Pour cette dernière journée du séjour, monsieur Dissel avait prévu la visite du musée de cire de Madame Tussauds le matin et quartier libre shopping dans Oxford Street l'après-midi, ce qui convenait parfaitement aux élèves, surtout le shopping, histoire de dépenser leurs dernières livres ou leurs derniers pence.
Le temps de ce dernier après-midi de leur séjour ne ressemblait pas à celui de la veille, des rafales de vent mêlé de pluie balayaient les rues de la grande ville. Protégés par leurs kways, cirés ou imperméables, il était deux heures trente quand les élèves furent libérés à Marble Arch.
« Attention avait prévenu monsieur Dissel en professeur responsable, cette rue, la plus commerçante de Londres, est longue de deux kilomètres et demi. Dans cette cohue, il faut compter au moins un quart d'heure voire vingt minutes par kilomètre, calculez bien votre temps. Tout le monde à dix sept heures ici. Ne restez jamais seuls, toujours par petits groupes de trois et n'oubliez pas de parler l'anglais ! »
Par petits paquets les collégiens se dispersèrent à la recherche du magasin le plus apte à leur proposer les cadeaux et souvenirs à ramener en France.
Morgane en kway, Océane et Marine en imperméables cirés noirs regardaient avec envie les devantures de mode, les boutiques de chaussures, les magasins de pulls en tricot.
— Regarde Marine ce gilet à encolure ronde comme il est adorable.
— Et ce pull à rayures décalées ! répondit sa sœur. Quel est le prix ? Ah, vingt quatre livres et cinquante pence. Ce n'est pas très cher mais c'est trop pour l'argent qu'il me reste : à peine quinze livres.
— Pareil, le gilet vaut vingt et une livres et des poussières mais il ne m'en reste que dix sept.
— Ouais, ben c'est pas un problème ça, intervint Morgane, surtout pour vous. Je vais vous indiquer un truc. Toi Océane, tu entres, tu vas essayer le pull et le gilet et tu les gardes sur toi sous ton imper. Après ça tu trouves quelque chose de moins cher comme cette casquette style disco à dix livres qui me plaît bien. Tu passes à la caisse, tu payes les dix livres pour la casquette, tu la mets sur ta tête et tu sors très vite. Le portique de détection va sûrement sonner mais tu t'en fiches. Nous on t'attend juste à côté de l'entrée. Dès que tu es sortie, tu files la casquette et le ticket de caisse à ta sœur et tu vas vite te planquer plus loin dans la rue. Si un vigile sort pour te poursuivre, il verra ta sœur avec la casquette et pensera que c'est toi. Si il fait rentrer Marine dans le magasin pour vérifier, il ne trouvera rien. Marine pourra même faire un scandale en criant qu'elle à payé la casquette, qu'elle a le ticket de caisse, que leurs détecteurs sont daubés, qu'elle va se plaindre. Ceux du magasin finiront par lui faire des excuses et hop, le tour est joué. Pour mon idée, je ne vous demande que la casquette. Ça vous va ?
— C'est que... c'est risqué, non ?
— Pas du tout. Au collège, vous avez souvent utilisé le truc de l'échange de place, hein ? Si les profs ne se rendaient compte de rien, alors ces gros nazes de vigiles n'y verront que du feu.
— Qu'est-ce que tu en dit Marine ?
— Il me plaît bien ce pull.
— Je tente le coup ?
— Mais oui Océane, te dégonfle pas, vas-y fonce, appuya Morgane. Ça va marcher ! En sortant, cours vers la droite, Marine t'attendra devant le magasin de chaussures, là-bas, pour l'échange. Si quelqu'un te poursuit de trop près, je m'arrangerai pour me faire bousculer et je hurlerai comme un putois comme si j'avais très mal. Le temps qu'il m'aide à me relever, vous aurez disparu et personne n'en saura rien.
— Oui, ça devrait fonctionner. J'y vais, tenez-vous prêtes.
