« Allô Val ? »
— Oui Gilles, salut.
— Salut, tu pourrais passer chez moi cet aprèm ?
— Oui, tu veux que nous fassions nos devoirs ensemble ?
— Non, j'ai fini mes devoirs. Je veux t'emmener voir quelque chose.
— J'arrive dans un quart d'heure.
— Où allons-nous ?
— Au stade.
— Je n'ai pas ma tenue de sport, tu aurais dû me dire.
— Non, on ne va pas faire d'activité. Voilà, on arrive au parking du stade, tu ne remarques rien ?
— Il y a des voitures sur le parking. Il me semble que c'est normal.
— Tu viens souvent par ici ?
— Non, ce n'est pas ma route.
— Moi, je passe ici deux fois par jour. J'ai remarqué que toutes les voitures bougent, sauf une. Cela fait plus d'un mois et demi que celle là-bas, la grise dans l'angle du parking, est stationnée là. Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Un mois et demi… Voyons ça de plus près. Une Laguna. En effet, elle a accumulé la poussière, le pare-brise est presque opaque. Tu as essayé de l'ouvrir ?
— Heu, non bien sûr !
— La première chose à savoir, c'est à qui elle appartient. Donc il faut voir si on peut l'ouvrir, il y a sûrement des indices à l'intérieur.
Valentin essaya d'abord la portière chauffeur, puis les trois autres sans succès. Il testa ensuite le coffre en appuyant sur le bouton poussoir près de la plaque d'immatriculation : rien !
— Tout est verrouillé, il faut trouver une autre solution.
— Écoute Val, laissons tomber. On ne peut rien faire sinon encore prévenir l'adjudant.
— Je peux peut-être essayer quelque chose. Un jour à la ferme à Korumburra, mon père avait égaré ses clés de voiture et l'auto était verrouillée. Il a appelé le garagiste du coin qui est un sacré débrouillard. Une fois sur place, en moins de deux minutes, il a réussi à ouvrir la portière sans rien abîmer.
— Comment a-t-il fait ?
— Est-ce que tu pourrais te procurer un bout de fil électrique bien souple ou un fil-de-fer très mince ?
— On devrait avoir ça dans notre garage, quelle longueur il te faut ?
— Un peu plus d'un mètre sera suffisant.
— J'en ai pour cinq minutes, tu viens avec moi ?
— Non, je t'attends ici.
— Regarde Gilles, j'ai bien observé la technique : il fait une sorte de nœud coulant à trente centimètres d'une extrémité puis il glisse le milieu du fil par le coin supérieur de la portière, comme cela. Tu vois, il passe assez facilement entre les caoutchoucs d’étanchéité.
— On a le droit de faire ça ? s'inquiéta Gilles.
— Cette auto n'a pas bougé depuis longtemps tu dis, c'est donc qu'il y a un problème quelque part ! Si nous pouvons faire quelque chose pour le résoudre, ce n'est pas mal agir, au contraire. Regarde bien, je pousse sur le nœud coulant pour le glisser à l'intérieur, je tire le petit et le grand bout vers le bas, pas trop fort pour ne pas refermer le nœud, je positionne la boucle au niveau du poussoir de fermeture. Le plus délicat maintenant : je vrille les deux bouts pour faire tourner le nœud coulant et le passer sur le fermoir. Voilà ! Ensuite je tire fermement sur les deux bouts du fil et hop le poussoir est emprisonné ! Maintenant il n'y a plus qu'à tirer le grand bout vers l'oblique en haut et... blip ! C'est déverrouillé.
— Val, tu m'épates ! Un vrai cambrioleur !
— Un cambrioleur qui ne vole jamais rien. Regardons dans le coffre… Une boite à chaînes, un plaid, une clé en croix à démonter les roues, nous ne sommes pas plus avancés. Entrons dans la voiture, installe-toi côté passager, je me mets derrière le volant.
