VALENTIN AMOUREUX

21. GRENOBLE

Le véhicule de la gendarmerie piloté par l'adjudant-chef Lemoine en personne déposa Valentin sur le quai de l'Isère non loin de l'ancien palais de justice où devait se tenir le colloque de la gendarmerie.
— Je ne comprends toujours pas bien ton idée de visiter Grenoble en hiver mais bon. Rendez-vous dans deux heures ici même, sans faute, n'est-ce pas Valentin ? dit Lemoine en grand uniforme, avant de rejoindre un groupe de gradés qui discutaient devant l'entrée du superbe bâtiment.
— Pas de problème, je serai là.

Resté seul, Valentin sortit son smartphone, activa son application de géolocalisation et tapa l'adresse voulue : 17 rue Saint François. Le froid était mordant, l'humidité pénétrante. Écouteurs aux oreilles, il se mit en marche en suivant les indications fournies par son appareil. Il ne lui fallut qu'une dizaine de minutes pour arriver à l'endroit recherché. C'était une rue étroite desservant des immeubles anciens ou rénovés, bordée par des bornes arrondies et des quilles métalliques interdisant le stationnement. « Flûte, ce n'est pas là que je vais repérer cette fichue voiture ! Qu'est-ce que j'espérais ? Qu'elle soit garée devant la porte du dix-sept ? Réfléchis mieux que cela Valentin ! »
Tapant des pieds pour se réchauffer, il regarda machinalement l'heure sur son appareil. « Je suis bête se dit-il, il n'y a pas encore une demie heure d'écoulée ». Ses yeux se posèrent sur l'icône photographique, il décida de prendre une photo de la porte du 17 de la rue Saint François. « Encore une heure et demie à patienter dans ce froid, qu'est-ce que je fais ? Pris d'une soudaine impulsion, il s'avança vers l'interphone. Un bouton lui permit de faire défiler les noms des occupants. Arrivé à la lettre F apparut le nom de Ferrand. Oubliant toute timidité, il sonna. Rien ne se passant, il doubla son coup de sonnette, toujours sans succès. Il en était à hésiter sur la conduite à tenir quand une dame d'une cinquantaine d'années se présenta à la porte.
— Vous désirez entrer jeune homme ? Vous allez chez qui ?
— Bonjour madame, je désire voir monsieur Ferrand mais il ne répond pas.
— C'est normal, il vient de partir à Paris.
— Ah, il est parti en voiture ?
— Par le train, il ne peut plus conduire.
— Il est handicapé ?
— Oh non, loin de là, mais il n'a plus de points sur son permis qu'il m'a dit, il a dû laisser sa voiture au garage.
— Ah ! Bon, tant pis, merci madame.
« Chou blanc ! » marmonna Valentin, « qu'est-ce que je fais maintenant ? Voyons, si ce monsieur est parti en train, sa voiture est bien garée quelque part... Bon sang, qu'il fait froid dans cette rue, je déteste cette humidité. Il faut que je trouve un bar, un salon de thé ou une brasserie pour me réchauffer » Il rebroussa chemin jusqu'au carrefour des rues et scruta les enseignes. « Ah, là-bas peut-être ! ». Il avança en tapant ses pieds au sol vers l'enseigne lumineuse d'un café à l'ancienne affichant fièrement « Au rendez-vous des amis ».
Peu de monde à l'intérieur, Valentin choisit une table près de la vitre donnant vue sur la rue.
— Pour le jeune homme, qu'est-ce que ce sera ? Je rappelle qu'on ne sert pas d'alcool aux mineurs, dit à la cantonade un homme qui s'était avancé vers sa table.
— Pas de danger ! Je suis juste venu me réchauffer. Je peux avoir un chocolat chaud ?
— Ça marche !
Le sifflement du percolateur insufflant de la vapeur bouillante dans la grande tasse de chocolat cessa. Le bistrotier s'avança vers la table de Valentin et déposa la tasse fumante devant lui.
— Un chocolat bien chaud pour le jeune homme. Cela fait trois euros tout rond.
— Je vous paye tout de suite, dit Valentin en sortant un billet de cinq euros de son portefeuille de toile. Dites-moi, où peut-on garer sa voiture quand on vient dans le quartier ?
— Ne me dis pas que tu conduis une voiture à ton âge !
— Non, bien sûr, répliqua Valentin en soulevant son téléphone. C'est pour mon grand-père qui doit venir me chercher et passer la journée à Grenoble.
— Il y a le parking souterrain Philippeville par-là, fit le patron avec un vague geste du bras ou le parking Lafayette de l'autre côté.
— Le plus près, c'est le garage hélicoïdal, intervint un consommateur deux tables plus loin.
— Oh, merci monsieur, c'est dans quelle rue ?
— Bressieux, rue de Bressieux. À gauche en sortant d'ici.
— Merci, j'irai voir, répondit Valentin en mettant ses mains autour de la tasse chaude.
— Ton grand-père n'est pas sûr d'avoir une place. Ce sont pour la plupart des box privés. Tiens, voilà ta monnaie.
— Merci pour les renseignements.
Quand il eut fini son chocolat, Valentin appela l’application « Plans » de son smartphone et tapota « rue de Bressieux » puis toucha la mention : piéton. « Quatre minutes » indiqua l'appareil en affichant le plan du quartier avec l'itinéraire.
« J'ai encore une bonne heure à attendre, pourquoi ne pas essayer d'inspecter ce parking » pensa-t-il en se levant de table.
— Au revoir ! lança-t-il au patron et à l'homme qui venait de le renseigner.
— Au revoir jeune homme, au plaisir...