— Surtout, reste naturelle, fais d'autres essais avant en prenant deux vêtements que tu remets en place après. Au bout d'un moment tu prends deux pulls, tu laisses celui qui plaît à Marine dans la cabine et tu vas ranger l'autre, tu vas ensuite chercher deux gilets. Dans la cabine tu mets le pull, un des gilets et ton ciré par dessus, tu retournes ranger le deuxième gilet dans sa pile, ensuite tu vas au rayon des casquettes et t'en achètes une. Celle style disco, hein ?
— Allez c'est parti.
Il était quinze heures trente quand Océane repassa le portique du magasin. Le « bip bip bip ». de l'alarme se déclencha. Elle accéléra le pas. Un vigile derrière elle cria « Hep you, stop, stop immediately ! » Océane se mit à courir en zigzaguant sur le large trottoir encombré, le vigile sur ses talons, ce que voyant Morgane, en faisant semblant de regarder ailleurs, obliqua vivement sa marche vers l'homme qui la heurta violemment la projetant sur l'asphalte du sol.
— Aïe, putain, il m'a niqué le genou ce connard ! Aïe, aïe, ouille !
Le vigile s'arrêta tout en surveillant la trajectoire d'Océane puis il revint vers Morgane.
— Are you all right? (Vous allez bien ?)
— Regarde ce que tu m'as fait au genou, abruti ! Je saigne. Aïe, houla, aïe, ça fait mal !
— I'am sorry. Can you come with me? I'll take care of you and disinfect your knee. (Je suis désolé. Pouvez-vous venir avec moi, je vais vous soigner et désinfecter votre genou) reprit le vigile en relevant Morgane et en l’entraînant par le bras vers le magasin.
— Non mais lâche moi, espèce de brute, crétin, pédophile !
D'une secousse Morgane libéra son bras, fendit le petit attroupement qui s'était formé et prit en boitant la même direction qu'Océane dans sa fuite. Une centaine de mètres plus loin, elle fut accostée par les jumelles qui l'attendaient.
— Alors ? Qu'est-ce que je vous avais dit ? J’ai bien mérité ma casquette hein Marine ? Tu n'as même pas eu à te défendre ! Alors, tu les as tes pulls Océane ?
Celle-ci écarta les revers de son ciré.
— Et voilà ! Simple comme bonjour. Les tricots les moins chers de Londres ! Alors, je suis une dégonflée ?
— Qu'est-ce qu'on fait maintenant ? questionna Marine. On essaie d'en avoir d'autres ?
À ce moment, la voix forte et grave d'un homme arrivant derrière Océane prononça :
— Constable Coolidge, police officer of London, come with me. And you as well, (agent Coolidge, police de Londres, venez avec moi. Et vous aussi) ajouta-t-il en se tournant vers Marine.
— Merde un keuf, s'écria Morgane en se sauvant aussi vite que lui permettaient sa corpulence et son genou blessé. Les jumelles n'eurent pas le même réflexe, ce que voyant, le policier saisit chacune des sœurs par un bras.
— Où est-ce que vous voulez nous emmenez, nous n'avons rien fait ! cria Marine.
— Nous... allons... vérifier... ceci. We go to the Paddington Green Police station. Nous... allons... à... commissaire... police.
Têtes basses, comme emmenées à l'abattoir, au bord de la crise de nerfs, les filles se mirent à sangloter.
— Le auto ici, vous... monte.
— Laissez-nous partir monsieur l'agent. S'il vous plaît, on vous rend tout, hoqueta Océane en ôtant son ciré.
— It's not possible. Get back in the car. Let's go. (Ce n'est pas possible. Montez dans cette voiture. Allez.)
Pendant le trajet les séparant du poste de police du quartier de Paddington, les filles ne cessèrent de pleurer, ce qui n'eut pas l'air d'attendrir le constable. Quand ils furent entrés dans un bureau du grand bâtiment vitré, le policier leur demanda de s'asseoir et alla chercher une de ses collègues femme avant d'indiquer.
— Vous peut... téléphone une fois.