— Tu ne vas tout de même pas la démarrer ?
— Non, ne t'inquiète pas. Encore que ce ne soit pas beaucoup plus difficile ! Nous allons juste faire une petite inspection. Dans la boite à gants, qu'est-ce qu'il y a ?
— Heu, une lampe de poche, une note de supermarché, un ticket d'horodateur et, tu ne vas pas me croire : une paire de gants !
— Là tu es drôle. Un crayon à bille, un carnet avec des chiffres de consommation d'essence, trois euros et cinquante centimes plus un jeton de caddy dans le vide poche d'accoudoir.
— Rien sous les sièges.
— Rien derrière les pare-soleil. Attends un peu, entre le tapis de sol et la poignée du frein à main, qu'est-ce que c'est ?
— Ça c'est une chevalière.
— Waouh, elle est lourde, c'est de l'or ! Cela vaut cher ce genre de bijou.
— Oh oui, mais nous en sommes toujours au même point. On ne connaît pas le proprio !
— Il n'y a plus qu'une solution, réfléchit Valentin, le numéro d'immatriculation. Sortons, on va le noter.
— La voiture n'est pas récente : 1259 XR 74. Comment on fait pour connaître le nom du propriétaire : par internet ?
— Essaye, fais une recherche sur ton smartphone.
— Voilà ce que je lis : Les seules personnes qui peuvent retrouver un nom à partir d’une plaque d’immatriculation sont les membres des forces de police, de la gendarmerie ou des préfectures. On est coincé !
— Mais non, sourit Valentin : la police ou la gendarmerie. Rappelle-toi ce que nous a dit l'adjudant : ne pas hésiter à l'appeler. Tu veux essayer ? Vas-y invente un scenario.
— Gendarmerie nationale, brigadier Guimard, j'écoute.
— Bonjour, je suis Gilles Arroux, vous vous rappelez ? Oui, c'est ça les champignons. Est-ce que que je peux vous demander un service ? Oui, comment fait-on pour connaître le propriétaire d'une auto à partir de sa plaque ? Non, ce n'est pas très important. Oui, bien sûr je peux vous dire pourquoi, J'ai entendu mon voisin dire à propos d'une Laguna qui ne bouge pas sur un parking « je donnerais bien dix euros pour connaître le propriétaire. » Qu'est-ce qu'il veut faire ? Lui proposer de la racheter je pense. Moi, dix euros, ça m'intéresse. Ah, l'adjudant n'est pas là. Dommage, il nous a promis que s'il pouvait nous rendre encore un service… Vous pouvez, vous ? Ce serait super. Oui, je vous indique le numéro. Oui, je reste en ligne… Monsieur Michel Dubouloz. route des Chapelles. Merci, vous êtes chouette ! Merci monsieur le brigadier.
— Bon, tu vois quand tu veux, sourit à nouveau Valentin, quand on est poli, on y arrive toujours. Allons voir ce monsieur pour lui rendre sa chevalière.
— Attends un peu, il va nous demander comment on l'a eue.
— Nous répondrons que la porte de sa voiture n'était pas verrouillée, et d’ailleurs maintenant, c'est vrai, s'amusa Valentin. C'est loin d'ici la route des Chapelles ?
— Non, tout près au contraire.
La maison n'était ni belle ni laide : une construction standard au milieu d'une pelouse couverte de feuilles mortes. Pas de fumée sortant de la cheminée, mais les volets étaient ouverts.
— On sonne ? demanda Gilles.
— Nous sommes venus là pour ça, tu ne crois pas ? ironisa Valentin.
— Ça ne réponds pas.
— Insiste, frappe !
— Il n'y a personne.
— Je vais essayer d'ouvrir la porte.
— Tu ne vas tout de même pas crocheter la serrure ? s'inquiéta Gilles.
— Ce ne sera pas la peine, regarde, c'est ouvert. Ohé, y a-t-il quelqu'un ?
