À treize heures trente, au moment où les professeurs ordonnaient le rassemblement, leurs téléphones émirent simultanément leur jingle d'arrivée d'un message. Ils consultèrent leurs écrans et leurs visages prirent immédiatement un air soucieux.
— Où est Valentin Valmont ? demanda le professeur d'anglais aux élèves qui se regroupaient.
Les têtes se tournèrent dans tous les sens, personne ne répondit sauf Tony qui se permit de dire :
— Qu'est-ce qu'il a encore fait celui-là !
— On ne sait pas monsieur, déclara Marion.
— Voyons, avec qui était-il quand il a mangé son panier repas ? demanda monsieur Doucet.
Aucune main ne se leva, personne ne prit la parole.
— Allons, il était bien avec nous quand nous sommes arrivés dans ce parc. Il était avec qui ?
Benjamin leva la main.
— Il était à côté de moi, il avait ses écouteurs aux oreilles et il ne disait rien.
— Qui d'autre l'a vu ensuite ?
Romuald déclara :
— Je l'ai vu se diriger par là, vers les toilettes payantes. C'est dégueulasse dans ce pays d'être obligé de payer pour pisser.
— Reste correct Romuald. Quelqu'un l'a vu revenir ? enquêta Radissel.
Un silence d'ignorance plana sur le groupe. Finalement, Bouboule se décida :
— M'sieur, il y a une heure, j'ai reçu un SMS de Valentin me disant de ne pas m'inquiéter, qu'il allait faire un tour et qu'il nous rejoindrait.
— Montre ton message, ordonna le prof d'anglais.
— J'peux pas m'sieur. Quand je reçois un message, je le lis et je l'efface.
— Vous tous, restez ici, nous allons décider de la suite de la journée, dit-il à l'assemblée des élèves.
Il entraîna le prof de gym et la surveillante un peu à l'écart et leur demanda :
— Qu'est-ce que vous en pensez ? Que devons-nous faire ? Supprimer la suite de la visite ?
— Écoutez monsieur Dissel dit le prof de gym accompagnateur, je connais bien Valentin pour entre autres avoir accompagné un camp découverte avec sa classe en mai dernier. C'est un garçon intelligent, calme, réfléchi, avec un caractère bien trempé. Madame Blanchin m'a raconté que lors de la visite du ministre dans notre collège, il a osé lui tenir tête avec des propos ma foi pleins de bon sens. Dans le cas présent, il doit avoir une raison impérative pour disparaître comme ça. Nous avons deux solutions, soit prévenir les autorités de police anglaises pour lancer un avis de recherche, soit lui faire confiance et attendre son retour à la pension ce soir. Je penche pour cette deuxième solution.
— Moi je pense que c'est inutile de prévenir la police maintenant, intervint Carine la surveillante, elle ne fera rien, ce n'est pas une disparition inquiétante puisqu'il a prévenu un de ses camarades, et peut-être d'autres.
— Oui, vous avez sûrement raison tous les deux.
— Alors vous maintenez les visites prévues cet après-midi ? continua monsieur Doucet.
— Je crois qu'il faut. Imaginez la réaction des parents questionnant leur enfant : tu as vu Tower Bridge ? Non. Tu as vu Westminster ? Non. Tu as vu Big Ben ? Non. Ce garçon me place dans une situation impossible, il va m'entendre ce soir ! Allez, on regroupe tout le monde et en route pour Westminster. Vous avez toujours votre plan monsieur Doucet ?
De retour à le pension Spencer, il était près de dix huit heures, les professeurs étaient soucieux. Radissel avait réprimé sèchement les tentatives de rigolade de quelques uns et les élèves avaient compris que ce n'était pas le moment.
Tony osa cependant demander :
— M'sieur, on peut avoir un peu de quartier libre dans le coin pour faire nos achats ?
— Hors de question ! Une disparition, cela suffit. Soit vous montez dans vos chambres, soit vous restez dans ce salon et nulle part ailleurs.
— Pouvons-nous mettre la télévision s'il vous plaît monsieur Dissel, demanda Mathilde, pour voir si on peut comprendre un peu ce disent les personnages.
— Voilà une bonne idée. Je vais vous mettre la BBC. Ceux qui le veulent, installez-vous. Les autres, dans les chambres, et je ne veux pas vous entendre sinon je supprime la sortie surprise de ce soir.
— C'est quoi la surprise, m'sieur ? demanda Gilles.
— Je peux vous le dire maintenant. « Les percussions de Stomp » Il s'agit d'un extraordinaire numéro de percussionnistes anglais qui transforment tous les objets environnants en instruments de batterie. Vous serez surpris de voir et d'entendre ce qu'on peut faire avec les balais, des casseroles et des boites d’allumettes. Mais la sortie sera supprimée si Valentin ne se manifeste pas !
