Juste avant de quitter le collège ce samedi matin là, après avoir répondu du poing aux gris-gris habituels de son ami Gilles, Valentin lui demanda :
— Cet après-midi je vais en ville, cela te dit de m'accompagner ?
— Pourquoi pas. On y va en VTT ?
— Non, par ce temps gris froid et humide, je préfère prendre le car navette.
— Comme tu veux. Je te retrouve devant l'arrêt du collège un peu avant quatorze heures, c'est bon pour toi ?
— Impeccable.
Ponctuel comme à son habitude, Valentin arriva à treize heures cinquante neuf. Gilles était là, battant de la semelle.
— J'ai cru que nous allions rater la navette de deux heures, ça fait cinq minutes que je poirote et que je cours sur place pour me réchauffer.
— Il fera meilleur dans le bus, d'ailleurs le voici, répondit Valentin. Bon, ça va, il y a de la place.
Assis côte à côte dans le transport en commun aux vitres embuées, Gilles orienta la conversation.
— Tu as des nouvelles d'Emily depuis notre retour de chez les roast-beefs ?
— Oui et non. J'ai reçu un simple courriel assez banal avec une photo des filles de sa classe. Mais aucune sur la photo ne ressemble à un roast-beef.
— Excuse, je ne la visais pas. Tel que je te connais, tu as décortiqué la photo ?
— Oui mais je n'ai pas pu en extraire grand-chose. L'image était trop compressée et l’agrandissement que j'en ai fait accentue les flous sur la photo. Elle est bien plus jolie sur les selfies que nous avons pris à Brighton.
— C'est vrai qu'elle est belle. Je trouve qu'elle ressemble aux filles sur les photos de dans le temps ! Elle a l'air douce et gentille.
— Et pas bête, tu peux ajouter.
— J'ajoute. La seule chose, c'est qu'elle ne s'habille ni ne se coiffe pas à la mode.
— Explique !
— Elle porte une robe et un manteau au lieu d'un jean et un anorak. Ses cheveux longs sont à grosses boucles et non pas raides dans le dos.
— C'est peut-être pour cela que je l'ai remarquée, elle est différente.
— Alors tu es vraiment amoureux ?
— J'ai de l'attirance pour certaines filles de la classe comme Amandine, les jumelles, Pauline, Mathilde et même Margot mais aucune d'elle ne me fait cet effet là.
— Et Lucie ?
— Lucie est mignonne mais c'est chasse gardée, non ?
— Ben oui. Qu'est-ce que tu veux faire en ville ?
— Aller à la grande librairie. Nous allons devoir marcher à pied un bout de chemin.
— Oui, ben regarde dehors !
— Oulà, il pleut des cordes !
— Au terminus de la navette on n'aura qu'à prendre un bus urbain. La ligne 12 passe dans le centre.
— OK, je te fais confiance, tu connais la ville mieux que moi.
La navette s'arrêta, roues dans un torrent d'eau courant le long du trottoir. Les deux adolescents sortirent d'un bond et se précipitèrent sous l'abri bus.
— Quel déluge ! C'est rare une pluie aussi forte en décembre.
Un violent coup de tonnerre fit vibrer les vitres de l'abri.
— Je pense que le temps va se réchauffer, émit Valentin.
— Tu es météologue maintenant ?
— Météorologue. Non mais je sais d'après mon grand-père qui s'y intéresse qu'un orage survient quand de l'air chaud rencontre de l'air froid. Comme il fait froid depuis plusieurs jours, je pense donc que de l'air chaud arrive et donc que la température va monter.
— En attendant, c'est la cataracte. Tiens, voilà notre bus qui arrive.
Dès que le véhicule eut ouvert ses portes, Gilles et Valentin se précipitèrent à l'intérieur et s'installèrent dans le grand véhicule presque vide.
— Tu sais où descendre ? demanda Valentin.
— T'inquiète, je connais bien la ville. Alors comment tu vois la suite avec ton Emily ?
— Je ne sais pas. Je suis bien avec elle, elle est bien avec moi. Tant que ce sera comme ça, je resterai avec elle, comme toi avec Lucie je suppose.
— Oui, c'est exactement ça. Tu l'as déjà embrassée ? Sur la bouche je veux dire...
Valentin sourit sans répondre. Son esprit fulgura du bord du lac à la gare de Brighton. Il ferma un instant les yeux pour revivre ces moments éternels.
— Bon, je crois que vais trop loin avec mes questions indiscrètes. Mais à voir ton air ravi, j'ai ma réponse.
