Valentin arriva vers quatorze heures chez son ami Florian Marlin. Dans le garage de la maison, la table de ping-pong était déjà dépliée et deux raquettes de compétition posées sur la surface verte attendaient les joueurs.
— Salut Val, tu es en retard ! Tu as peur de prendre une raclée que tu traînes comme ça ? taquina Florian.
Valentin arbora un grand sourire. Rasséréné, heureux, il sentait que tout allait lui réussir aujourd'hui.
— Combien tu la vends ta peau d'ours ?
— Hein ?
— Il ne faut pas vendre la peau de l'ours avant de l'avoir tué, tu connais le proverbe ? Pour te répondre, je suis en retard parce que je suis venu à pied à cause de la neige et d'autre part tu n'auras gagné contre moi que quand tu auras marqué le dernier point.
— Je plaisantais Val.
— Je l'ai pris comme ça Flo. Je sais bien que tu es plus fort que moi. Comment va Chloé ?
— Elle va bien et elle t'aime bien. Elle va sûrement venir te faire la bise. On fait quelques échanges pour s'échauffer ?
— OK.
— Tiens, choisis ta raquette.
— Oh, je n'y connais pas grand-chose, mentit Valentin qui prit une raquette, la frotta contre son menton comme si quelque chose le démangeait et fit de même avec l'autre. Je prends celle-ci dit-il avec une moue d'ignorance et d'incertitude en saisissant celle dont la face en caoutchouc tendre lui avait semblé marquer le plus d'adhérence contre sa peau.
Les premières balles, directes, franches, bien dans l'axe de la table furent aisément renvoyées par Valentin qui ne jouait qu’avec la face dure de sa raquette, se décalant vers sa gauche pour éviter de relancer en revers. Quand Florian commença à appuyer ses smashes, Valentin intentionnellement, mais sans le laisser deviner, manqua presque tous ses renvois de coup droit mais réussit quelques chopés de revers. Les balles coupées de Florian, il les releva trop, les faisant toutes sortir de la table et les top-spins de son adversaire, il les expédia dans le filet en s'invectivant à voix basse.
— Je crois que l'ours est en mauvaise posture ! fit-il avec un sourire crispé.
— On commence ? Trois sets gagnants ?
— Comme tu voudras.
La première manche se déroula à l'amiable. Florian, sûr de lui, ne forçait pas son talent, bougeait au minimum, se contentant d'utiliser son allonge et son incontestable technique. Valentin qui bondissait dans tous les sens, utilisait toujours la face dure de sa raquette, ne renvoyait que des balles fortes et bien franches. Il réussit, en dépit de sa faiblesse supposée, à arriver à dix partout, service à suivre. Florian souriait, prêt à porter l'estocade finale. Prestement, Valentin fit pivoter sa raquette et avec la face tendre, il expédia un service coupé au maximum. Florian, trop loin de la table et un peu trop sur les talons n'eut pas le temps de se rapprocher et la balle fit deux rebonds dans son camp.
— Bien joué Val, premier set pour les amateurs. À moi de servir.
Florian mena rapidement cinq points à zéro. Valentin très concentré tenta de déstabiliser son ami et adversaire en alternant ses retours, court à gauche sur le coup droit de Florian, long à droite sur son revers si bien qu'ils se retrouvèrent à dix à neuf pour Florian, service à Valentin. Celui-ci fit à nouveau pivoter sa raquette. Florian qui avait compris le manège se rapprocha de la table. Au lieu de couper comme la première fois, Valentin fit un service droit, directement vers la hanche gauche de son adversaire qui n'eut pas le temps d'esquiver. La petite balle rebondit sur ses habits et tomba mollement à ses pieds.
— OK, dix à dix, à moi de servir, dit Florian en se concentrant.
— Coucou Valentin, c'est Chloé.
— Chloé, ce n’est pas le moment ! s'énerva Florian.
— C'est jamais le moment avec toi !
— Allez Chloé, viens me faire la bise. Tu vas bien ? lui dit gentiment Valentin.
— Oui ça va. À tout à l'heure pour manger la tarte avec nous ?
— Oui, c'est ça.
Pendant que Chloé sortait du garage, Valentin s'éloigna de la table et se déporta vers la gauche pour troubler son adversaire qui servit court sur son coup droit. Comme il l'avait prévu, Valentin se rapprocha vivement et smasha en relevant très haut le bras en fin de geste de façon à rabattre la petite balle qui toucha l'angle de la table sans rebondir et roula au sol.
— J'ai bien peur que cela fasse deux sets à zéro, s'amusa Valentin.
Le sourire disparut des lèvres de Florian qui maugréa.
— Bon, et bien je n'ai plus le choix, il faut que je gagne les trois autres sets !
Valentin se remit à jouer en balles directes, non travaillées, toujours droit au corps de son ami qui smashait à tout va sur le coup droit de son adversaire. Valentin n'était pas aussi nul qu'il l'avait laissé supposer lors de l'échauffement. Il parvenait à ramener trois balles sur quatre. Il avait chaud, Florian était en nage, ses balles fusaient à grande vitesse, les retours de son ami étaient hauts avec des trajectoires molles qui incitaient Florian à taper de plus en plus fort ce qui fait que par sa seule action il gagnait et perdait les points. Valentin acculé contre le mur du garage ne lâchait rien, le score arriva à dix à neuf pour Florian. Sur une dernière balle cognée, Valentin ne se contenta pas de défendre, il contre-smasha en décroisant la trajectoire. Florian eut le temps de mettre sa raquette en opposition côté revers mais ne put maîtriser la trajectoire et sa balle sortit de très peu.
