Valentin tira la chaîne actionnant la clarine en tôle servant de sonnette. La porte en vieux noyer crevassé par le temps et revernie pour la beauté du chalet des soldanelles s'ouvrit.
— Bonsoir les garçons, leur dit amicalement Emilienne Gilmore, entrez vite.
Valentin regarda avec curiosité l'espèce de sas dans lequel ils venaient d'entrer, tout était en bois de mélèze, y compris le sol fait de rondins juxtaposés verticalement.
— Bonsoir madame, répondit Florian, devons-nous enlever nos après-skis ? Ils sont plein de neige.
— Inutile, tapez vos pieds et accrochez vos anoraks à ce porte-manteau.
Un râtelier à foin transformé pour cela occupait le mur de gauche. Au bout du sas une porte ouvrait sur une large pièce à vivre à l'aspect peu commun. Une seule petite ouverture fermée par une fenêtre double donnait sur l'extérieur. Contre le mur du fond, une très vaste cheminée où rougeoyaient quelques bûches emplissait la pièce de senteurs balsamiques. Les autres murs étaient lambrissés de planches épaisses aux veines orangées. Le plafond constitué de grosses poutres apparentes en troncs simplement équarris supportait un plancher peint couleur bois de merisier. Y était suspendue une lampe à l'ancienne éclairant une table également en noyer sur laquelle étaient disposées cinq assiettes en poterie savoyarde autour d'un réchaud supportant un caquelon orange en fonte émaillée.
À l'entrée des deux garçons, le père d'Emily se leva d'un fauteuil faisant face à la cheminée, y déposa le « Financial Time », journal qu'il était en train de lire et lança un cordial :
— Hello boys ! Welcome in the chalet « les soldanelles ». (Bonjour les gars. Bienvenue au chalet les soldanelles). Emily cria-t-il en levant la tête, your guests are here ! (Tes invités sont là !)
— I'm coming dad! (J'arrive papa !) répondit la voix modulée de la jeune fille descendant de l'étage par un escalier en échelle de meunier.
— Peter, exceptionnellement nous allons parler en français ce soir, dit Émilienne à son mari puis, s'adressant aux garçons elle ajouta : nous avons l'habitude d'utiliser l'anglais un jour et le français le lendemain, ainsi notre fille sera parfaitement bilingue, n'est-ce pas Emily ?
— Yes Mum, fit celle-ci en allant successivement toucher l'épaule de chacun des garçons avec un sourire de bienvenue.
— Installez-vous devant la cheminée, continua Émilienne, je finis de préparer le repas. Tu m'aides à couper le pain Emily ?
— Alors les gars, Valentin et Florian, c'est cela ? dit Peter en les désignant successivement du doigt. Hier au... pub, comment dit-on en français ?
— À la brasserie monsieur, traduisit Valentin.
— Yes, à la brasserie, je vous ai entretenu de nos malheurs à Saint Thomas du lac. J'ai le plaisir de vous dire que tout est résolu ou presque, mais ceci, vous le saviez déjà n'est-ce pas ?
Florian eut un sourire en coin, attendant plus d'explications et Valentin, sourcils levés, regarda Peter bien dans les yeux sans émettre de réponse.
Le père d'Emily reprit :
— Le Chief Warrant Officer a reçu un témoignage capital qui lui a permis d'identifier les voleurs par le numéro d'immatriculation de leur camion. Ils ont pu, après les avoir appréhendés, trouver le lieu où ils entreposent leur butin et donc nous allons pouvoir récupérer tous nos biens, l'industriel suisse également, ainsi que les Dubois de la Capelle, nos voisins.
— Ah, eux aussi ont été visités, je m'en doutais ! s'exclama impulsivement Florian, dévoilant ainsi sa connaissance des faits.
— Vous voyez que vous êtes au courant jeunes gens ! En fait, je le savais car le chef gendarme m'a dit la part que vous avez prise dans la résolution de l'affaire et donc, je vous remercie de votre sagacité et de votre capacité de réaction. Et c'est la raison pour laquelle vous êtes ici ce soir.
— C'est surtout grâce aux photos de Valentin – il adore faire des photos – et aux bonnes relations qu'il entretient avec l'adjudant-chef Lemoine que celui-ci a pu résoudre l'affaire, se sacrifia Florian à la grande confusion de son ami.
— Lemoine aurait bien fini par trouver sans notre aide, tempéra Valentin. C'est un homme de décision qui ne manque pas de jugeote. Il a su nous faire confiance à plusieurs reprises, c'est rare pour un adulte.
Une appétissante odeur d'ail, de fromage et de noix de muscade envahissait la pièce, se mêlant à l'odeur du bois brûlé.
— Humm, ça sent bon ! s'exclama Florian.
— Fondue savoyarde au beaufort d'alpage, dit Émilienne. Le cabinet de toilette pour se laver les mains est par là, ajouta-t-elle en désignant une porte près de la cheminée, et ensuite à table.
— Bien. Valentin va se mettre là, reprit-elle quand ils furent revenus, en désignant une chaise paillée face à Emily, Florian en face de moi et Peter comme d'habitude en bout de table. Vous ne buvez pas de vin je suppose, ajouta-t-elle en poussant la bouteille de Chignin à moitié vide vers la place de son mari. Que désirez-vous boire ? Soda, jus de fruits, coca ?