— M'sieur, m'sieur, il y a Valentin à la télé ! s'écria Bouboule, regardez, là dans un train, c'est lui, j'en suis sûr !
Toutes les têtes présentes se tournèrent vers l'image du téléviseur. Des bandeaux circulaient en bas de l'écran. « Acte de courage d'un adolescent » « Un adolescent vient au secours d'une femme agressée » « Plus courageux que les adultes » Dans une moitié d'écran la scène de l'agression dans le train passait en boucle pendant que le présentateur du flash d'information annonçait : « Scène incroyable aujourd'hui dans le train Londres – Brighton, une jeune femme est prise à partie par un individu dans l'indifférence des voyageurs du wagon. Un adolescent a le courage de se porter à son secours en haranguant les personnes présentes et en affrontant seul l'agresseur qu'il finit par mettre en fuite. La séquence a été filmée par un voyageur qui l'a aussitôt fait parvenir à notre service d'information . Après la scène de l'agression, notre correspondant occasionnel à filmé l'adolescent en train de manger un sandwich comme si rien ne s'était passé. Un acte de bravoure comme on aimerait en voir plus souvent, un jeune plus courageux que beaucoup d'adultes. Qui est ce jeune ? Nous souhaitons en savoir plus sur lui. Si vous possédez des renseignements à son sujet, contactez le site de la BBC Londres dont les coordonnées s'affichent en bas de votre écran. Il me faut ajouter que la police à qui nous avons fait parvenir une copie du film a passé le visage de l'agresseur par le logiciel de reconnaissance faciale. Il s'agirait d'un repris de justice dangereux, ce qui ne fait qu'ajouter au mérite de ce jeune. »
Monsieur Dissel leva les bras vers le ciel en maugréant.
— Dans le train Londres – Brighton ! Qu'est-il allé faire à Brighton ? Quelqu'un sait-il si Valentin a de la famille à Brighton ? Ce ne serait d'ailleurs pas étonnant vu qu'il parle presque couramment l'anglais.
— M'sieur, c'est chouette ce qu'il a fait, non ? déclara Amandine.
— Valentin, c'est un héros ! appuya Margot.
— Rien ne nous prouve qu'il s'agisse vraiment de Valentin, tempéra le professeur d'anglais.
— Oh si m'sieur, contra Florian, il a la même figure, la même allure, les mêmes habits.
— Et il mange le même sandwich que nous ! compléta Bouboule.
— Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons pas laisser passer ça, affirma fortement Radissel. Dans un groupe, il faut un minimum de discipline et de responsabilité, sinon c'est la débandade complète. Il n'y a pas de quoi sourire Tony. Valentin mérite une punition et il l'aura.
Le professeur avait à peine fini ces mots que la porte s'ouvrit et que Valentin entra.
— Bonsoir tout le monde, dit-il le plus naturellement qu'il put, puis il se dirigea vers les professeurs et la surveillante. Je vous renouvelle mes excuses pour l'inquiétude que je vous ai occasionnée. Je sais que je mérite une punition et je l'accepte.
Valentin, corps bien droit, regard à l'horizontale évitant tout défi, attendit la décision le concernant.
— Où êtes-vous allé cet après-midi ? demanda sévèrement le prof d'anglais.
— Excusez-moi encore mais je ne peux pas vous le dire.
— Alors je change ma question, qu'êtes-vous allé faire à Brighton cet après-midi ?
— Qu'est-ce qui vous fait croire que je suis allé là, monsieur ?
Le professeur désigna du doigt le poste de télévision du salon auquel Valentin tournait le dos. Le reportage était à nouveau diffusé. Valentin se retourna intrigué par le geste et son visage afficha une expression stupéfaite. Il laissa le reportage s'achever avant de déclarer à mi-voix « ils exagèrent ! »
— Est-ce bien vous sur cette vidéo ? continua le prof d'anglais.
— J'ai bien peur que oui, monsieur.
— Donc, qu'êtes-vous allé faire à Brighton ? Qui deviez-vous voir à Brighton ?
— Je suis désolé monsieur mais je ne répondrai pas à cette question.
— Valentin Valmont, vous êtes d'une impertinence, d'une inconscience, d'une arrogance... s'étrangla le professeur. Votre famille sera mise au courant, soyez-en sûr. En attendant, évidemment pas de sortie spectacle pour vous ce soir !
Valentin hocha la tête en signe d'approbation.
— C'est tout monsieur ?