Marine sortit son portable et dit à sa sœur :
— Tu crois que j'appelle le prof ? Qu'est-ce qu'on va prendre ! J'ai la trouille...
— Vous not speak, just téléphone.
— Non, pas le prof, plutôt Valentin ! osa quand même dire Océane.
Marine hocha la tête et tendit son portable à sa sœur qui de mémoire composa le numéro.
— Allô ? Valentin ? Il faut absolument que tu nous aides, nous sommes dans de sales draps. Marine et moi... Nous sommes parties sans payer dans un magasin... Au commissariat de police. Il s'appelle quelque chose comme Parington ou Palington. Prends un taxi, nous te rembourserons. Merci Valentin, tu ne le regretteras pas, je te promets.
Dix minutes plus tard, Valentin fut introduit dans le bureau où se trouvaient les jumelles et les deux policiers. Sur le bureau se trouvaient le pull et le gilet subtilisés par Océane. Têtes baissées, les filles pleuraient. Valentin s'adressa en anglais au constable Coolidge.
— Monsieur l'officier, pouvez-vous s'il vous plaît m'expliquer exactement ce qui est reproché à mes camarades de classe.
— Je préfère m'adresser à votre professeur responsable de ce voyage scolaire.
— Je comprends bien monsieur l'officier mais il est seul et doit s'occuper des autres élèves qui ne connaissent pas la ville et risquent de s’égarer en revenant à la pension ou nous logeons, ce qui convenez-en, ajouterait aux soucis que nous avons.
— Vos amies ont volé ceci dans un magasin d'Oxford Street, elle ont été vues par le vigile qui m'a prévenu. Nous en avons la preuve car elles ont été filmées par une caméra de surveillance. Le vol est une affaire sérieuse en Angleterre, surtout s'il est commis par des étrangers.
— Et si les objets sont rendus au magasin ?
— Il y a quand même eu un vol à l'étalage.
— Pas vraiment puisque le magasin va pouvoir récupérer son produit.
— Attendez un instant, intervint la femme constable, vous avez déjà eu affaire à la police, vous ? J'ai l'impression de vous avoir déjà vu quelque part.
— Je n'ai jamais eu de contact avec la police anglaise mais je connais un adjudant-chef de gendarmerie en France qui peut se porter garant pour moi.
— Oui, hum. Pour en revenir à notre affaire, dans un cas comme celui-ci, vos amies auteures du vol doivent être présentées à un juge de proximité, reprit le constable Coolidge.
— Ce ne sont pas mes amies mais de simples camarades de classe. N'y a-t-il pas moyen d'arrondir les angles, de conclure un accord qui...
— Ça y est, je sais où je vous ai vu ! intervint la femme constable : aux informations de la BBC. C'est bien vous le jeune homme du train Londres - Brighton, n'est-ce pas ? Celui qui est intervenu en se portant au secours de la jeune femme ? Je n'oublie jamais un visage !
— Je suis obligé de reconnaître que oui.
— Toute l'Angleterre est fière d'avoir des jeunes capables de ce genre d'acte de bravoure.
— Hélas, j'ai bien peur, d'être français, madame. Mais je suis sûr que bien des jeunes anglais auraient fait comme moi.
— Qu'est-ce que vous vous dites ? Est-ce qu'ils vont nous mettre en prison ? Fais quelque chose Valentin, supplia Océane, le visage ravagé.
— Oui, dis leur qu'on regrette, qu'on ne recommencera pas, s'il te plaît, s'il te plaît Valentin, insista Marine entre deux hoquets.
— Pouvez-vous traduire ce qu'elles vous ont dit ? questionna le constable Coolidge.
— Oui bien sûr, elles m'ont dit qu'elles regrettaient, elles ont juré de ne plus recommencer, elles demandent votre indulgence.
— Bon, attendez un instant, je vais voir le chief inspector Manson.
Le constable sortit du bureau, laissant les trois adolescents sous la surveillance de sa collègue. L'attente fut de courte durée, quelques minutes après, le constable revint accompagné de son chef. Ce dernier dévisagea longuement Valentin qui soutint son regard, un léger sourire flottant sur ses lèvres.