— Tu es sûr qu'elle n'a pas touché la table ? espéra-t-il.
— Sûr et certain mon vieux, dix à dix, balle de match et à moi le service.
Valentin ne coupa ni ne top-spina son engagement, il envoya une balle anodine, franche et directe, un régal pour un attaquant. Florian eut tout le loisir d'ajuster un smash de folie sur le revers de Valentin qui, sans reculer, se contenta de faire opposition dès le rebond en fermant l'angle de sa raquette par rapport à la table. Le bruit du rebond et celui de la balle cognant le côté dur de la raquette se confondirent presque. Animée par la violence de la frappe de Florian la balle repartit à ras du filet, toucha le bout de la table et fila vers le mur latéral du garage. Florian se précipita, réussit à renvoyer une balle molle que Valentin contre-amortit en la faisant passer juste derrière le filet à l'opposé de son ami qui n'eut pas le temps de contourner la table.
— Onze à dix, set et match, fit Valentin en donnant un baiser à sa raquette avant de la déposer sur la table. Il se dirigea vers son ami, main droite tendue comme tout bon vainqueur doit le faire. Florian hocha la tête plusieurs fois puis la secoua de droite à gauche et de gauche à droite comme pour commenter gestuellement sa prestation. Il regarda son ami qui souriait sans aucune malice, pris sa main et la serra franchement.
— Tu avais bien préparé ton coup, hein mon salaud ? dit-il chaleureusement. Félicitations. Ça m'apprendra à sous-estimer un adversaire !
— Faire de sa faiblesse supposée un atout, utiliser la force de l'autre, le travailler psychologiquement avant le match et ne rien céder pendant ! C'est une bonne recette, non ?
— Je me méfierai la prochaine fois que nous nous rencontrerons. Viens, montons, ma mère a préparé une tarte aux pommes comme elle seule sait les faire ! Hum...
— Bonjour madame Marlin... Heu, Carine.
— Je préfère. Bonjour Valentin répondit la mère de Florian en appuyant deux bises sur les joues rougies de l’adolescent.
— Stéphane n'est pas là ?
— Il ne va pas tarder. Qu'est-ce que tu veux boire ? Un coca, un jus de fruit, du thé rouge ?
— De l'eau simplement. Jouer contre Florian m'a donné chaud.
— Il t'a malmené ?
— C'est plutôt lui qui m'a malmené, intervint Florian, il m'a battu trois à zéro !
— Et bien... Tu es le premier de ses amis à le battre. Le tennis de table est ta spécialité ?
« Si je dis non, cela va vexer Flo » pensa Valentin qui prit un air embarrassé.
— Il m'a battu parce qu'il est plus malin que moi, intervint Florian. Il m'a bien montré que même en sport il vaut mieux ne pas être trop c... heu trop bête. Mais on reste bons copains, hein Val ?
— Bien sûr.
— Tiens, j'entends Stéphane qui rentre du travail. Il a une proposition à te faire Valentin.
Quand tous furent réunis autour de la table et que la tarte aux pommes ne fut plus qu'un souvenir, Stéphane demanda :
— Est-ce que tu sais skier Valentin ?
— J'ai appris en Australie. J'ai à peu près le niveau de la troisième étoile en France estime mon père.
— Moi j'ai le chamois de bronze et la flèche d'argent, ne put s'empêcher de dire Florian.
— Et moi j'ai la première étoile, ajouta Chloé. Je vais la chercher pour te la montrer.
— Alors voilà, reprit le père de Florian. Nous avons loué un appartement au Grand Bornand à compter du vingt-six, dans trois jours donc. Il y a six couchages et nous ne sommes que quatre. Est-ce que cela te plairait de te joindre à nous ? C'est une suggestion de Florian qui aimerait skier avec un copain. Le séjour à Châtel s'étant bien passé l'été dernier, pourquoi ne pas recommencer ? Qu'en penses-tu ?
Valentin rougit de plaisir et se mit à réfléchir.
— Tu hésites ? s'inquiéta Florian.
— Cela me plairait énormément mais il me faut l'accord de mes parents et de mes grands-parents.
— Cela va de soi. Tu veux que je les contacte ? reprit le père de Florian.
— Merci mais je préfère leur en parler d'abord. Je le ferai dès ce soir. Vous aurez la réponse demain mais je pense que mes grands-parents seront d'accord donc mes parents aussi. Cela va les surprendre que je leur parle de ski car c'est l'été là-bas.
— Mais non hé, on est en hiver maintenant ! intervint Chloé.
— Mes parents habitent au sud de l'Australie dans l'état de Victoria, dans l'hémisphère sud et là les saisons sont inversées par rapport à celles d'ici.
— Alors c'est Noël en été ?
— Mais oui !
— C'est pas bien ! conclut Chloé, sourcils froncés.
— Si j'obtiens l'accord, il faudra que je loue des skis car les miens sont à vingt mille kilomètres et je n'aurai pas le temps d'aller les chercher.
— Pas d'inquiétude, nous verrons cela sur place, il y a un magasin de sport au rez-de-chaussée de l'immeuble dans lequel nous louons l’appartement.
— Bon, j'y vais. Merci pour tout et la tarte était délicieuse.
— Essaie d'être persuasif Val, ce serait super de skier ensemble.