VALENTIN AU COLLEGE

22. RACKET

À la récréation de dix heures, Mathilde aborda Valentin avec un sourire sous lequel perçait une petite inquiétude. Elle ne lui fit pas la bise comme c'était devenu la mode entre garçon et fille au collège, elle ne tendit pas la main non plus.
— Bonjour Valentin. Tu es toujours disposé à m'aider ?
— Je n'ai pas l'habitude de renier ma parole. Qu'est-ce que tu voulais me demander ?
— Il faut que je t'explique d'abord certaines choses. J'ai un petit frère qui s'appelle Théo, il est en sixième B, tu l'as peut-être déjà vu.
— Vu, peut-être mais sans savoir qui il est.
— Pas très grand, mince, les cheveux châtains, il porte des lunettes.
— Il a un problème Théo ?
— Je te raconte : au début de l'année, il était très content de venir au collège, il travaillait bien et me disait tout : sa journée, ses copains, ses profs etc... Mais depuis la rentrée de janvier, ce n'est plus le même : il est triste, ne me dit plus rien. Il a toujours mal au ventre avant de venir à l'école, bref, ça ne va plus. Il ne veut plus aller en gym et demande toujours à mes parents de lui faire un mot d'excuse ; il faut que je te dise aussi qu'il n'est pas très costaud donc je pense qu'il a du mal à se faire respecter.
— Tu lui a demandé si quelqu'un en particulier l'ennuyait ?
— Oui, bien sûr mais il est resté évasif, il m'a dit « non, ça va » mais je vois bien que ce n'est pas vrai.
— À la maison, pas de problème, pas de conflit avec tes parents ?
— Non, pas du tout.
— Qu'est-ce que tu attends de moi ? questionna Valentin qui voyait très bien où Mathilde voulait en venir.
— En fait, je ne sais pas exactement. Comme tu as un peu la réputation d'être un Robin des bois, je me disais... Non, c'est idiot, laisse tomber, ce n'est pas ton problème et de toute façon, tu ne peux rien faire.
— Quand est-ce qu'il a gym ?
— Le jeudi je crois.
— Montre-le moi ton petit frère.
— C'est le petit gars, adossé à l'arbre là-bas, avec un anorak bleu et jaune. Il est encore tout seul le pauvre. Je vais le voir.
— Non, laisse, je vais l'observer. À quelle heure finissent ses cours cet après-midi ?
— Comme nous, à quatre heures.
— Vous habitez loin d'ici ?
— Au Berlet, à dix minutes à pied.
— OK Mathilde, je vais essayer de tirer cela au clair. Il me faudra probablement plusieurs jours. Je te tiendrai au courant. En attendant, donne-moi l'emploi du temps de ton frère ou plutôt ses heures de fin de cours.
— Je te donne ça pendant la pause de midi.
— OK, salut.

— Gilles ! appela Valentin en faisant de grands signes à son copain, viens.
— Alors, ça marche avec Mathilde ? ironisa Gilles.
— Ne sois pas bête. Tu vois le petit sixième adossé à l'arbre là-bas, celui à l'anorak bleu et jaune ?
— Oui, je le vois.
— C'est le frère de Mathilde. Je voudrais que tu le prennes en photo au zoom et que tu nous l'expédies en SMS à Olivier, Florian et moi. Je vous expliquerai ce midi à la cantine, le premier arrivé réserve une table.