— Un coca pour moi, répondit Florian.
— Un jus de fruits pour moi, choisit Valentin.
— Cocktail de fruits bios, cela te convient ?
— À merveille.
— Pour moi aussi, ajouta Emily.
Lorsque le caquelon fut vide de fondue, pendant qu'Emily débarrassait les assiettes en poterie savoyarde, les remplaçant par des bols du même style, le père reprit la parole.
— Emily, reviens t'asseoir. Nous avons quelque chose d'important à te dire, nous ne t'en avons pas encore parlé ta mère et moi mais nous en discutons souvent. Tu as fait la première partie de ta scolarité en Angleterre et c'est très bien. Seulement voilà, j'ai l'intention d'ouvrir un nouvel atelier en France, une petite entreprise jumelle de la nôtre, pas trop loin de la Suisse et de l'Italie pour augmenter nos débouchés et pour cela, Saint Thomas du lac possède une zone artisanale dynamique et bien desservie qui me convient. Concernant notre petite famille, deux options se présentent : un, ta mère et toi restez à Brighton, moi je travaille ici et rentre chez nous le week-end, ou deux, nous déménageons tous et venons vivre à Saint Thomas.
La seconde hypothèse suppose que tu abandonnes toutes tes amies anglaises et c'est pourquoi nous avons tant hésité. Venir vivre dans une région où l'on ne connaît personne n'est pas chose facile, du moins au début. Je sais maintenant que tu as au moins deux amis ici, au même niveau d'études que toi, donc nous allons te laisser le choix : Brighton ou Saint Thomas. Je sais que ma proposition est brutale aussi je veux que tu prennes le temps de bien réfléchir, ma fille.
Sous la table Valentin croisa les doigts en se concentrant au maximum sur l'option la plus favorable pour lui. Emily le regarda intensément. Elle lut tant d'espoir dans ses yeux qu'elle osa.
— Dad, vous m'avez laissé plus de liberté ici en deux jours qu'en deux mois à Brighton. J'aime notre ville mais ici j'aime tout, le lac, la baignade, les montagnes, la neige, le ski, les forêts, les promenades, le vélo. Comme gens de mon âge, je ne connais que Florian et Valentin, plus un peu notre voisin Charles-Henri mais cela suffit pour me persuader que je ne me sentirai jamais seule. De plus je pense qu'il nous arrivera quelquefois de retourner en Angleterre donc inutile d'attendre, ma décision est prise. Puisque vous me laissez le choix, j'opte pour la vie ici en Haute Savoie dans notre maison de Saint Thomas du lac.
— Ma fille ! Tu n'as jamais parlé aussi longtemps et aussi bien. Je ne voulais pas que cela t'influence mais c'est aussi le vœu de ta mère. Donc voilà, décision prise, je n'ai plus qu'à organiser le déménagement.
— Allez, on se détend. Compote de pommes des vergers de Savoie pour terminer le repas, dit Emilienne, les yeux pétillant de satisfaction. Son mari ajouta :
— J'avais quand même une réticence concernant la mentalité des jeunes français, trop libres et toujours penchés sur leurs téléphones portables mais tes deux amis m'ont prouvé que ce n'est pas une généralité...
À ce moment précis, le téléphone de Valentin, au lieu de vibrer, se mit à jouer « A whiter shade of pale ». Celui-ci rougit violemment, se leva en disant :
— Veuillez m'excuser, je pensais avoir éteint mon appareil. Il jeta un regard sur l'écran et lut « Charly appelle ». Il indiqua du doigt la porte jouxtant la cheminée d'un air interrogateur.
— Oui, vas-y, autorisa Emilienne.
— C'est votre voisin Charles-Henri qui m'appelle, expliqua-t-il en disparaissant.
Sa conversation dura moins de cinq minutes. Quand il revint prendre place à la table, il annonça :
— Je viens de converser avec Charles-Henri et son père monsieur Dubois de la Capelle. Ils viennent de rentrer à Saint Thomas. L'adjudant-chef Lemoine leur a tout expliqué et... et... ils veulent nous remercier Florian et moi. Ils m'ont demandé ce que je voulais. Trois fois je leur ai dit « rien du tout ». Ils ont tellement insisté que j'ai cédé. J'ai demandé à Charly, c'est ainsi que nous appelons Charles-Henri, d'organiser une réunion avec tous ceux de notre classe, comme il a fait le jour de son anniversaire. Il a dit qu'il s'en occupait et qu'elle aurait lieu le premier janvier pour bien commencer l'année. Il a ajouté que je pouvais inviter qui je voulais. Alors, Emily, si tes parents le peuvent et le permettent, veux-tu être des nôtres ce jour-là ? Cela serait pour toi une occasion unique de connaître nos camarades et amis de la quatrième C du collège de Saint Thomas.
Emily regarda son père avec un brin d'anxiété. Après quelques secondes de silence, celui-ci répondit de façon sibylline.
— Originale ta sonnerie de téléphone, Valentin.
Il laissa volontairement un nouveau blanc dans la conversation avant de reprendre :
— En remerciement pour ton action dans la résolution de notre affaire et aussi en souvenir du train Londres - Brighton, je suis d'accord.