Aussitôt arrivé dans le hall de la maison familiale, il se dépouilla de son ciré et de ses bottes puis en quatre foulées monta les marches jusqu'au premier étage. Après une courte réflexion il cria depuis sa chambre à l'intention de ses grands-parents :
— Za, Yanco, je peux utiliser l'ordinateur ?
— Bien sûr Valentin, répondit le grand-père depuis la cuisine, mais ferme d'abord ma session.
— OK, merci.
Seul dans le bureau de son grand-père, installé sur le siège à roulettes devant l'écran du PC familial, Valentin ferma donc la session en cours et ouvrit la sienne. Il entra son nouveau mot de passe : VALY, attendit qu'apparaisse son fond d'écran représentant la plage de Brighton et que ses logiciels se chargent en mémoire. Il activa ensuite le programme de messagerie puis rapatria le double de sa correspondance. Celui d'Emily qu'il lut avec avidité lui parût neutre, impersonnel, plutôt froid. Il était écrit dans un français parfait.
Bonjour,
Je m'appelle Emily Gilmore, j'ai presque quatorze ans et j'habite Brighton, dans l'East Sussex au sud de l'Angleterre. Votre adresse électronique m'a été communiquée par le collège que je fréquente dans le but de correspondre pour perfectionner l'usage de nos langues respectives et permettre des échanges culturels.
Accepteriez-vous d'être mon correspondant ?
Sincèrement à vous,
Emily Gilmore
emily.gilmore@sky.uk
Valentin savait bien qu'il n'avait pas communiqué son adresse à un quelconque collège anglais. Il en déduisit qu'Emily avait trouvé ce prétexte pour lui écrire sans attirer les foudres de son père qui ne pouvait qu'approuver des échanges éducatifs pour sa fille. « Futée » pensa-t-il avec un sourire intérieur.
Après avoir convenablement positionné le curseur de la souris en haut de l’écran, il cliqua sur Édition et, dans le menu déroulant qui apparut, glissa jusqu'à Sélectionner et enfin cliqua sur Tout. Le fond du message se colora en bleu, une longue suite de lignes se matérialisa en blanc sur le fond bleu, complétant ainsi de façon apparente l'invisible du message initial. Emily avait parfaitement retenu la technique que Valentin lui avait suggéré. Elle avait en plus ajouté un large espace vierge correspondant à une hauteur d'écran pour laisser croire que le message était bien terminé après la première partie, ceci en cas de sélection volontaire ou non du texte.
Valentin, le cœur explosant de bonheur put ainsi lire sa première lettre d'amour.
Bonjour mon Valentin,
Si tu réussis à lire ces lignes, c'est que ton astucieux stratagème fonctionne et ton prochain message que je vais guetter me le confirmera. Je vais commencer ma lettre par une anecdote : quelque chose qui s'est passé dans ma famille le jour où tu as réussi à me rejoindre sur la plage de Brighton. C'était le soir, mon père, comme à son habitude, avait allumé le téléviseur du salon pour prendre connaissance des informations. Une séquence filmée par un téléphone portable, est passée en boucle montrant l'agression d'une jeune femme dans le train Londres Brighton par un type à la mine patibulaire et l'action d'un très jeune homme qui a osé prendre sa défense. Je ne regardais pas mais mon père a commenté : « Que voilà un jeune homme courageux. Fort heureusement il y a encore de jeunes anglais courageux ! Courageux et modeste à la fois ! »
Il faut dire que mon père apprécie le courage !
Il a ajouté s'adressant à moi : « J'aimerais que tu saches choisir tes amis parmi les jeunes comme ça ! ». À ce moment-là, j'ai regardé l'écran et mon cœur s'est arrêté de battre dans ma poitrine, je crois que je suis devenue toute pâle mais heureusement il n'a rien remarqué. Pendant que la scène du train continuait à passer en boucle dans la partie gauche de l'écran, le présentateur a expliqué que leurs journalistes ont réussi à retrouver la jeune femme agressée qui se répand en remerciements envers son sauveur mais personne n'a réussi à identifier le jeune homme dont ils ont montré une image agrandie. Personne ne sait qui il est... sauf moi !
J'ai vu et revu la séquence vidéo. Valentin tu es un héros et je suis l'heureuse amie d'un héros.
J'attends ta réponse avec bonheur et impatience.
Emily qui t'embrasse.
PS : J'effacerai ce message dès qu'il sera parti dans l'espace.
Le cœur illuminé, Valentin cliqua d'abord sur Répondre mais se ravisa bien vite. Il ne devait en aucun cas reproduire et renvoyer le texte d'origine. Il sélectionna la première partie, neutre et quasi impersonnelle, la copia et la colla dans un nouveau message puis, au-dessus du texte d'Emily, il tapa sa réponse, en anglais.
Bonjour Emily,
J'ai bien reçu votre courriel et veux simplement vous dire que j'accepte de correspondre avec vous.
J'ai également presque quatorze ans. Je suis élève dans un petit collège de Haute Savoie (dans les Alpes françaises).
Je connais un peu l'Angleterre pour avoir séjourné à Londres en voyage scolaire. La ville m'a bien plu.
À bientôt,
Valentin Valmont
Imitant l'astuce d'Emily, Il laissa un large blanc puis reprit son écriture.
Ma chère Emily,
Que je suis heureux d'avoir reçu ton courriel. J'en avais besoin pour être sûr que tu penses un peu à moi. Toi, tu occupes tellement mes pensées.
Si je ne t'ai pas parlé de l'incident du train, c'est que j'étais trop heureux d'être avec toi et trop avide de savoir tout de toi.
Je ne saurais pas expliquer ce qui m'a pris dans ce train. Cela m'a semblé normal d'intervenir pour défendre cette jeune femme, comme j'aimerais que quelqu'un le fasse pour toi si par malheur cela devait t'arriver. En fait, je n'ai pas eu le temps d'avoir peur sauf peut-être quand l'homme a sorti son couteau… mais laissons tout cela.
Si je peux me permettre un conseil, envoie-moi tes messages en double. Un premier, anodin, pour matérialiser les échanges normaux, banals entre collégiens. Celui-là, tu le garderas car ton père pourrait s'étonner que tu aies un correspondant sans correspondre avec lui. Tu m'en écriras ensuite un second dans lequel tu ajouteras en écriture invisible… tout ce que tu veux me dire et c'est ce dernier que tu devras effacer. N'oublie pas ensuite de vider ta corbeille car c'est là qu'une personne méfiante ira voir en premier.
Ce matin je suis allé me promener sous la pluie puis la neige jusqu'à la villa de ta famille. C'était féerique. J'ai fait des photos que je te montrerai quand nous nous reverrons.
Cet après-midi je vais jouer au tennis de table chez un de mes bons copains, très sympathique et grand sportif. J'espère avoir un jour le plaisir de te le présenter. Dans ton prochain courrier « officiel », pose-moi des questions sur ma classe au collège.
Je te laisse maintenant mon Emily. Moi aussi je vais guetter... le facteur.
Ton Valentin.
Avant d'expédier son message, Valentin le relut puis satisfait, sélectionna toute la seconde partie de son texte. Sur la palette « couleur du texte » associée au logiciel, il choisit la même que celle du fond de la page. Le texte disparut comme par magie. Quand ensuite il cliqua sur le bouton Envoyer, il lui sembla que son cœur partait en même temps.