VALENTIN AMOUREUX

18. SUSPICION BIENVEILLANTE

Ayant réussi à lancer le sac contenant l'arsenal sur un bout de pelouse dans la cour de la gendarmerie, les deux amis, après avoir décidé de se revoir le lendemain matin dès dix heures, se séparèrent et se hâtèrent vers leurs maisons respectives.
À neuf heures du matin, Gilles se présenta à la porte de la maison des grands-parents de Valentin.
— Valentin, c'est pour toi ! cria sa grand-mère après les saluts d'usage et avant de rejoindre son mari dans la cuisine.
L’adolescent parût au sommet de l'escalier intérieur, en pyjama, pieds nus, cheveux en pétard.
— Salut Val, bien dormi ? demanda Gilles, mine chiffonnée et yeux cernés.
— Pas assez, bailla Valentin et toi ?
— Mal, très mal.
— Monte dans ma chambre, tu m'expliqueras, dit Valentin pressentant un problème de téléphone. Alors ? questionna-t-il quand ils furent isolés dans son domaine privé, un problème sur ton iPhone ?
— Exactement. Cette nuit, aussitôt rentré, je l'ai mis en charge, j'ai réussi à l'allumer mais rien ne fonctionne.
— Ils ont dû essayer de s'en servir mais au bout de trois erreurs de code, il s'est bloqué.
— Ce sont des idiots ! À quoi peuvent leur servir des téléphones bloqués ?
— Il y a tout un tas de moyens pour débloquer légalement ou non un smartphone. Tu peux trouver sur internet des logiciels pour le faire. Leur deal c'est de les débloquer et de les revendre. Pour toi, faisons les choses légalement, tu as tes codes puk et imei ?
— J'ai apporté le support de ma carte sim, il y a des tas de chiffres dessus.
— Montre. Oui, il y a tout ce qu'il faut. Je vais me connecter avec ma tablette au site de ton fournisseur qui nous donnera le mode opératoire. Tu veux le faire toi-même ?
— Non, j'ai plus confiance en toi qu'en moi pour ces choses là.
Valentin était en pleines manipulations sur l'appareil de son ami quand son propre téléphone vibra. Un coup d’œil à l'écran lui indiqua : « Lemoine appelle. » Il décida de ne pas prendre la communication et continua ses manœuvres sur celui de Gilles.

— Et voilà, comme neuf ! triompha-t-il un quart d’heure après en tendant à l’appareil à son ami, tu n'es plus un pauvre gars isolé du monde !
— Vrai ? Ah, il faut que je t'embrasse !
— Eh, doucement, je ne suis pas Lucie, répliqua Valentin en tendant une main que Gilles serra avec effusion.
— Dis donc Gilles, pendant que je manipulais, Lemoine a appelé.
— Oh, nom d'une pipe ! Qu'est-ce qu'il voulait ?
— N'ayant pas pris l'appel, je n'en sais rien, mais nous pouvons deviner.
— Ça a rapport au sac qu'on a balancé, tu crois ? Comment peut-il savoir que c'est nous ?
— Il est probable que la gendarmerie soit équipée de caméras se surveillance.
— Donc ils ont tout vu ! Oh p..., on est mal !
— Du calme, il faisait nuit noire. La caméra a pu capter deux silhouettes mais sûrement pas des images précises.
— Tu me rassures un peu... mais alors pourquoi est-ce qu'il appelle ?
— Les silhouettes filmées lui ont fait penser à nous deux, mais il ne peut pas en être sûr. Il a dû se demander quels jeunes sont capables d'une telle action. Il sait bien que la plupart de ceux de notre âge n'aiment pas les gendarmes par principe mais il sait aussi que toi et moi nous n’avons pas ces principes idiots, que nous ne leur sommes pas hostiles, donc il a pensé à nous et il veut confirmation.
— Tu vas lui dire ?
— Non, évidemment, mais peut-être le mettre sur la piste, comme quoi nous avons entendu dire que des jeunes se font racketter dans le quartier du Clos des pins.
— Alors tu vas le rappeler ?
— Oui, sinon il se demandera pourquoi je ne le fais pas et en déduira automatiquement que je suis dans le coup, et avec qui je te demande ?
Valentin avait à peine fini sa phrase que le téléphone de Gilles se mit à vibrer.
— Embrasse-la pour moi, anticipa Valentin.
Gilles prit immédiatement l'appel.
— Allô Lucie...
— Non, ce n'est pas tout à fait Lucie, monsieur Gilles Arroux, mais l'adjudant-chef Lemoine. Tu es disponible pour une ou deux questions ?
— Bien sûr mon adjudant-chef, bredouilla Gilles eu mettant le haut-parleur de son smartphone.
— Simplement Gilles, pourquoi as-tu jeté un sac dans la cour de la gendarmerie cette nuit ?
