VALENTIN AMOUREUX

30. JOUR DE SOLEIL

En fin d’après-midi, pendant que Florian sifflait sous la douche, appuyé à la rambarde du balcon de l’appartement, Valentin ne quittait pas des yeux le hameau du Venay, fixant intensément un certain chalet bornand dont les volets restaient désespérément fermés. Emily lui avait pourtant dit qu’ils arriveraient dans la journée du dimanche. Que leur était-il arrivé ?
Son téléphone n’ayant reçu, ni courriel ni texto, incapable d’émettre la moindre hypothèse plausible, il avait finalement décidé de faire le vide dans sa tête et de se consacrer à la famille qui l’avait si généreusement invité. Pendant le repas du soir, il s’efforça d’être gai et avenant bien qu’une sourde angoisse resta nichée au creux de sa poitrine.
— Bonne journée de ski, n’est-ce pas ? dit Stéphane quand ils furent tous attablés. Valentin, tu es bien au niveau sur le plan technique. Comme nous avons confiance en vous, demain Florian et toi vous allez skier librement toute la journée avec seulement deux consignes absolues : interdiction de prendre la piste noire du Lachat, trop pentue et trop dangereuse en début de saison et interdiction également de skier hors-pistes. La météo prévoit un peu de neige cette nuit, une dizaine de centimètres mais demain, tempête de ciel bleu ! Vous aurez la permission de manger un sandwich dans le restaurant d’altitude de votre choix. Cela vous convient ?
Le visage de Florian se mit à rayonner de plaisir, Valentin se leva pour venir faire une bise appuyée à Carine ainsi qu’à Stéphane.
— Vous êtes trop chouettes ! Merci, merci, je ne sais pas quoi dire.
— Alors ne dis rien et mange tes pâtes, sourit Carine, demain, avec mon loustic de Florian, tu vas avoir besoin de forces.

Florian et Valentin partirent encore plus tôt ce lundi-là. À neuf heures ils attendaient au pied du grand télésiège de la Floria que la remontée ouvre enfin au public. La neige était divine et ce n’était pas la froidure de l’air rosissant leurs joues qui allait diminuer leur enthousiasme. Toute la matinée ils enchaînèrent les sauts, les godilles serrées, les grands virages carvés, les christianias sautés dans les bosses en criant de plaisir.
Sur le coup de midi, ils décidèrent de s’arrêter au restaurant du sommet des pistes.
— Il faut prendre la queue comme à la cantine, indiqua Florian, tu mets ce que tu veux sur le plateau et on va à la caisse. Les Marlin régalent aujourd’hui.
Valentin s’empara d’un sandwich pâté cornichon accompagné d’une petite bouteille d’eau minérale tandis que Florian optait pour un jambon beurre et une canette de soda.
Ils se dirigeaient vers la caisse quand une voix s’écria : « Mais c’est toi Valentin ? »
Celui-ci se retourna, passa rapidement en revue les visages proches sans reconnaître quiconque. Un homme de l’autre côté du présentoir agita le bras. Valentin le regarda pendant quelques secondes, cherchant dans sa mémoire pendant que l’homme souriait. Soudain la lumière se fit dans sa tête.
— René, c’est vous ?
— C’est moi, et grâce à toi Valentin. Patron, fit-il en se retournant, je peux prendre deux minutes ?
— Deux minutes, pas plus, ça va être la bourre !
— D’accord ! Viens par ici Valentin, dit René en entraînant son jeune ami vers une table encore libre.
— Je suis avec mon ami Florian. C’est lui ! présenta Valentin en désignant son copain.
— Venez tous les deux.
— Qu’est-ce que je fais de mon plateau ? demanda Florian.
— Garde-le, c’est tout pour moi.
— Non René, c’est trop. Je suppose que vous n’êtes pas devenu riche.
— Riche non, mais je n’ai plus peur du lendemain. Tu sais Valentin, je n’ai pas oublié que tu fus le seul à me témoigner non pas de la pitié mais de la compréhension et de l’amitié quand j’étais un SDF au fond du trou. Tu m’as offert un sandwich, à boire et à manger pour mon chien. C’est gravé là et là, dit René en touchant sa tête et sa poitrine. C’est grâce à toi que j’ai retrouvé un travail d’été et comme j’ai à peu près donné satisfaction, un travail d’hiver.
— Je suis vraiment heureux que vous vous en soyez sorti, René, vraiment ! Comment va votre chien Doucet ?
— Le mieux possible. Il mange à sa faim avec les restes du self. Il loge avec moi dans un studio au sous-sol du restaurant. Je vais le voir dès qu’il y a un temps mort dans le travail et quand la journée s’achève, nous allons nous promener dans la neige, il adore ça.
— C’est vraiment chouette pour vous et pour lui. Vous avez pu revoir votre fils ?
— Oui, il est venu une semaine dans la région à la fin du mois d’août. Il va venir ici quelques jours pendant les vacances de février, je vais lui offrir des cours de ski.
— C’est super, je suis heureux pour vous René.
— Je vais vous laisser, je vois le patron qui s’agite. Vous voulez manger ici ?
— Non, nous allons pique-niquer dans la neige. Merci pour les sandwiches René.
— À bientôt Valentin, au revoir Florian.