— Dis-moi Gilles, je ne reconnais pas le centre ville. Tu connais le parcours du bus ?
— Attends, je regarde où on est, répondit-il en frottant la buée de la vitre de la paume de la main.
Gilles fronça les sourcils d'incompréhension. Il se leva et se dirigea vers le conducteur.
— Excusez-moi monsieur, la ligne 12 ne passe plus par le centre ville ?
— Si, répondit laconiquement le chauffeur.
— Alors pourquoi on n'y passe pas ?
— Parce que je fais la ligne 21.
— Hein ?
— Tu es dans un bus de la ligne 21, c'est affiché dans l'indicateur lumineux extérieur.
— Où est-ce qu'on est là ?
— On arrive à l'arrêt « Chez Toineur. »
— Aïe ! Et il en passe tous les combien de temps des bus ?
— Prochain départ du terminus pour le retour à dix sept heures. Vous demandez l'arrêt ?
— Heu oui. Valentin, viens, on descend.
Quand ils furent descendus, abrités de la pluie par l'auvent couvert de graffitis de l'abri, Valentin, qui n'avait pas entendu toute la conversation, demanda :
— Qu'est-ce qui se passe ?
— On s'est gouré de bus !
— On ?
— Oui, bon, je me suis trompé, j'ai pris le 21 pour le 12.
— Tu confonds souvent les chiffres ?
— Cela m'arrive. Des fois je chope une banane en math à cause de ça alors que mon raisonnement est juste.
— Une banane ?
— Une piteuse, une mauvaise note, quoi !
— Fais attention quand tu achètes quelque chose, 12 euros ce n'est pas pareil que vingt et un euros.
— Ne te fous pas de moi, ça peut arriver à tout le monde.
— Pas sûr... Bon, il faut prendre une décision. Nous n'avons que deux solutions, un : attendre le bus de retour...
— Plus de deux heures à poireauter !
— et deux : revenir à pied. Tu connais le chemin ?
— « Marchons, marchons... » chanta Gilles. Heu non pas bien, en fait je ne connais pas du tout ce secteur de la ville.
— Je n'ai pas pris mon iPhone parce qu'il était déchargé. Tu as une application de guidage dans le tien ?
— Ben non, d'habitude je sais toujours où je suis.
— Sans connexion Wifi, impossible d'en télécharger une. Écoute, la pluie s'arrête et on aperçoit un coin de ciel bleu, avançons dans le sens opposé à la route du bus. Il n'est pas folichon ce quartier, rien que des immeubles, et plutôt sales !
— Oui, en effet répondit Gilles en jetant un regard à circulaire. Attends un peu, regarde derrière nous voilà deux types qui viennent. C'est deux jeunes, je vais leur demander la route, décida Gilles.
Deux grands adolescents, l'un en survêtement gris terne, l'autre en survêtement noir tâché, capuches sur la tête, s'avançaient vers les deux amis.
— Hé les gars, c'est quoi le chemin le plus court pour aller dans le centre ville ?
— Oh, t'es qui toi pour oser me parler ? répondit agressivement la capuche noire.
— Oh, calme ! Je te demande simplement un renseignement.
— Tu ne me tutoies pas et tu baisses les yeux quand tu me regardes, vu ?
— Comment veux-tu que je te vois si je baisse les yeux hé rigolo !
— Mais tu m'insultes ! Hé, il m'insulte, répéta-t-il en se tournant vers le survêtement gris. Une insulte, une amende ! Dix euros tout de suite si tu ne veux pas recevoir la branlée de ta vie, minable.
— Attends, je ne t'insulte pas, je désire simplement un renseignement, si tu ne veux pas le donner, tu ne le donnes pas, c'est tout ! Salut. Viens Valentin.
Valentin soucieux examinait plus attentivement les deux jeunes loubards : doigts jaunis, odeur douceâtre, poches ventrales de survêtements gonflées.
— Stop, toi ! Tu payes et tu te casses ! reprit le survêtement noir qui semblait être le chef.
— Non mais pour qui tu te prends ! Je ne vais rien te payer du tout, laisse-moi passer !
Le jeune en gris qui avait pris position derrière Gilles sortit une petite matraque de sa poche de haut de survêtement et le jeune en noir un poing américain qu'il glissa sur les doigts de sa main droite avec une lenteur calculée, ce que voyant Valentin sortit dix euros de son porte-monnaie et tendit le billet.
— Tenez, dit-il sans regarder son interlocuteur. Viens Gilles.
— Hé, doucement là, toi tu te mêles de tes affaires, c'était pas toi qui était à l'amende. Mais maintenant tu l'es ! fit l'habit noir en saisissant le billet. Toi tu payes aussi, reprit-il en désignant Gilles.
