VALENTIN AMOUREUX

3. TRISTE JOURNÉE

Quand Valentin ouvrit les volets de la fenêtre de sa chambre vers neuf heures ce premier dimanche des vacances de Toussaint, le ciel était plombé, des bourrasques de vent du sud-ouest balayaient le jardin, emportant les dernières feuilles. Les montagnes estompées par un premier rideau de pluie d'altitude étaient grises. Il avait à peine refermé les battants de sa fenêtre que les premières gouttes ponctuèrent les vitres. « Triste dimanche » se dit-il.
Il alluma son smartphone, entra son code de déverrouillage et attendit plein d'espoir l'affichage du premier écran. Le chiffre quatre dans la bulle de l'icône de sa messagerie fit tressaillir son cœur d'un espoir irraisonné. Il toucha prestement l'icône en question et l'écran de ses SMS s'afficha : message de Gilles, message de Margot, message de Florian, message de Charles-Henri, mais d'Emily, rien !
Gilles lui demandait de lui repiquer sa musique de la veille, Margot s'excusait de n'avoir pas assez pris le temps de danser avec lui, Florian tentait de le faire changer d'avis sur Marine et Charles-Henri le remerciait d'avoir contribué à la réussite de sa fête.
Emily avait-elle eu le temps de relever son numéro avant de partir ?
Était-elle seulement partie ?
« C'est trop tôt, il faut que j'attende, d'ailleurs je ne peux rien faire d'autre ! Ce n'est pas drôle des vacances comme ça ! Quand je pense qu'en Australie on est en plein printemps ! » bougonna-t-il.
— Il pleut aussi au printemps, tu sais, répondit Jean-Claude son grand-père qui avait entendu.
— Oui Yanco, mais au printemps on a l'espoir du beau temps tandis que là...
— C'était prévisible avec la douceur de ces jours derniers et le vent du sud d'hier soir. Tu ne veux pas en profiter pour t'avancer dans ton travail scolaire ?
— Je n'ai pas besoin. En classe j'écoute et je retiens, je n'ai rien à réviser ensuite. Pendant ces vacances on a juste à faire une recherche sur les monuments et les curiosités de Londres en prévision du voyage scolaire.
— C'est quand ce voyage ?
— Fin novembre début décembre, trois jours sur place plus les voyages. En fait là j'ai surtout besoin de bouger, de me dégourdir les jambes, de sortir quoi.
— Mais il pleut très fort, lui fit remarquer Isabelle sa grand-mère !
— Ce n'est pas un problème si Yanco me prête son ciré. Avec ça et mes bottes, je ne risque pas d'être mouillé.
— Il est accroché à la patère dans l'entrée, prends-le. Tu vas où ?
— Voir le lac sous la pluie. Je le vois toujours par beau temps.
— Comme tu veux mon garçon, nous mangerons vers midi et demie.

Dès qu'il ouvrit la porte, des rafales de pluie lui cinglèrent le visage mais il ne s'en soucia pas. Le vent avait tourné au nord ouest et la température avait chuté d'une dizaine de degrés par rapport à la veille. Il mit les mains dans les poches du ciré, sentit la présence familière et rassurante de son smartphone. En dix minutes il couvrit le kilomètre le séparant du port. Les drisses des haubans des bateaux de plaisance cliquetaient sur les mats. Personne sur l'eau, personne sur la promenade, tout était gris sur gris, tristesse d'un jour du vilain automne. Valentin suivit le chemin vers le sud en direction de la villa de Charles-Henri. C'est le but qu'il s'avouait mais il savait qu'il se mentait. Il avait besoin de revoir le domaine d'Emily, là où pour la première fois de sa jeune vie il avait ressenti un véritable sentiment amoureux. Dès que la villa fut en vue il observa les fenêtres, elles étaient closes par leurs volets. « Elle est partie maintenant. A-t-elle eu le temps de relever mon numéro ? » Il s'approcha de la clôture en planches horizontales espacées et eut un coup au cœur, son inscription au plâtre étaient au trois quart effacée. À la suite de celle-ci il put distinguer quelques chiffres délavés eux aussi, peut-être un peu moins. Étaient-ils là quand il avait marqué son propre numéro de téléphone ? Impossible de se souvenir, il avait œuvré à la lumière du smartphone de Gilles et simplement éclairé ce qu'il écrivait. Il posa les yeux sur le piquet de clôture sur lequel il avait posé le restant du morceau de plâtre, il n'était plus là et n'était pas simplement tombé sous l'effet du vent car il ne se trouvait pas au sol à cet endroit. Valentin se déplaça vers les autres traces d'écriture et constata la présence sur la terre de morceaux blancs effrités ramollis par la pluie. Son cœur fit un nouveau bond dans sa poitrine. « Emily a voulu me communiquer quelque chose, son propre numéro probablement ! Mais pourquoi puisqu'elle avait dû lire le sien ? Il lui suffisait de lui envoyer un texto.
