Accompagné de Valentin, Florian poussa la porte de la brasserie à dix-sept heures vingt. L'atmosphère y était colorée, joyeuse et bruyante, le sol mouillé de la neige fondue amenée par les chaussures de ski ou d'après-ski des clients. Florian repéra une table d'angle en bois massif encombrée de verres et de tasses, table qui venait de se libérer. À dix-sept heures vingt-cinq, personne ne venant s'occuper d'eux, il ramassa la vaisselle sale et s'en fut la poser sur le comptoir du bar, revint avec une éponge et nettoya le plateau.
— Nous attendons encore trois personnes, dit Valentin au serveur venu passer un coup de chiffon sur la table propre. Ce dernier leva une main en signe de compréhension et s'en retourna faire semblant de s'occuper d'autres clients.
— Tu trouilles un peu, là ? demanda Florian.
— Je m'inquiète juste de la prise de contact, pas trop de la suite.
— Tiens justement, ne serait-ce pas ta belle famille qui entre ?
— Arrête Florian, tu es lourd. Laisse-moi conduire l'entretien si tu veux bien. Contente-toi d'approuver quand je te le demanderai. Mais oui, c'est bien elle !
— Elle est belle, souffla Florian.
Valentin se leva et agita les bras. Emily remarqua le mouvement et dit quelques mots à ses parents qui tournèrent la tête vers la table des deux amis avant de se diriger vers eux.
— Je vous présente Valentin Valmont, mon correspondant, dit Emily en arrivant près des deux garçons. Nous nous sommes rencontrés par hasard ce matin dans la remontée mécanique, nous étions sur le même siège.
— Bonjour madame, bonjour monsieur, dit Valentin en tendant la main d'abord vers la femme. Rebonjour Emily.
Valentin n'osa ni tendre la main à son amie, ni lui faire la bise, intimidé qu'il était par la réputation rigoriste du père, il préféra enchaîner :
— Je vous présente mon ami Florian, nous sommes dans la même classe au collège de Saint Thomas du lac.
— Bonjour, fit Florian en donnant trois poignées de main. Asseyez-vous je vous prie. Que désirez-vous boire ? Je vais aller passer commande.
— Je prendrais volontiers un thé, dit la maman d'Emily.
— Une pinte pour moi, choisit le père.
Devant la mine décontenancée de Florian, Valentin précisa :
— Un sérieux de bière, une chope. Nous prendrons des chocolats chauds et pour toi Emily ?
— Un chocolat également puisqu'il paraît que ce sont les meilleurs de la station.
Quand Florian se fut éloigné vers le bar, le père d'Emily entama la conversation avec un fort accent british.
— Alors, c'est vous le jeune homme des coïncidences ?
Devant l'air faussement étonné de Valentin, il précisa :
— Coïncidence que le correspondant de ma fille soit quelqu'un de Saint Thomas du lac, coïncidence qu'il skie dans la station où nous possédons un chalet, que vous vous soyez rencontrés pour la première fois sur ce télésiège, que ma fille connaisse la qualité du chocolat de cet établissement dans lequel elle n'est jamais venue, mais passons. Alors c'est aussi vous le jeune héros dont toute l'Angleterre a parlé, celui du train Londres – Brighton ?
Valentin rougit ainsi qu'Emily. La maman affichait un sourire et une expression dans laquelle se mêlaient ironie, sympathie et même une certaine admiration.
— Une jeune femme se faisait maltraiter, je suis simplement intervenu pour l'aider un peu.
— Taratata, comme vous dites en France, j'ai vu à la BBC, tout a été filmé. Vous seul avez fait ce que tous les adultes présents dans ce train auraient dû faire. Congratulations jeune homme !
Le père d'Emily se leva et tendit à nouveau la main à Valentin par-dessus la table et la secoua longuement et vigoureusement juste au moment où Florian revenait avec un plateau supportant les consommations, en lieu et place du serveur.
— Ils sont débordés, c'est l'heure d'affluence d'après le ski, alors je fais le boulot, commenta-t-il.
Valentin, visage écarlate, maintenait un sourire un peu crispé. Pour dissiper sa gêne, il tenta d'orienter la conversation.
— Emily m'a dit que vous possédez un chalet ici au Chinaillon, vous y venez souvent ?
La mère d'Emily à son tour prit la parole pendant que son mari levait sa chope de bière.
— Je possède effectivement un ancien chalet d'alpage rénové et reconditionné en habitation. Il vient de ma famille. Oui, je suis savoyarde comme vous. Nous l'avons baptisé chalet des soldanelles. Vous savez ce que c'est ?