— Vos amies françaises se sont mises dans de sales draps. Mais,eut égard à ce que vous avez fait dans le Londres – Brighton, essayons de trouver une solution équitable à cette affaire. Que proposez-vous ?
— Je m'appelle Valentin Valmont monsieur l'inspecteur. Je suggère que ces deux filles, qui ne sont pas mes amies mais de simples camarades de classe, payent les vêtements qu'elles ont tenté de voler et que vous en restiez là avec juste un petit sermon. Regardez-les, ce ne sont pas d'arrogantes voleuses professionnelles. Vous pouvez être certain que jamais elles ne recommenceront, ni ici, ni ailleurs. Je me porte garant pour elles. Si vous voulez, vous pouvez téléphoner à l'adjudant-chef Lemoine qui dirige une petite brigade en France en Haute-Savoie. Lui sera garant pour moi.
— Ah, la Haute Savoie ! La plus belle région de France. Je connais Chamonix, le téléphérique de l'aiguille du midi, les lacs dans la montagne... Mais revenons à cette affaire. Combien valent ces tricots, vingt quatre livres et cinquante pence plus vingt et une livres et quatre vingts pence ce qui fait...
— Quarante six livres et trente pence, intervint Valentin.
— C'est cela. Demandez leur de payer et je les laisserai partir librement.
— Bon, les jumelles, si vous payez vos « achats » spontanément, je me suis arrangé pour qu'il vous libère avec seulement une admonestation, sinon, c'est la présentation à un juge de paix. Que décidez-vous ?
Océane et Marine sortirent leurs porte-monnaie. Marine déposa ses quinze livres sur le bureau, auxquelles Océane ajouta piteusement les sept livres et cinquante pence qu'il lui restait.
— C'est tout ce qu'on a, pleurnicha Marine.
— Vingt deux livres et quelques, il en manque, dit Valentin en sortant son portefeuille en toile duquel il sortit deux billets de dix livres et un de cinq qu'il ajouta à l'argent des filles, puis il reprit une livre et dix pence sur le bureau. Voilà monsieur l'officier, le compte y est.
Océane et Marine d'abord incrédules devant le geste de Valentin se levèrent d'un même mouvement pour venir déposer chacune un baiser sur ses joues pâles.
— Qu'est-ce qu'on peut faire pour te remercier ?
— Vous montrer un peu plus intelligentes à l'avenir et mieux choisir vos fréquentations. Récupérez donc vos achats, vous les avez payés maintenant.
— Nous te rembourserons intégralement dès que nous seront revenus en France, nous ferons n'importe quoi pour toi.
— Justement, arrêtez de faire n'importe quoi.
— Bon, Valentin, j'ai du travail. Encore bravo pour ce que tu as fait dans ce train, dit le chief inspector Manson. Tes camarades sont libres, je vais vous faire accompagner en voiture jusqu'à votre pension.
— Non s'il vous plaît, répondit Valentin après un coup d’œil à la pendule murale digitale du bureau qui indiquait seize heures quarante cinq, faites nous plutôt conduire au début de Oxford Street côté Marble Arch et ce sera parfait. Je voulais vous dire que, à par cette dernière séquence pullover, j'ai beaucoup aimé l'Angleterre. Merci monsieur l'officier.
Le soir, dans la chambre, Gilles, tout fier, montra ses achats à Valentin : un maillot rouge à manches blanches du club londonien d'Arsenal pour lui et une véritable théière anglaise avec une boite de thé Earl Grey pour ses parents. Bouboule plus modestement sortit de son sac une bouteille de HP Sauce et une autre de Sauce Worcester pour ses parents ainsi qu'une boite de chocolats à la menthe pour lui-même.
— Et toi Val, qu'est-ce que tu as acheté ? questionna Gilles, curieux.
— J'ai acheté la paix dans la classe pour vingt trois livres et quatre vingt dix pence !