Il sortit son iPhone de la poche du ciré et consulta son écran d'accueil qui lui indiqua l'arrivée d'un nouveau message. Il toucha immédiatement l'icône. C'était un SMS de Mathilde qui se réjouissait de la fin de la guerre entre Charles-Henri et eux. Un peu déçu, il se raisonna : « Je ne vais pas rester là sous la pluie comme un idiot, je ne peux plus influencer la situation, autant rentrer. » Il fit demi-tour et commençait son chemin de retour quand il se ravisa. Ressortant son iPhone, il activa l'application Photo et prit plusieurs clichés des traces d'écriture qui faisaient suite à sa propre inscription qu'il photographia également. Ceci fait il rebroussa chemin vers la maison grand-parentale.
— Alors, c'est beau le lac sous la pluie ? se moqua son grand-père quand il eut franchi la porte d'entrée.
— Tu n'as pas pris froid au moins ? ajouta sa grand-mère inquiète.
— Ce n'était pas terrible mais tout va bien. Je monte dans ma chambre. Le repas est toujours prévu à midi et demie ?
— Exactement. Va te changer.
Arrivé dans sa chambre à l'étage, Valentin s'installa à son bureau secrétaire, alluma sa tablette qu'il synchronisa avec son iPhone et transféra les photos de la palissade. Il zooma sur son inscription puis sur celle qui faisait suite à la sienne. Quelque chose lui sembla bizarre. Il fit plusieurs fois l'aller et retour entre les deux photos puis les afficha côte à côte. Son inscription lui sembla plus estompée que l'autre, à peine s'il pouvait distinguer le V et quelques chiffres espacés. Sur la seconde il put déchiffrer le nombre +44 puis un peu plus loin 1273, les chiffres qui suivaient avaient coulé sous l'effet de la pluie. Pris d'une inspiration il cria à travers la maison :
— Za, Yanco, à quelle heure a-t-il commencé à pleuvoir ?
— Nous avons eu un orage cette nuit vers quatre heures du matin, dit son grand-père. Le tonnerre ne t'a pas réveillé ? Il n'a ensuite recommencé à pleuvoir que lorsque tu t'es levé. Pourquoi ?
— Heu, heu, parce que le torrent était boueux, la pluie de ce matin ne suffisait pas à l'expliquer.
— Bonne déduction mon garçon.
« Voyons, se dit Valentin, une inscription est plus effacée que l'autre, cela veut dire qu'elle a subi plus de pluie donc qu'elle est plus ancienne. La seconde aurait été écrite après l'orage mais avant le début de la pluie du matin donc avant neuf heures ce matin. Mais pourquoi effacée partiellement ? » Valentin réexamina son second cliché sur lequel quelques feuilles jaunies surplombaient les premiers chiffres. Ce doit être cela, les dernières feuilles d'un arbuste avaient détourné les gouttes de pluie. « Mais pourquoi Emily, si c'est bien elle qui a écrit ces chiffres, l'avait-elle fait ? » La réponse lui traversa l'esprit, fulgurante comme l'orage : la pluie de la nuit avait effacé son propre numéro et en désespoir de cause, Emily, ne pouvant le noter, avait tenté de lui communiquer un moyen de la contacter. Cette conclusion lui fit chaud au cœur, elle prouvait qu'Emily tenait autant que lui à ce qu'ils gardent un contact. Immédiatement après, Valentin se rembrunit : « À quoi peut me servir un numéro à moitié effacé ? » La tête dans les mains, les yeux rivés à son écran, il répétait mentalement les chiffres qu'il voyait : +44 1273. Combien manquait-il de chiffres ? Et pourquoi ce plus devant ?
