, nous avons une maison dans Saint James Avenue. Que veux-tu que nous fassions ? Tu veux visiter la ville ?
— Je n'ai pas trop de temps, mon train de retour est à cinq heures. Je préfère me promener et parler avec toi, prendre des photos. La villa de Saint Thomas du lac est à vous ?
— Oui, enfin pas complètement. Mes parents et le frère de mon père se sont associés pour l'acheter. Le bord du lac à Saint Thomas est un coin magnifique mais horriblement cher.
— Le bord du lac... Quand j'ai un coup de tristesse, je me passe la musique que tu connais et je repense à notre danse. C'était merveilleux et pourtant nous ne nous étions jamais vus. Ce fut réellement un concours de circonstances extraordinaires, un jour je te raconterai.
— Pourquoi pas maintenant ?
— J'aimerais que tu me parles d'abord de toi. Tes parents sont anglais ou français ? Tu parles le français sans aucun accent.
— Mon père est anglais et ma mère française. À la maison, nous changeons de langue chaque jour.
— Quelle coïncidence ! J'ai habité l'Australie jusqu'à l'an dernier, c'est ma mère qui est australienne, mon père est français et donc comme toi je parle les deux langues. Bien sûr tu vas au collège ?
— Oui, dans une institution privée de Brighton.
— Vous avez les mêmes vacances qu'en France ? Vous revenez quand à Saint Thomas ?
— Pas avant le temps de Pâques, hélas.
— Quatre mois loin de toi, cela va me sembler très dur.
— Pour moi aussi mais comment faire autrement ?
— Tu as un ordinateur personnel ?
— Oui mais avec un accès internet limité, uniquement pour faire des recherches pour mes devoirs scolaires. Je peux quand même expédier des e-mails mais je suis sûre que mes parents vérifient ce que j'envoie et ce que je reçois.
— Donne-moi ton adresse de courriel si tu veux bien.
— emily.gilmore@sky.uk, tout en minuscule, mais attention à ce que m'écris, tu me promets ?
— Je te promets de te dire plein de choses gentilles.
— Mon père n'acceptera jamais. Il veut bien que j'aie des copains mais simplement camarades, tu comprends ?
Le cœur de Valentin tressaillit de bonheur en comprenant le sens implicite de la phrase de son amie.
— Tu sais ce que c'est que l'encre sympathique ?
— Une encre invisible si l'on peut dire comme ça.
— Je t'enverrai des courriels avec des choses anodines écrites normalement et dans les mêmes courriels une autre partie sera écrite en invisible, blanc sur blanc.
— Donc je ne pourrai pas te lire !
— Mais si Emily, et toi seule pourra le faire. Le truc pour faire apparaître les mots cachés, c'est de sélectionner tout le texte, tu verras, tout apparaît, c'est magique.
— Tu l'as déjà fait ? Tu as déjà écrit comme ça à une fille ?
Valentin sourit de plaisir en constatant la pointe de jalousie dans la question d'Emily.
— J'ai simplement imaginé des trucs pour correspondre en secret avec mes copains. J'ai testé celui-ci en m'envoyant un courriel depuis le PC de mes grands-parents. Cela fonctionne !
— Je te fais confiance Valentin. Et toi tu as des copines ?
— Oui, j'en ai six, répondit-il avec un sourire moqueur.
— Et parmi elles ?
— Seulement six bonnes amies et cinq bons copains également. Oh, à propos de copains, quelle heure est-il ? sursauta Valentin en sortant son iPhone. Presque quatre heures. Mon train est à cinq heures et je ne dois à aucun prix le rater. Sommes-nous loin de la gare ?
— Tu y seras à temps, laisse-moi te guider.
Sur le quai d'embarquement, une larme perlant au coin de chaque paupière, larmes qu'il dissipa en clignant plusieurs fois des yeux, Valentin faisait face à son amie heureuse et malheureuse. Navré de quitter celle qui pour lui comptait le plus au monde, Valentin posa un baiser léger sur les lèvres sans fard d'Emily qui se jeta contre lui en pleurant. Valentin l'entoura alors de ses bras et la serra en frissonnant. Écartant sa tête, elle appuya violemment sa bouche contre celle de Valentin en un autre baiser, malhabile et passionné, puis sans un mot s'arracha de ses bras et s'enfuit sans se retourner. Valentin serra les lèvres, bloqua sa respiration et résista à l'envie pleurer lui aussi.
Il monta dans le train, trouva une place assise et analysa sa journée. Petit à petit une paix intérieure s'installa. Que de richesses il avait accumulé lors de ce merveilleux après-midi ensoleillé, richesses que personne ne pourrait lui voler, jamais !
« Le plus dur est à venir maintenant, mais qu’importe... » philosopha-t-il.