— Y a quelqu'un ? reprit Gilles en écho.
— Viens, entrons !
— Tu n'as peur de rien, toi !
— S'il n'y a personne, aucune raison d'avoir peur, s'il y a quelqu'un, nous dirons que nous avons sonné et que nous venons rendre la bague. Les cambrioleurs emportent les bijoux, ils n'en apportent pas. Allez, viens.
— Oh putain ! Oh que ça pue là-dedans ! fit Gilles en se pinçant le nez.
— Tu as raison ! Quelle odeur épouvantable !
— Qu'est-ce que c'est ?
— On dirait une odeur de vieux caoutchouc pourri ou plutôt de kangourou crevé.
Valentin s'avança dans le séjour, ouvrit successivement la porte de la cuisine, celle des toilettes puis celle d'une chambre. La puanteur se fit plus lourde, plus intense.
Au pied du lit gisait un homme.
Gilles resta pétrifié sur le seuil, une main toujours sur le nez, une autre sur la bouche. Un essaim de mouches vertes vrombissait autour du corps.
— C'est un mort ! Sauvons nous ! cria Gilles.
— Pas de panique, Gilles, répondit Valentin tout pâle en sortant néanmoins de la chambre, les morts sont moins dangereux que les vivants. Mais tu as raison, sortons de cette maison, l'odeur est insupportable. Je crois qu'il nous faut encore prévenir les gendarmes.
— T'es fou ! Ils voudront tout savoir !
— On n'a rien fait de mal !
— Ah oui ? Forcer la portière d'une voiture, violation de propriété, vol d'une bague…
— Calme-toi et réfléchit : la voiture était ouverte, la maison était ouverte, nous sommes venus rendre une chevalière que n'importe qui aurait pu voler. Nous avons sonné et avons cru entendre « Entrez ! » C'est simple. Je pose la bague sur la table du séjour. C'est moi qui les appelle cette fois.
« Allô la gendarmerie ? Il y a un mort dans la maison de monsieur Michel Dubouloz. Oui, c'est moi Valentin Valmont, je suis avec Gilles Arroux. Oui, encore nous, mais.... Route des Chapelles… D'accord, nous restons sur place, nous vous expliqueront tout ! »
— Décidément jeunes gens il y a du nouveau chaque semaine avec vous. C'est la première fois que vous voyez un mort ? Pas trop impressionnés ? questionna l'adjudant.
— Oh moi si ! affirma fortement Gilles.
— Personnellement je suis surtout triste pour ce monsieur qui est mort tout seul chez lui, enfin c'est ce que je crois. Mais comme nous n'y pouvons rien…
— Vous êtes sûr que vous n'avez pas besoin d'aide ?
Les adolescents se regardèrent. Finalement, c'est Gilles qui prit la parole :
— Sûr monsieur l'adjudant. Qu'est-ce que vous allez faire maintenant ?
— On a prévenu les services compétents. Le corps va être enlevé et conduit dans une unité spéciale à l'hôpital de la ville.
— Vous voulez dire à la morgue ? fit Valentin.
— Tu en connais des choses, toi. Oui, à la morgue. Le médecin des morts - ça s'appelle un médecin légiste - va tenter de connaître les raisons du décès. Rentrez chez vous et oubliez tout ça. Il aurait quand même mieux valu que vous nous appeliez au moment où vous avez repéré cette voiture et ne pas servir de bobard à mon subordonné, hein Gilles ?
— Oui monsieur mon adjudant, dit Gilles en baissant la tête.
— On dit « Mon adjudant » dans l'armée. « Mon » est une vieille abréviation de politesse que l'on retrouve dans « Mon Sieur » qui est devenu monsieur, donc pas la peine de faire un pléonasme ! Tu as appris ça au collège ? Au fait mon nom est Lemoine : adjudant Lemoine. Vous avez eu raison de m'appeler. Allez filez !