— J'ai pas un rond.
— Vide tes poches tout de suite !
Pâle et défait, Gilles retourna les poches de son jean.
— Tu vois, j'ai rien.
— Ton anorak !
Gilles sortit deux euros et quelques pièces jaunes, sa carte de bus, un opinel et son téléphone portable.
— Donne ! ordonna le meneur en tentant de saisir le smartphone.
— Non, pas mon portable, j'en ai besoin, résista Gilles.
Le jeune en gris qui était toujours derrière Gilles lui asséna un violent coup de sa petite matraque dans les reins.
— Aïe ! Non, je ne vous donnerai pas mon portable s'obstina Gilles en tentant de s'échapper.
Une volée de coups dans le dos le fit crier de peur et de douleur. Le loubard en chef frottait le métal de son poing américain avec un rictus gourmand. Valentin prit le téléphone des mains de Gilles, le tendit au survêtement noir puis attrapa le bras de son ami et l’entraîna. Ils coururent le plus vite qu'ils purent, croisèrent une rue puis une deuxième. Au niveau de la troisième, toujours courant, Valentin se retourna, les deux petits loubards n'avaient pas bougé. Il entraîna Gilles dans la rue qui croisait celle de leur fuite puis s'arrêta.
— Mais putain, mais pourquoi on les a laissé faire ! gémit Gilles. Mon téléphone, toutes mes photos, mes messages de Lucie, tout ! Pourquoi on les a laissé faire...
— Une matraque, un poing américain, deux mecs agressifs plus âgés et plus forts que nous, ça ne te suffit pas comme raisons ? Tout ce que nous avions à gagner, c'était de prendre des coups et peut-être un mauvais coup qui nous aurait estropié pour la vie. Crois moi, un téléphone et quelques euros ce n'est rien par rapport à ce qui aurait pu nous arriver. Nous nous en sommes tirés, je m'estime heureux.
— Tu ne m'as pas habitué à être aussi défaitiste, à te laisser faire comme ça. Putain mon portable... Imagine qu’ils t’aient pris le tien avec tes photos d’Emily...
— Qui te dit que nous allons nous laisser faire ? argumenta Valentin en regardant discrètement dans la rue de l'agression. Les deux loubards qui avaient repris leur marche chaloupée tournaient dans la première rue que Gilles et Valentin venaient de croiser.
— Viens, retournons-y discrètement.
— Tu es fou ? Après ce que tu viens de dire...
— Je veux simplement tenter de savoir où ils habitent, ils viennent de tourner dans la première rue avant celle-ci.
— Mais qu'est-ce qu'on va faire pour mon portable ?
— Chaque chose en son temps. Là nous ne pouvons strictement rien faire pour le récupérer mais si on réussit à trouver leur planque, tout sera possible.
— En attendant ils vont épuiser mon forfait téléphonique.
— À mon avis, ils ne l'ont pas volé pour téléphoner mais pour le revendre. Armés comme ils le sont, ce n'est sûrement pas leur coup d'essai. Comment tu le sors de veille ton téléphone, avec ton empreinte ou un code ?
— Les deux. L'un ou l'autre je veux dire.
— Donc pour le moment, ils sont coincés. Tu as ton numéro IMEI ?
— Non, c'est quoi exactement ?
— L'identité de ton appareil. Tu as gardé l'emballage de ton achat ?
— Ce sont mes parents qui m'en ont fait cadeau, mais oui, je crois qu'on a tout gardé.
— Alors nous trouverons ce numéro qui permet de faire bloquer l'appareil par ton opérateur si on ne le récupère pas.
— Tu es vraiment costaud dans ce domaine là !
— Je suis un dinosaure qui lit les notices, répliqua Valentin en souriant. Viens, essayons de loger ces m'as-tu-vu.
Les deux amis, sur le qui-vive, prêts à s'enfuir au pas de course, rebroussèrent chemin jusqu'au croisement où avaient disparu leurs ennemis. Dans la rue, quatre immeubles semblables encadraient un îlot de verdure planté de conifères. Un groupe de jeunes discutait autour de quelques scooters. Valentin fit signe à Gilles de s'accroupir derrière une voiture stationnée le long du trottoir.
— Ils sont là-bas, dit Gilles à voix basse.
— Je connais cet endroit, répondit Valentin en chuchotant, c'est le Clos des Pins.
— Comment ça, je croyais...
— Chut ! souffla Valentin avec un geste impératif, viens j'en ai assez vu.