— Cette nuit, on était couché, ce n'est pas nous, répondit Gilles avant de se rendre compte qu'il venait de tomber dans un piège.
Valentin leva les bras avec une expression fataliste. Il regarda Gilles en secouant la tête. Ayant pris conscience de sa boulette, Gilles pinça ses lèvres en arrondissant le dos.
— Comment pas vous ? poursuivit le gendarme, comment sais-tu qu'il y avait plusieurs individus ?
— Je n'en sais rien, j'ai dit ça comme ça, tenta Gilles.
— Nous avons une vidéo montrant deux jeunes en train de jeter un sac au dessus de la clôture et une silhouette correspond bien à ta corpulence. Je le saurai vite car nous opérons un relevé d'empreintes digitales.
— Ce n'est pas la peine, vous ne trouverez rien.
— Ah oui ? Pourquoi ?
— Parce qu'on avait... parce que cette nuit... parce que c'est pas nous... s'embrouilla de nouveau Gilles.
Excédé, Valentin prit le téléphone des mains de son ami.
— Allô, mon adjudant-chef ?
— Tiens, voilà le complice. Alors vous aviez des gants, c'est ça ? Je vous attends tous les deux dans une demie heure à la gendarmerie.
— C'est une convocation officielle mon adjudant-chef ?
— Mais non Valentin, juste une invitation à venir manger des croissants avec moi, j'envoie le brigadier Guimard en acheter. Après une nuit blanche, vous devez avoir une petite faim.

Vingt minutes après, visages rougis par le froid, les deux amis se présentèrent devant le portail de la gendarmerie, portail qui s'ouvrit sans sollicitation, preuve qu'ils étaient attendus et guettés. Avant d'entrer dans le local d'admission du public, Valentin tête levée fit un tour lentement sur lui-même.
— Tu cherches la caméra n'est-ce pas ? fit la voix à la fois rude et bonhomme de l'adjudant-chef Lemoine venu spécialement les accueillir, elle est bien dissimulée donc d'autant plus efficace. Entrez dans mon bureau, bande de sacripants.
Dans le bureau, sur un plateau supporté par deux tréteaux se trouvaient le sac de sport ainsi que cinq smartphones, le pistolet avec à côté de lui un chargeur plein, les armes blanches, la matraque et le poing américain, un sac d'herbe, une grosse boite d'allumettes, un rouleau de billets de banques tenu par un élastique ainsi que les étoiles métalliques à lancer. Quand les deux adolescents furent assis face au bureau de l'adjudant-chef, celui-ci ouvrit un sachet contenant effectivement des croissants à l'appétissante odeur de levure chaude.
— Tenez, mangez. Vous ne prenez pas de café je suppose, que désirez-vous boire ?
— Rien, merci mon adjudant-chef, déclina Valentin.
— Rien non plus, ajouta Gilles la bouche pleine.
— Donc, pour en venir à notre affaire, je vous écoute.
— Que désirez-vous savoir ? demanda Valentin en savourant son croissant.
Le gradé désigna le plateau sur lequel reposaient les armes.
— Manque-t-il quelque chose ?
Valentin sourit en constatant le nouveau piège posé par l'adjudant. Gilles semblait se préoccuper des miettes tombées sur son pantalon. Le gendarme comprit que Valentin était sur ses gardes et allait réfléchir avant de répondre.
— Bon, changeons de méthode, enchaîna-t-il, est-ce bien vous qui avez lancé ce sac et son contenu dans la cour.
— Effectivement, c'est bien nous.
— Vous saviez ce qu'il contenait ?
— Oui, sinon nous ne vous l'aurions pas transmis.
— Bien entendu. Je sais que vous êtes des petits gars honnêtes. Comment ce sac est-il entré en votre possession ?
— C'est en cherchant à récupérer mon téléphone, intervint Gilles, deux sales types me l'avaient volé.
Lemoine regarda Gilles en hochant approbativement la tête.
— Continue Gilles, comment cela s'est-il passé ?
— Et bien, Val et moi on se promenait en ville. Comme on s'était un peu égarés loin du centre, j'ai demandé notre chemin à deux jeunes plus vieux que nous qui passaient. Ils ont joué les durs, ils ont dit qu'on leur manquait de respect, qu'on était à l'amende de dix euros et pour finir m'ont obligé à vider mes poches et n'ont volé mon. Téléphone. J'y tiens moi à mon iPhone.
— Comment s'y sont-ils pris pour vous obliger ? Ils étaient plus grands et plus forts que vous ?
Gilles se leva, se dirigea vers le plateau, désigna successivement la matraque et le poing américain.
— Ils étaient armés avec ça et ça.
— Hein ? Là ça devient très grave. Ils vous ont frappés ?
— J'ai reçu des coups de matraque dans le dos. J'ai encore un peu mal.
— Comment étaient ces jeunes ? Peux-tu me les décrire ?
— Ils étaient habillés en survêtements à cagoules tout crados. Un en gris, l'autre en noir.