Valentin, Gilles, Florian, Olivier et Pascal se retrouvèrent à la même table de la grande salle à manger du collège pour le premier service. Valentin, la mine plus soucieuse que d'habitude prit la parole.
— Les gars, à part Bouboule et son téléphone dinosaure, vous avez reçu un message de Gilles avec une photo. Le petit gars sur la photo s'appelle Théo, c'est le frère de Mathilde. Tiens Bouboule, regarde sur mon iPhone. Je te donnerai un tirage papier demain.
— Qu'est-ce que tu veux que nous en fassions ? s'enquit Olivier.
— Que tu la mémorises. Il y a quelque chose qui ne va plus avec lui mais Mathilde ne sait pas quoi ni pourquoi. Elle m'a demandé si je pouvais trouver une explication. Tu vois Gilles, ce n'est pas ce que tu crois !
— Moi, je ne dirais pas non. Elle est mignonne et elle pourrait m'aider pour mes devoirs !
— Laisse tomber Gilles, je crois qu'elle ne pense pas du tout à ça. Bon, revenons à Théo. Ce que j'attends de vous, c'est que vous le filiez.
— Une filature comme dans la police ? se réjouit Bouboule. — En quelque sorte, mais hyper discrètement. Il faut surveiller sa sortie et le suivre jusqu'à chez lui. C'est vers le Berlet, à dix minutes à pied.
— Dis donc, nos parents ne vont pas apprécier qu'on rentre en retard tous les jours, objecta Olivier.
— Chacun son jour, Olive. Je commence ce quatre heures. Lundi, qui ?
— Moi je veux bien, choisit Bouboule.
— Je prends le mardi, décida Olivier.
— Jeudi pour moi, dit Florian.
— Le mercredi me convient, conclut Gilles, qu'est-ce qu'on doit faire à part le suivre ?
— Repérer tous ceux qui l'abordent, noter à quel endroit, épier les actions de ou des autres et les réactions de Théo, prendre des photos. Pas d'intervention sauf s'il se fait tabasser, dans ce cas seulement il faudrait le défendre. Dès que l'un d'entre nous repère quelque chose de pas normal, il prévient les autres. Des questions ?
— Oui, pourquoi on fait ça ? demanda Olivier.
— Pour la même raison que nous avons aidé Lucie et madame Vaillant, que nous avons sauvé le chien et les chats. Vous êtes d'accord ?
Quatre hochements de têtes approbateurs lui répondirent.
— OK, réunion de compte-rendu tous les jours à la récré du matin.

Quatre jours passèrent sans apporter quoi que ce soit mais à la récréation du jeudi, Gilles annonça un fait nouveau :
— Il n'a pas pris la piste hier, il a fait un détour par le supermarché avant de rentrer chez lui.
— Tu l'as suivi dans le magasin ? questionna Valentin.
— Non, je l'ai attendu dehors. Il n'y est pas resté longtemps.
— OK, il faut continuer.
Le lendemain au conseil de la récréation Florian annonça tout excité :
— Ça y est les gars, je crois que je tiens quelque chose. Hier soir, il s’est fait aborder par un grand, un mec de troisième je crois. J'ai vu Théo sortir quelque chose de son sac et lui donner.
— Il l'a rattrapé ou il venait de la direction opposée ?
— Il venait d'en face.
— Théo avançait ou il attendait ?
— Il attendait je crois.
— As-tu pris une photo ?
— Oui, mais j'étais loin et il faisait sombre, la photo n'est pas parlante.
— Tu ne sais pas ce que Théo lui a donné ?
— Non, je me trouvais vraiment trop loin, je ne voulais pas me faire repérer, tu comprends.
— À quel endroit s'est passé l'échange ?
— Sur la piste cyclable, bien après le pont de la rivière.
— OK, je résume les faits : vendredi, Théo rentre par la piste cyclable, il ne se passe rien. Lundi, même trajet et rien. Mardi pareil. Mercredi Théo change d'itinéraire, il passe par le centre du village et s'arrête au supermarché. Jeudi, il repasse par la piste cyclable et se fait aborder. Qu'en déduisez vous ?
— Je pense qu'il faut continuer à le suivre pendant une semaine pour voir si c'est habituel, affirma Gilles.
— Pas tout à fait une semaine, intervint Valentin. Gilles, mercredi prochain si Théo repasse par le centre et va au supermarché, ce que je pense qu'il va faire, tu rentres derrière lui dans le magasin et tu essaies de voir ce qu'il achète. Selon le cas nous prendrons la décision d'intervenir - ou pas - le lendemain. En attendant, il faut que je voie Mathilde, mais je suis à peu près sûr que nous devrons agir jeudi prochain. Conseil de guerre ce jour là à la récréation.

