Une agitation inhabituelle régnait parmi le corps enseignant et le personnel de service du collège ce matin-là. Le principal, monsieur Tardy, d'habitude invisible à cette heure allait partout, des cuisines au gymnase, de la documentation aux salles de classe.
Étonné, Valentin qui venait d'arriver dans la cours de récréation s'adressa à ses amis.
— Quelqu'un sait-il le pourquoi de cette agitation ?
— Peut-être un inspecteur, suggéra Mathilde.
— Oui, ça doit être ça, appuya Gilles qui ne voyait aucune autre explication.
La première heure de cours de la journée, mathématiques pour la quatrième C, se passa normalement. Monsieur Derrien ne paraissait pas plus stressé que d'habitude et l'habile question de Gilles : « monsieur, c'est vous qui êtes inspecté aujourd'hui ? » ne reçut en réponse qu'un sourire et une dénégation de la tête. Pendant l'heure d'anglais qui suivit, Gilles insista : « monsieur, c'est un inspecteur de quoi qui vient aujourd'hui ? » attira la réponse « I d'nt know, I'm not aware . (Je ne sais pas. Je ne suis pas au courant) »
Quand, après la récréation, ils entrèrent dans la classe de français, madame Blanchin semblait fébrile. Le tableau était préparé avec en titre souligné :
L'entraide dans la société à travers trois œuvres littéraires :
La colombe et la fourmi, fable de Jean de La Fontaine.
L'auvergnat, chanson paroles et musique de Georges Brassens.
Le trésor du montagnard, conte écologique trouvé sur internet.
Vous devez :
Déterminer les formes d'entraide de chaque œuvre.
Laquelle vous semble la plus importante.
Comment généraliser l'entraide au niveau national ?
— Asseyez-vous. Nous allons avoir une importante visite dans une demi-heure. Je vous demande une attitude exemplaire, polie, respectueuse, participative et intelligente.
— Mais m'dame, qui est-ce qui vient ? interjeta Tony.
— Tony, dans une assemblée, quand on veut prendre la parole, et c'est légitime, il faut la demander en levant la main. Je vous demande de faire tous de même devant nos visiteurs.
Tony leva la main.
— Oui, Tony ?
— M'dame, qui est-ce qui va venir ? Un inspecteur ?
— Plus important que cela.
— Le maire ?
— Plus important encore.
— Le président ? suggéra Bouboule.
— Quand même pas, mais un de ses représentants : le secrétaire d'état à l'enseignement secondaire donc en fait un ministre et une partie de son cabinet.
— C'est quoi un cabinet ? demanda naïvement Anaïs.
— Des chiottes ! s'amusa Clément.
Madame Blanchin foudroya du regard l'impertinent intervenant.
— Le cabinet d'un ministre se compose du personnel chargé de le seconder : secrétaires, conseillers etc.
Mathilde leva la main.
— Oui Mathilde.
— Que viennent-ils faire dans notre classe ?
— Ils viennent se rendre compte sur place si les programmes de quatrième sont bien adaptés et bien respectés. Donc aujourd'hui, j'ai pris comme thème, comme sujet si vous préférez, l'entraide dans la société. Je vous ai photocopié des textes dont les titres sont au tableau, ils sont sur vos pupitres. Vous allez les lire et nous les commenterons tous ensemble lors de la visite. Commencez par le conte qui est plus long que la fable et la chanson.
Le principal ouvrit la porte et s'effaça. Un cameraman de la télévision locale, un preneur de son et un coordonnateur entrèrent d’abord, en marche arrière, déjà opérationnels.
— Entrez monsieur le Ministre, entrez madame messieurs, dit le principal en tendant le bras. Deux hommes en costumes sombres, cravates bleues et un dame en tailleur beige entrèrent dans la classe en précédant monsieur Tardy. Madame Blanchin pâlit sous le coup de l'émotion et fit signe à ses élèves de se lever.
— Je vous présente madame Blanchin, professeure certifiée de lettres modernes, monsieur le Ministre.