— Sauriez-vous retrouver ce quartier de la ville ?
Valentin à son tour prit la parole.
— Vous savez bien que nous le savons, sinon nous n'aurions pas récupéré ce sac ! Il s'agit de la rue des Pins.
— Donc si je comprends bien, Gilles se fait voler son téléphone portable et toi rien.
— Je me suis fait arnaquer de dix euros, je n'avais pas mon iPhone sur moi. Dès que nous en avons eu l'occasion, nous nous sommes sauvés à toute vitesse, vous pouvez me croire.
— En général je te crois. Comment avez-vous découvert leur cachette ?
— Nous sommes partis en courant pour les semer mais nous avons réussi à repérer l'endroit où ils sont allés. Il s'agit du Clos des pins.
— De mémoire, le Clos des pins se compose d'une pelouse plantée d'arbres et de quatre immeubles d'une trentaine de logements chacun. Comment avez-vous fait pour localiser précisément l'endroit du recel ?
— C'est quoi ça, le recel ? intervint Gilles.
— Je parle du lieu où l'on cache et garde les objets volés. Alors ?
— Je suis désolé mais je n'ai pas le droit de vous dire comment, j'ai donné ma parole. Je peux en revanche vous préciser où.
— Attention Valentin, là il est question de détention d'armes et de drogue, il n'y a plus de parole qui tienne !
Devant le silence obstiné de son ami, Gilles se décida :
— Valentin a donné sa parole mais moi pas. Immeuble C, cave numéro treize. La clé se trouve au dessus de la porte de la cave quinze. Nous ne pouvons rien dire d'autre sinon que le sac contenait un téléphone en plus, le mien et dans le rouleau de billets il y avait dix euros de plus que nous avons repris. Il n'y a pas nos empreintes sur le sac car comme vous l'avez deviné nous avions des gants. C'est tout ce que nous pouvons vous dire.
— Vous eussiez mieux fait de tout laisser sur place et de me prévenir au lieu de monter une telle expédition nocturne, incertaine et dangereuse.
— J'avais trop besoin de mon téléphone, vous comprenez ?
— Pas bien mais bon. Allez, partagez-vous le croissant qui reste. Si jamais il y a la moindre menace envers vous suite à cette affaire, vous me prévenez immédiatement, compris ? Allez, filez tous les deux.
— Avant de partir mon adjudant-chef, reprit Valentin, est-il possible de savoir si ce pistolet a déjà servi ?
— Effectivement, nos services techniques peuvent déterminer si une balle a bien été tirée par cette arme.
— Vous pouvez nous expliquer comment ?
— En gros, le technicien tire une balle dans une cible molle ensuite il la récupère et l'examine au microscope. Les micro-rayures que présente la balle sont la signature de l'arme qui l'a tirée car aucun canon n'est exactement semblable à un autre et les traces laissées sur la balle diffèrent selon l'arme utilisée. Un peu comme des empreintes digitales. Est-ce tout ?
— Donc si ce revolver a tué quelqu'un, vous allez le savoir ? demanda Gilles tout excité.
— Il s'agit d'un pistolet et non d'un revolver. Mais oui, nous le pouvons.
— Donc on a peut-être contribué à démasquer un assassin ?
L'adjudant-chef Lemoine sourit en entendant la réflexion de Gilles.
— Il n'y a pas eu de mort par balle dans la région depuis la tuerie de la route d'Orgeval dont toute la France a entendu parler, mais seulement des braquages !
— Qui a le droit de porter ces armes ? enchaîna Valentin, le pistolet, le coup-de-poing américain, les étoiles, la matraque...
— Aucun mineur de toute façon et pour les majeurs il faut soit un permis de port d'arme pour le pistolet, soit un motif légitime pour les autres armes. Quel âge ont les deux voyous qui vous ont rackettés ?
— Quinze ou seize ans.
— La question est : comment ces adolescents sont-ils entrés en possession de cet arsenal ? Je vais me mettre en contact avec la police de la ville pour enquêter sur ces deux individus et leurs relations. Mais vous, vous restez en dehors de ça, vous ne prenez aucun risque, vous passez par nous, c'est bien compris ?
— Oh, moi, puisque que j'ai récupéré mon téléphone, l'affaire est terminée... acquiesça Gilles. Au revoir mon adjudant-chef.
Valentin en souriant mit deux doigts au niveau de sa tempe en une esquisse de salut militaire.
— Au revoir les enfants. Demain je serai indisponible, je dois préparer un état des lieux de la gendarmerie de province que je vais présenter au congrès de Grenoble dans deux jours. S'il vous vient une idée ou si vous avez un renseignement à demander, n'hésitez pas, dit Lemoine en ouvrant la porte de son bureau, téléphonez, le brigadier Guimard vous répondra. Vous avez entendu Guimard ?
— Fort et clair mon adjudant-chef.