Le jeudi suivant, Gilles bouillait d'impatience en attendant ses copains. Dès que Valentin, dernier arrivé fut là, il prit la parole.
— Il est effectivement encore passé par le centre et le supermarché. Il a acheté deux paquets de bonbons, des fraises Tagada et des Dragibus.
— Hum, ça c'est bon ! fit Bouboule.
— Je crois que les choses se précisent. Restez là, je cours demander une précision à sa sœur et je reviens.
Valentin se dirigea au pas de gymnastique vers un groupe de filles de la classe, entraîna Mathilde un peu à l'écart sous les regards amusés et les sourires entendus des autres. Après quelques mots, toujours courant, il rejoignit ses amis.
— Bingo les gars, chez eux ils ne mangent jamais de bonbons.
— Même des Tagada fraises ? s'étonna Bouboule.
— Même, et entre nous, ils ont bien raison, mais on s'éloigne du sujet. Je pense que ce soir il va à nouveau se faire aborder et racketter. Il faut qu'on donne une bonne leçon à ce type.
— On peut lui tomber tous dessus et lui mettre une bonne avoinée, mais ensuite il cherchera à se venger de nous, imagina Olivier.
— S'il ne peut pas nous reconnaître, il ne pourra rien faire !
— Génial Gilles, appuya Florian. Il faut qu'on mette chacun un masque. Mardi gras c'est la semaine prochaine et il y a plein de masques pas chers au supermarché. J'irai en acheter cinq.
— Bien, alors maintenant le plan. Ce soir, c'est moi qui vais suivre Théo et vous, voici ce que vous allez faire...

Théo marchait lentement sur la piste désertée suivi à son insu par Valentin. Arrivé au niveau du pont sur la rivière, Valentin cacha son visage par un masque de panda.
L'abordage eut lieu juste avant l'ancienne gare de dépôt. Un grand gaillard, que Valentin avait déjà aperçu paradant dans la cours de récréation, aborda le petit Théo. Valentin put entendre « Allez, aboule, morveux ». Théo tomba son sac à dos et sortit un premier paquet que l'autre saisit brutalement.
— Oh, une distribution de bonbons, dit Valentin qui venait d'établir la jonction, je peux en avoir ?
— Toi, on ne t'a rien demandé, et d'abord qui t'es ? fit la brute en tentant d'arracher le masque de panda.
Valentin fit prestement un pas en arrière et prononçant distinctement :
— Et toi, qu'est-ce que tu lui veux au petit ?
— Qu'est-ce que ça peut te foutre, t'es de sa famille ? Non, alors casse-toi !
— Tu n'as pas à me donner des ordres, j'ai le droit d'être ici.
— Fous le camp ou je t'en colle une !
— Essaie donc gros balourd.
Le grand tenta le pousser Valentin qui recula juste à temps.
— Alors tu n'y arrives pas, gros naze ?
Nouvelle tentative de bourrade et nouveau recul de Valentin qui se mit à rire et à tousser. Le grand de troisième, furieux, avança rapidement sur lui et ne vit pas Bouboule qui, obéissant au signal, vint se mettre à genoux, mains au sol, juste derrière lui. Valentin non seulement ne recula plus mais repoussa violemment son adversaire. Ce dernier, jambes bloquées par le corps de Pascal, ne put reculer et tomba lourdement sur les fesses. Florian et Olivier masqués en tigre et en lion jaillirent de derrière les grands arbres du talus et bondirent pour lui immobiliser les bras tandis que Bouboule en ours brun et Valentin toujours en panda se mirent à califourchon sur ses jambes.
— Théo, viens ici, ordonna Valentin. Il y a longtemps que ce type t'embête ? N'ai pas peur de parler, il ne te fera plus jamais rien.
— Depuis la rentrée de janvier.
— C'est lui qui t'a pris tes baskets et les a envoyés sur le fil électrique près du pont ?
Théo, gorge serrée, fit oui de la tête.
— Qu'est-ce qu'il te demandait ?
— Chaque semaine, il voulait deux paquets de bonbecs, des Tagada, des Dragibus, des Crocodiles, des Chamalows. J'ai presque plus d'argent de mon Noël.
— Et si tu ne les donnais pas ?
— Il a dit qu'il jetterait mes cahiers dans la rivière.
— C'est vrai ça, espèce de lâche ?
— Et alors ? Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? Vous voulez qu'on partage ?
— Non ma belle, quand quelqu'un nous donne quelque chose, c'est par amitié pour nous. Tu saisis la différence ?
— Lâchez-moi bande de boloss. Demain je vais m'occuper de vous et de cette petite balance.
— Tu ne t'occuperas de personne, abruti ! Le chat ! Tu peux venir ? cria Valentin.
Un autre jeune masqué d'une tête de chat sortit de derrière un buisson tout en continuant à filmer. — La prise de vue est bonne ou il faut recommencer la scène ? s'amusa Bouboule.
— Excellente, autant pour le son que pour l'image, déclara Gilles hilare sous son masque. Vous avez trouvé là un super acteur.
— Alors tu veux toujours casser la figure à ceux qui vont te rendre célèbre sur Facebook ? Non n'est-ce pas ? Donc tu es d'accord pour réparer ce que tu as fait à Théo, j'en suis certain. Théo, combien tu as dépensé en bonbons.
— Au moins quatre euros à chaque fois.
— Cinq semaines à quatre euros, ça fait vingt euros, j'ai bon ? Et tes baskets, combien ils valaient ?
— Je ne sais pas exactement, c'était un cadeau de Noël.
— Pas grave, il va te racheter exactement les mêmes. Quelle pointure Théo ?
— Je chausse du 36.
— Donc nous sommes d'accord hein machin ? Vingt euros et une paire de basket pour lundi sans faute. Tu les donneras à Théo à la récré de dix heures, nous te surveillerons de loin. Le chat, envoie la vidéo sur nos portables pour éviter de la perdre en route. Nous allons te laisser aller sans casser ta figure de looser bien que tu le mérites, mais si tu oses t'en prendre de nouveau à ce petit gars là, tu seras célèbre dans toute la France. Allez, casse-toi pauvre type.