L'homme important serra la main de la professeure puis d'un même geste des deux mains, fit signe à la classe de s'asseoir.
— Faites ou plutôt continuez votre cours comme si nous n'étions pas là, dit le ministre en se dirigeant, suivi de son aréopage, vers les chaises disposées pour la circonstance au fond de la classe tandis que l’équipe de télévision caméra au rouge et perche de prise de son levée se positionnait côté fenêtres.
Madame Blanchin avala sa salive, respira à fond puis se lança.
— Prenons pour commencer la fable de La Fontaine, la Colombe et la Fourmi. Dans quel sens va l'entraide ?
— C'est l'entraide des animaux contre le chasseur, dit Romuald. C'est dégueulasse la chasse !
— Veuillez s'il vous plaît demander la parole avant d'intervenir et choisissez bien les mots que vous employez. Qui d'autre ? Anaïs ?
— La colombe sauve la vie de la fourmi en l'empêchant de se noyer et en retour la fourmi sauve la colombe en piquant le chasseur au talon, c'est une entraide réciproque.
— Exactement, et pour généraliser ? Marine ?
— Rendre service à quelqu'un l'incite à rendre service lui aussi.
— Bien. Prenons le conte maintenant. Je le résume rapidement. Deux garçons se lient d'amitié avec un vieux montagnard borgne. Celui-ci leur explique comment il a perdu son œil en tombant sur un tas de déchets dont un tesson de bouteille et la conclusion qu'il en a tirée...
— Madame je vous prie, quelle est cette œuvre dont vous parlez et que je ne connais pas ? intervint le ministre.
— Un conte écologique extrait d'une série publiée sur internet. J'ai demandé à l'auteur la permission de travailler dessus et il me l'a accordée.
— Vous prendrez les références, dit le ministre à son secrétaire. Continuez madame.
Mathilde leva la main.
— Cet homme a été horriblement blessé par la négligence de quelqu'un qui s'est permis de laisser ses déchets dans la nature et la réaction du montagnard a été de nettoyer la nature des détritus qu'on peut y trouver. Je pense que cet homme est bon et qu'il s'investit pour les autres au lieu de pleurer sur son malheur. Dans ce cas, c'est une aide préventive désintéressée.
— Très bien Mathilde. Passons à la chanson de Georges Brassens. Quel en est le thème ? Oui Gilles.
— L'auteur remercie ceux qui viennent en aide aux malheureux : celui qui donne de quoi se chauffer à quelqu'un qui a froid, celle qui donne à manger à quelqu'un qui a faim, celui qui compatit au malheur des autres.
— C'est exact, que pensez-vous de toutes ces actions ? demanda le ministre.
Presque toutes les mains se levèrent.
— Quentin ? dit la professeure.
— Je pense que ce sont toutes des bonnes actions.
Toutes les mains se baissèrent sauf une.
— Tu as quelque chose à ajouter Valentin ?
— Dans le cas de la chanson, je pense également que les aides apportées au malheureux sont des actions louables mais je pense surtout que, sur un plan général, c'est à la collectivité de s'arranger pour qu'il n'y ait pas de malheureux, ce qui n'est pas le cas en France.
— Valentin ! s'exclama le Principal, tu dépasses...
— Laissez monsieur, coupa le ministre. Valentin, peux-tu développer ton idée ?
— Et bien je pense que c'est au gouvernement quel qu'il soit de faire en sorte qu'il n'y ait pas autant de différence entre les riches et les pauvres. Je trouve inadmissible que certains se baladent sur des yachts de luxe ou dans des jets privés alors que d'autres vont mendier leur manger aux restaurants du cœur. J'estime que dans un pays riche comme la France, cela ne devrait pas exister.
— Valentin, tu parles à un élu de la République et un ministre de la France, s'énerva le Principal.
— Raison de plus. Mon grand-père dit toujours que les élus ne sont pas nos maîtres mais sont à notre service et même qu'ils sont très bien payés pour cela et... je suis d'accord avec lui !
— Valentin, veux-tu bien cesser d'être irrévérencieux ! gronda madame Blanchin.