Radissel ne répondit pas mais un discret signe du prof de gym autorisa l’adolescent à s'éloigner. Il se dirigea vers un siège un peu à l'écart, sortit son smartphone, plaça ses écouteurs et se plongea dans la contemplation de l'image de son amie au son de « leur » musique. Un éclat de voix cependant lui fit lever la tête.
— M'sieur, je ne suis pas d'accord. Valentin est un héros et vous le récompensez par une punition. Si Valentin ne va pas au spectacle, je n'irai pas non plus ! Florian regardait son professeur bien en face, prêt à tous les défis.
— Moi non plus ! ajouta Gilles en se levant à son tour.
— Ni moi, dit Bouboule.
— Nous non plus, affirma Olivier debout près de Quentin.
— Moi je n'irai pas ! déclara Margot l'air buté.
— Si Valentin ne vient pas avec nous, nous restons ici, dit Mathilde au milieu de son cercle de filles, Pauline, Lucie, Eva, Amandine puis Marion et Anaïs qui s'étaient rapprochées d'elles.
Radissel hocha lentement la tête puis déclara :
— Top top, stop ! Attendez un peu, si une majorité est d'accord pour aller au spectacle, tout le monde sauf Valentin ira au spectacle, c'est bien clair ? Que ceux qui veulent aller au spectacle de percussions levez la main.
Tony, Clément, Romuald et Morgane levèrent instantanément la main, suivis après hésitation par Benjamin, Marine et Océane, Charlotte, Adrien, Lucas, Alexis, Louise et Émilie.
— Treize voix pour. Contre maintenant ? Levez la main.
— Non monsieur, les autres comme moi ne sont pas contre le fait d'aller à votre spectacle, argumenta Mathilde, nous sommes contre le fait que Valentin n'y aille pas.
— Combien êtes-vous à penser ainsi ?
Tous les amis de Valentin plus Marion et Anaïs levèrent la main.
— Treize également, constata Mathilde.
— Attendez, dit Océane, Charles-Henri n'a pas voté. De quel côté es-tu Charles-Henri reprit-elle avec son plus charmant sourire.
Charly resta un instant silencieux, regarda Océane qui gardait son sourire aguicheur puis se tourna vers Valentin qui avait enlevé ses écouteurs mais gardait obstinément les yeux sur l'écran de son smartphone.
— Mon père sera très heureux d'apprendre que dans le groupe qu'il a sponsorisé se trouve un authentique héros dont le visage est maintenant connu de toute l'Angleterre. Moi aussi je suis fier de lui et je suis pour qu'il participe à la soirée. S'il n'y va pas, moi non plus je n'irai pas. Quatorze contre treize, notre avis est majoritaire mais bien sûr la décision vous revient monsieur Dissel.
— Allez tous vous préparer ! décida le professeur d'un ton las avec un haussement d'épaules fataliste, nous partons à huit heures moins le quart, juste après le « dinner » (repas du soir)
— Où es-tu allé cet après-midi finalement ? Nous sommes tes potes, tu peux nous le dire à nous, demanda Gilles à Valentin une fois les trois amis revenus dans leur chambre.
— Est-ce que je te demande où tu vas quand tu te promènes avec Lucie et toi quand tu sors avec Eva ? répondit Valentin en se tournant successivement vers Gilles et Bouboule.
— Tu as une petite amie en Angleterre ! À Brighton ? Depuis longtemps ? Elle parle le français ? Comment s'appelle-t-elle ? On la connais ? Elle est jolie ? Elle a quel âge ?
— C'est aussi pour éviter ce genre de questions que j'ai tenu à garder le secret. Mais vous avez été tellement sympas avec moi il y a un instant que je vais vous dire, mais secret défense, hein ? Elle s'appelle Emily, elle a mon âge, elle est anglaise et habite bien sûr à Brighton, elle parle le français comme moi je parle l'anglais, vous ne la connaissez pas et c'est la plus jolie fille du monde.
— Tu as une photo d'elle ?
Valentin relança le rétro-éclairage de son iPhone sur lequel, dans le train de retour, il avait mis un selfy d'Emily et lui devant les vagues de la Manche à Brighton et présenta l'écran. Ses deux amis émirent un sifflement d'admiration.
— Beau couple, bien assorti, admira Gilles. Tu as toujours eu bon goût.
— Elle est vraiment belle pour une anglaise, osa dire Bouboule.
Ravi de l'avis positif des ses amis, Valentin se laissa aller à une nouvelle confidence.
— Ses parents possèdent la villa voisine de celle des Dubois de la Capelle à Saint Thomas. C'est avec elle que j'étais quand vous me cherchiez le jour de l'anniversaire de Charly.
— Tu pourras donc la revoir plus facilement, positiva Bouboule.
— Oui, enfin aux vacances, peut-être...