— Oui, intervint Florian, ce sont des petites fleurs mauves en clochette à bord frangé, qui poussent juste après la fonte des neiges.
— Bravo jeune homme, vous vous y connaissez en fleurs de montagne.
— C'est que nous sommes savoyards Valentin et moi. Nous habitons tous les deux à Saint Thomas du lac.
— C'est également un endroit fort agréable. D'ailleurs c'est en venant ici l'été que mon mari a convaincu sa famille d'acquérir notre villa du bord du lac.
— À ce propos, continua Valentin, Emily m'a raconté votre mésaventure.
— Yes, oui, c'est une très moche histoire, enchaîna monsieur Gilmore. La photo que vous avez envoyée à ma fille nous avait inquiétés je dois dire car, comme elle vous l'a écrit, on peut voir dessus qu'un volet du premier étage est entr'ouvert or Émilienne, heu mon épouse, a l'habitude de tout bien fermer et vérifier avant notre départ, donc ce n'était pas normal. Effectivement, à notre arrivée, nous avons découvert le carnage.
— Vous n'aviez pas d'alarme ?
— Si ! Tout le rez-de-chaussée est protégé par une alarme périmétrique, mais pas l'étage. Nous avons eu grand tort de ne pas le faire.
— Vous avez bien entendu prévenu la gendarmerie.
— Oui, le Chief Warrant Officer, heu, comment dites-vous ici en France ?
— L'adjudant-chef.
— Oui, le adjudant-chef Dumoine est venu avec un Sergeant pour constater et maintenant l'enquête suit son cours.
— Ont-ils pu déterminer le jour où cela s'est produit ?
— Le adjudant-chef pense que le cambriole a eu lieu il y a six jours.
Valentin, les yeux dans le vague se mit à réfléchir intensément.
Monsieur Gilmore poursuivit :
— D'après mister Dumoine, les malhonnêtes sont rentrés en utilisant une échelle et probablement un pied de biche ou un vérin pour forcer le volet avant de casser une vitre.
Valentin hocha plusieurs fois la tête ? Il revoyait la villa des Dubois de la Capelle et le perron s'éclairant tout seul ainsi que l'échelle dressée contre le mur alors qu'elle était auparavant couchée derrière le tas de gravats pas encore évacué.
— L'adjudant-chef Lemoine vous a-t-il parlé d'un autre cambriolage ayant eu lieu à peu près au même moment.
— Il nous a parlé de la villa moderne d'un entrepreneur suisse dont un volet roulant a été fracturé, il suppose que c'est l’œuvre du ou des mêmes individus. Mais ne vous cassez pas la tête avec ça, ne laissez pas refroidir votre chocolat. Cheers ! fit monsieur Gilmore en saisissant à nouveau sa pinte de bière.
— À la vôtre madame monsieur et à la tienne Emily, répondit Valentin récompensé par un charmant sourire.
Un serveur s'approcha de la table.
— Tout va bien ?
— Yes, oui, tout va bien. Vous m'apporterez la note, please.
— Bien monsieur.
— Monsieur Gilmore, j'ai promis à Emily de lui offrir un chocolat, j'aimerais tenir parole.
— Tu auras la possibilité de le faire demain. Vous êtes deux petits gars sérieux, Emily pourra revenir demain avec vous.
— Merci monsieur. Nous serons ici demain à la même heure avec Chloé, la petite sœur de mon ami.
Florian qui avait peu parlé demanda ce que Valentin n'avait pas osé faire.
— Nous avons aperçu Emily avec sa monitrice sur les pistes ce matin, elle a un bon niveau. Si vous l'autorisez, nous pourrions faire quelques petites descentes ensemble demain après-midi. Nous connaissons bien la station et nous ne sommes pas des casse-cous.
— Cela te plairait Emily ? demanda sa mère.
— Ce serait avec grand plaisir, répondit la jeune fille en rosissant de contentement.
— Bon, et bien c'est entendu, casque obligatoire bien sûr. Bon qu'est-ce qu'il fait ce serveur ? Je vais payer au comptoir, décida monsieur Gilmore.
En se levant pour se préparer à sortir, la maman d'Emily confia à Valentin :
— Vous avez fortement impressionné mon mari ! C'est la première fois qu'il donne une telle permission à sa fille !
— On peut lui faire la bise ? osa encore Florian.
— Mais oui, si elle veut bien.
Florian s'avança vers la jeune fille qui ajustait son bonnet blanc au pompon couleur prune et lui colla deux bises avant de tendre la main à sa mère. Valentin mit ses mains sur les épaules de la jeune fille et plaça deux bises appuyées sur les joues, tout près des lèvres d'Emily.
— À demain deux heures au départ de la Floria. C'est super !