— Je n'ai pas à faire la révérence à qui que ce soit. Je me suis montré poli, j'ai demandé la parole et quand vous me l'avez donnée, j'ai exprimé mon idée. J'aimerai bien savoir qui est contre l'avis que j'ai donné. Qui est contre ? demanda Valentin s'adressant au reste de la classe.
Aucune main n'osa se lever.
— Personne, vous voyez !
La sonnerie de l'interclasse tira opportunément madame Blanchin et le Principal de leur gêne.
— Je peux les libérer, monsieur le Ministre ?
— Faites madame.
— Bien, sortez dans le calme. Pascal, veux-tu rester pour ramasser les papiers et effacer les tableaux.
Les élèves se levèrent et sortirent en évitant au maximum les bruits de raclement des chaises au sol. Valentin intéressé passa volontairement devant les techniciens de la télévision pour voir de plus près leur matériel. Au moment où il allait se diriger vers la porte de sortie, le coordonnateur lui glissa dans la main un petit carton imprimé en lui chuchotant : « prends, ça pourra peut-être te servir un jour ». Valentin leva des yeux étonnés, l’homme fit un léger geste affirmatif de la tête accompagné d’un soupçon de sourire.
Bouboule, discret comme à son habitude prit tout son temps pour effectuer les tâches demandées. Ignorant sa présence, le ministre resté au fond de la classe y alla de son commentaire.
— Et bien dites-moi, ce garçon n'a rien d'un timide. Quel âge a-t-il ?
— Entre treize et quatorze ans, répondit monsieur Tardy, il est à l'âge normal pour cette classe.
— C'est une forte tête ?
— Non, Valentin Valmont n'est pas un rebelle mais un garçon intelligent, plutôt discipliné, extrêmement logique et fort aimé de la plupart de ses camarades.
— C'est un meneur me semble-t-il, ou il a toutes les qualités pour l’être. Il a déjà des habitudes de vieux politicien comme cette façon de faire voter à l'envers. Je remarque que son intervention illustre à la perfection les instructions officielles comme savoir s'exprimer à l'oral, participer à la société, regarder le monde. C'est en fait ce pourquoi nous sommes venus dans votre petit collège. Je vous remercie madame et vous aussi monsieur le Principal. Ne soyez pas trop sévères avec ce garçon qui me semble promis à un brillant avenir.
Valentin attendit d’être dans le couloir desservant les classes pour jeter un coup d’œil au petit bristol qu’on venait de lui remettre et lut « Christophe Dumont, mise en scène et réalisation, télévision, théâtre, cinéma ». Suivaient une adresse et deux numéros de téléphone.
« Pourquoi cet homme m’a-t-il donné cela » se demanda Valentin « et à moi seul en plus ! » Ne trouvant pas dans l’immédiat de réponse à son interrogation, il haussa les épaules, mit le carton dans la poche pectorale de son blouson et alla rejoindre le groupe de ses amis qui firent cercle autour de lui.
— Ben dis donc, on peut dire que tu n'as pas peur ! admira Quentin.
— Peur de quoi ? J'ai dit poliment ce que je pense.
— Tout de même, à un ministre ! déclara Lucie.
Un ministre est un homme ou une femme comme les autres. Il faut perdre l'habitude de craindre les puissants, nous ne sommes plus au moyen-âge ni sous les rois de droit divin.
— Nous sommes bien d'accord avec toi, assura Gilles, hein vous autres ? Regardez, les voilà qui sortent.
— Vous n'avez pas vu Pascal ? s'inquiéta Eva.
— Tiens, c'est vrai, il ne nous a pas rejoint. Où peut-il être ? observa Florian.
— Là-bas, le voilà qui sort, après les huiles. Qu'est-ce qu'il a encore imaginé le petit futé ?
— Il va nous le dire lui-même.
— Où étais-tu Bouboule ? demanda Florian.
— Je faisais le ménage de la classe en écoutant les potins, s'amusa Pascal.
— Alors ? s'inquiéta Mathilde.
— Alors Valentin sera un jour ministre !