Le mardi suivant, à la récréation de dix heures, Mathilde courut vers le groupe d'amis.
— Valentin et vous tous, qu'est-ce que vous avez fait à mon petit frère ? Il est tout souriant, plein d'entrain. Il parle, il rit, il a de nouveau envie d'aller en gym... — Théo était victime d'un racketteur, un mec de troisième qui le terrorisait. Avec mes amis ici présents, nous avons pu le piéger et lui faire réparer ses mauvaises actions.
— Mais s'il recommençait ?
— Aucune chance, si j'ose dire. Il sait trop bien que dans ce cas il serait mis à la porte du collège.
— Val, demanda Gilles, comment savais-tu qu'il rackettait Théo et en plus à cet endroit précis de la piste ?
— J'étais certain que Théo se faisait racketter car j'avais demandé à Mathilde s'il mangeait des bonbons. Elle m'a dit qu'ils n'en avaient jamais à la maison. Je lui avais aussi demandé quel est le meilleur chemin pour rentrer du collège. C'était bien la piste cyclable. Par curiosité, je suis allé faire le trajet. Les baskets noués ensembles par leurs lacets et qui pendent à un fil électrique près du pont m'ont intrigué. Quand Mathilde m'a répété qu'il ne voulait plus aller en gym, j'ai fait le rapprochement : nous savons tous que Filedoux exige que nous ayons des chaussures de sport dans le gymnase et Théo n'avait plus les siennes, d'où les mots d'excuse. De plus la photo de Florian que j'ai agrandie et éclaircie m'a donné les détails du lieu. Comme tous les petits terrorisés par ce genre de type, Théo n'a pas osé raconter tout cela à ses parents et à ses proches, dont toi Mathilde.
— Vous avez été courageux de vous attaquer à un grand. S'il demandait à ses copains de vous tabasser ?
— Aucune chance qu'ils s'attaquent à la ménagerie, s'amusa Bouboule.
— Qu'est-ce que tu veux dire ? Je ne comprends pas.
— On avait tous des masques d'animaux ! rigola Florian. Complètement incognito.
— Affaire résolue, conclut Olivier.
— Je vous fais la bise à tous les cinq ! C’est grave bien ce que vous avez réalisé, vous êtes des chouettes types. Merci pour Théo et merci pour moi.