Quand ils furent sortis du restaurant, Florian s’étonna :
— Tu n’es jamais venu ici et tu connais le personnel ! Qu’est-ce que j’ai raté ?
— Je t’expliquerai en détail ce soir. J’ai eu l’occasion de rendre un petit service à cet homme et il m’en est trop reconnaissant. Allons manger.
Ils allèrent s’installer un peu à l’écart du sommet d’une piste plein sud dans un endroit rocheux abrité de la légère bise de beau temps.
— C’est un régal de skier ici et quel paysage ! s’émerveilla Valentin.
— Oui, c’est bien chouette tout ça. Je prends de plus en plus conscience de la chance que j’ai. Une triple chance même : ne pas être pauvre, habiter dans cette magnifique région et avoir de bons copains dévoués et fidèles.
— Tu peux ajouter des parents formidables, appuya Valentin.
— Cela va de soi. Attends, regarde là-haut à la descente du siège, le mec en bleu, ça ne serait pas le kakou du magasin de sport ?
— Je crois que tu as raison.
— Apparemment ce n’est pas un champion du monde sur les planches, non mais regarde-le ! Il se dirige vers la piste de la Tolar le présomptueux, viens chaussons les skis, on va le suivre et se foutre de sa g... de lui.
— Attends, avant, qu’est-ce qu’on fait de nos déchets ? Je n’ai pas envie de salir la montagne.
— Dans la poche ! Il y a des poubelles en bas. Active ! Il ne faut pas le perdre de vue. Écoute ce qu’on va faire : tu vas le doubler en faisant un virage sec à son niveau de façon à projeter de la neige sur ses skis pour voir sa réaction.
— Ce n’est pas très sympa ça !
— Et lui, il a été sympa en te poussant dans le présentoir à skis du magasin ? Tu fais ça et moi je passe derrière pour me foutre de sa... figure.
Très à l’aise, Valentin suivit le gars en bleu à une vingtaine de mètres derrière lui. Quand il estima pouvoir le faire sans danger, il fila tout droit dans la pente, prit de la vitesse et déclencha un virage l’amenant à tangenter la trajectoire du gars. Arrivé à son niveau, par une énergique prise de carres, il expédia un gros paquet de neige sur les skis de l’autre. Florian qui le suivait de près éclata de rire. Le gars à la tenue bleue tourna la tête et tenta de virer mais ses skis insuffisamment inclinés accrochèrent une mini bosse, la classique faute de carres qui l’expédia fesses au sol, un ski déchaussé.
— Hé machin, tu as perdu quelque chose, rigola Florian en s'arrêtant à son niveau.
— Hein ? Quoi ?
— Ben l’équilibre hé boloss ! Va relire le mode d’emploi de tes skis gros nul, ah ah ah ah !
Et Florian, roi de la frime, repartit en godille légère et balancée suivit quelques mètres plus haut par Valentin. Arrivés au pied de la Tolar, deux télésièges partant du même endroit se présentèrent à eux.
— Prenons celui-ci, il y a beaucoup moins de queue, suggéra Valentin.
— Non, c’est un vrai tracassin ! Même si on attends quelques minutes de plus, prenons l’autre là, Terre Rouge, on sera plus vite en haut.
Une fois installés sur le télésiège, Florian suggéra :
— Voici ce que je te propose : de là-haut, on peut basculer dans le vallon de la Duche et prendre une petite remontée sympa jusqu’au col des Annes, tu verras il y a une super vue sur la Pointe Percée, puis on redescend une piste facile et on remonte au col du Maroly pour une dernière descente. Là, je te proposerai autre chose.
— Tout cela me va très bien, c’est toi qui décides, je te suis.

— Alors, ta proposition ? fit Valentin quand ils furent remontés au col du Maroly.
— Je te suggère de descendre sans s’arrêter jusqu’au niveau de la station, la piste est facile, un peu longue mais facile, sympa en fait. On descend jusqu’au Venay et on bifurque ensuite vers la Floria.
— Banco !
Les deux amis partirent en grands virages légers, Florian devant, Valentin suivant aisément au début mais arrivés au niveau du Venay, les cuisses en feu, Valentin haleta :
— Stop Flo, faisons la pause, mes jambes ont doublé de volume, elles vont exploser !
— Bon, deux minutes puis on en refait une, dit-il en prenant un air modestement supérieur.
Valentin secoua la tête.
— Cinq minutes puis on arrête.
— D’ac, je te taquinais, file-moi tes poubelles, je vais aller jeter tout ça où il faut, retrouve-moi en bas de la Floria.
— Faisons comme ça, dit Valentin encore essoufflé mais au fond ravi.
Son ami ayant disparu derrière un dos d’âne de la piste, il s’avança vers le hameau. D’où il était, il ne pouvait voir que le toit de tavaillons des Soldanelles mais il constata avec ravissement et une pression au fond du cœur une légère fumée odorante de bois brûlé s'échapper par la cheminée pyramidale du chalet savoyard.