Dès qu'il fut dehors, Valentin cala ses écouteurs dans les oreilles et se laissa guider. Quand il fut devant le six de la rue de Bressieux, il laissa échapper un sifflement d'admiration « voilà un parking qui ne ressemble à aucun autre ! » Une grande porte métallique basculante jouxtait une porte visiblement destinée aux piétons, toutes deux fermées, l'ensemble s'inscrivant dans un porche en anse de panier.
« J'attends un peu, quelqu'un finira bien par entrer ou sortir » se dit-il après avoir vainement tenté d'ouvrir la porte piétons. Après quelques minutes, effectivement la grande porte bascula et une imposante Mercedes s'engagea en sortie. Valentin s 'avança, fit un sourire au conducteur en disant « merci, j'en profite ! » À peine à l'intérieur, il poussa un nouveau sifflement admiratif devant l'ensemble « art déco ». Une rampe hélicoïdale avec une murette intégrant des piliers de soutènement desservait plusieurs étages de box et s'élevait autour d'un immense puits elliptique, l'ensemble était éclairé vingt mètres plus haut par une imposante verrière. Négligeant l’ascenseur et l'escalier, Valentin s'engagea sur la rampe réservée aux voitures. Il s'arrêta devant chaque box fermé, utilisant la torche de son iPhone pour en éclairer l'intérieur par les espaces entre porte et cloison. Il était un peu plus de quinze heures, la plupart des garages étaient vides. Il dut s'aplatir contre l'un d'eux pour laisser passer un véhicule montant. C'est au troisième niveau que son intuition s'avéra bonne. À l'intérieur d'un box fermé il put éclairer l'arrière d'une BMW couleur beige foncé. Il éclaira la plaque minéralogique : CD 831 PB 38. Positionnant l'objectif de son appareil au niveau de l'interstice entre la porte et le support de celle-ci, il prit une photo du véhicule puis zooma sur la plaque et déclencha une nouvelle prise de vue.
En partie satisfait des résultats de sa petite enquête, il rebroussa chemin en empruntant cette fois l'escalier. La porte pour piétons permettait dans ce sens la libre sortie dans la rue de Bressieux.
« C'est donc bien ici que loge le copain de mes deux loubards ! » conclut-il. Mais quelque chose le turlupinait. « C'est quand même étrange qu'un homme d'un âge avancé si j'en juge par son prénom, qui habite dans un bel immeuble, qui dispose d'une belle voiture probablement très chère avec un box dans un parking de luxe puisse s'accoquiner avec deux petits malfrats et surtout leur infliger une correction. »
Sans réponse à ses interrogations, il se dirigea vers la rivière toute proche. Il s'attendait à voir l'eau claire d'un torrent de montagne mais fut déçu par sa couleur boueuse. Pourquoi est-elle si noire cette rivière ? se demanda-t-il. Il n'eut pas le temps d'échafauder des hypothèses, dans sa poche de pantalon, contre sa main au chaud, l'iPhone vibra. Il sortit l'appareil et regarda l'écran qui affichait un numéro familier mais pas encore mémorisé.
— Allô ?
— C'est Hugo. Je t'appelle pour te dire que la BM dont nous avons parlé est là au parking du Clos des Pins.
— La BMW ? Tu dois faire erreur !
— Pas du tout. Le type est en train de discuter à l'écart avec Medy et Tintin.
— Vérifie le numéro de la voiture.
— Je la prends en photo mine de rien et je te l'envoie puisque tu ne me crois pas.
— OK, fais comme ça. Il a quel âge le type ?
— Le même que la dernière fois ! Environ vingt-cinq.
— Bon, envoie la photo... Ah aussi, quand tu discuteras avec tes deux potes, essaie de savoir le nom du mec à la BMW.
— Ce ne sont toujours pas mes potes mais promis, j'essaierai. Si j'ai quelque chose, tu auras un autre SMS.
— Merci, salut.
— Attends. Tu peux essayer de dire un peu de bien de moi à Camille ? Je crois qu'avec elle j'ai eu tout faux.
— C'est aussi ce que je pense. Je verrai. Envoie vite la photo puis efface-la de ton téléphone ! Salut.
Une minute après avoir mis fin à la conversation, son téléphone vibra de nouveau. Il ouvrit aussitôt le message et eut un vertige d'incompréhension en regardant la photo. C'était effectivement exactement la même voiture que celle qu'il venait de voir et de photographier dans un box du garage hélicoïdal. Il agrandit au maximum la zone concernant la plaque minéralogique, aucun doute n'était plus permis.
« Même constructeur, avec la même couleur, la même puissance et la même immatriculation. Impossible » se dit-il, « une voiture ne peut pas être à deux endroits différents en même temps, l'ubiquité n'existe pas sauf dans les contes débiles ! »