— Tu descends Valentin ? cria sa grand-mère depuis la cuisine, le repas est prêt.
— J'arrive !
C'est en descendant l'escalier qu'un début de solution lui vint. +61, c'est l'indicatif qu'il devait faire quand il téléphonait à ses parents en Australie. +44 était donc probablement aussi un indicatif national. Il était prêt à parier qu'il s'agissait de celui de l'Angleterre.
Après le déjeuner, une fois remonté dans sa chambre, Valentin lança le navigateur de sa tablette et tapa +44 dans la barre de recherche. La réponse arriva immédiatement : indicatif téléphonique du Royaume Uni. Sa satisfaction fut immédiatement douchée par l'impossibilité évidente de trouver l'aiguille dans la meule de foin. « Et si j'essayais avec les chiffres suivants dans la recherche... Il ajouta 1273 à sa première requête. Un sourire éclaira enfin son visage quand il lut la première réponse : « indicatif téléphonique régional de Brighton ». Dans la foulée il tapa Brighton sur son clavier virtuel et se plongea dans les réponses du moteur de recherche.
Station balnéaire du Sussex à une heure de train de Londres, vaste plage de galets, 273.000 habitants, 475.000 pour l'aire urbaine.
Il réactiva sa visionneuse d'images et agrandit au maximum de la lisibilité l'endroit des chiffres effacés par la pluie, sans pour autant rien distinguer de nouveau. Il sortit alors d'un tiroir de son bureau secrétaire sa clé USB à double entrée, la brancha sur son téléphone, transféra les deux photos puis descendit au salon.
— Tu as l'air un peu moins morose, remarqua sa grand-mère, le moral revient ?
— J'ai regardé la météo sur internet, la pluie devrait cesser avant quinze heures, je pourrai peut-être faire un tour en vélo. En attendant, Yanco, je peux utiliser ton PC ?
— Vas-y, je n'en ai pas besoin pour le moment.
Valentin se rendit dans le bureau de son grand-père, introduisit le côté USB de sa clé dans le PC familial et transféra ses deux photos sur le bureau. Il lança ensuite le logiciel de traitement d'images, lui fit charger la seconde photo et l'agrandit, sans pouvoir rien distinguer de nouveau. Il fit alors passer la photo de couleur à noir et blanc et là, à la suite des premiers chiffres bien visibles, il distingua comme des rayures plus claires sur le bois devenu gris. Valentin força graduellement le contraste et apparurent quelques chiffres à la suite des premiers mais avec une marge d'incertitude : un 2 ou un 4, un 3ou un 8, un 1 ou un 7 ? Il fit subir le même traitement à la première photo pour comparer l'image des chiffres et la réalité de son propre numéro. Il finit par en tirer la conclusion que le numéro complet était probablement +44 1273 9292918.
Satisfait de ses conclusions, il envoya la photo retravaillée à sa propre adresse de courriel afin de pouvoir la transférer sur sa tablette.
« Qu'est-ce que je fais, j'appelle ? » Quelques secondes de réflexion le dissuadèrent. « Si elle est partie ce matin avant la pluie et à supposer que Brighton soit bien sa destination, elle ne peut pas être déjà arrivée, mais ça ne fait rien, je sais que maintenant je peux la contacter n'importe quand. »
Rasséréné, il fit le ménage sur le PC et, tout sourire, rejoignit ses grands-parents. Au dehors la pluie s'était arrêtée, un rayon de soleil se faufilait entre les nuages reconstitués.
— Je vais faire un tour en VTT, annonça-t-il tout joyeux.