VALENTIN AU COLLEGE

23. SAUVETAGE

Le repas du dimanche était trop copieux à son goût, mais comment le faire comprendre à ses grands-parents si gentils avec lui.
«Tu es trop maigre Valentin, il faut manger ! »
Valentin, un peu ballonné, demanda la permission de quitter la table et sortit respirer. Quand il fut dans le jardin, un léger vertige l'obligea à revenir s'asseoir quelques instants sur le banc d'extérieur contre le mur sud de la maison. « Étrange... pensa-t-il, j'ai sûrement encore trop mangé. »
Rapidement remis, il fit le tour du jardin et de la pelouse. Les premières fleurs de l'année s'ouvraient au soleil : perce-neiges et crocus égayaient l'herbe rase. Valentin sorti son iPhone, activa l'application photo, se pencha vers les fleurs d'un jaune éclatant et déclencha la prise de vue.
Il contemplait ses épreuves quand l'appareil se mit à vibrer.« Flo appelle » lui indiqua l'écran. Il accepta aussitôt la communication.
— Val, il faut que tu viennes m'aider tout de suite, ma petite sœur vient de disparaître ! Je ne sais pas quoi faire. Elle était là, on jouait à cache-cache et elle a disparu. Elle a disparu Val !
— Calme-toi Flo. La panique n'arrange jamais rien. D'abord, où es-tu ?
— Sur la montagne aux buis au sud du village.
— Ah, tu es en montagne, tu es seul ?
— J'étais avec ma sœur et elle a disparu je te dis ! La voix de Florian tremblait d'inquiétude.
— Où débute le chemin qui mène au sommet ?
— Il faut prendre le chemin de la grotte du lac. Ça monte un peu raide au début mais après c'est mieux. Tu ne vas pas jusqu'à la grotte, au panneau qui l'indique, tu prends le chemin de gauche.
— Avez-vous marché longtemps pour arriver au sommet ?
— On n'est pas au sommet. On a juste marché un quart d'heure sur le sentier pour avoir un beau point de vue sur le lac. Ensuite la crête s'élargit et il y a comme une grande plate forme. C'est là qu'on est.
— Je mets mes bonnes chaussures de marche et je te rejoins. Tu continues à m'expliquer pendant que je me prépare. Est-ce que l'endroit est dangereux ? Ta sœur a-t-elle pu tomber ?
— Non, je ne crois pas, il y a des rochers, de l'herbe, des arbustes, des buis. C'est un peu pentu mais il n'y a pas de falaise à ce niveau là.
— Elle ne s'est pas fait mal ? Elle n'a pas crié ?
— Non, je n'ai rien entendu. Fais vite Val, je t'en prie.
— Il y a longtemps qu'elle a disparu ?
— Un quart d'heure à peu près.
— Tu as prévenu tes parents ?
— Non, ils sont en ville.
— Je prends quelques affaires et je saute sur mon vélo. J'y suis dans vingt minutes. Continue à chercher en attendant, préviens-moi aussitôt si tu la trouves.

Valentin accrocha son VTT neuf au poteau indicateur qui sécurisait déjà deux autres vélos et entama la montée en s'oxygénant au maximum. L'air embaumait le buis chauffé au soleil de l'avant printemps. Il aimait cette odeur puissante, balsamique, entêtante que tant d'autres détestent. Au niveau de la bifurcation du chemin de la grotte, il eut un nouveau vertige. « Je me suis trop oxygéné, je suis ivre d'oxygène » songea-t-il. Il se campa sur ses jambes écartées, laissa passer quelques secondes. Le chemin escaladait un épaulement rocheux sur lequel s'accrochait des buis arborescents. Les lacets se succédaient, courts et serrés. Le chemin alternant roches, cailloutis et terre humide était glissant mais quand il arriva au sommet du raidillon, le sol mieux exposé s'assécha. Quelques noisetiers exposaient leurs chenilles au soleil, les chênes rabougris par manque de terre perdaient leurs dernières feuilles sèches. Le lac apparut, merveille de pureté dans son écrin de montagnes mais Valentin ne prit pas le temps d'admirer, il accéléra le pas. Quand il arriva quelque peu essoufflé dans la clairière du replat, c'est un Florian hagard qui se précipita vers lui.
— Je ne l'ai pas retrouvée, j'ai crié tant que j'ai pu mais rien… Qu'est ce qu'on va faire, qu'est ce qu'on peut faire Valentin ? Chloé ma petite sœur...
— Calme-toi. Raconte-moi aussi précisément que possible ce que vous avez fait juste avant.
— Elle a voulu jouer à cache-cache. On s'y collait chacun son tour contre ce gros pin. Elle riait beaucoup et savait bien se dissimuler derrière les rochers. La dernière fois que je m'y suis collé, j'ai eu comme un petit étourdissement, j'ai quand même entendu des cailloux rouler, mais quand je l'ai cherchée, plus rien, elle avait disparu. Je ne comprends pas. C'est terrible Valentin.
— Vous comptiez jusqu'à combien avant de chercher ?
— On devait compter lentement jusqu'à dix.
— Qu'est-ce que tu fais quand tu te décolles de l'arbre ?
— Je regarde vite fait tout autour.
— Donc si elle n'était pas cachée à ce moment là, tu l'aurais vue ?
— Ben oui !
— C'est bien ce que je pensais. Colle-toi à l'arbre et compte ! Tu cries quand tu as fini.
— Un, deux, trois...
Valentin partit rapidement vers l'amont en suivant le chemin.
— Ça y est !
Valentin cassa une branche de noisetier sauvage et la coinça verticalement entre deux pierres.
— Je reviens. Tu vas recommencer à compter, toujours à la même vitesse.
Cette fois il prit le chemin dans le sens de la descente. Au bout de dix secondes, il dressa un nouveau bâton pour marquer la limite basse.
— Tu vas encore recommencer, je vais vers le nord maintenant, j'irai ensuite vers le sud.

— Voilà Flo, j'ai pointé les limites du chemin qu'elle a pu faire en dix secondes. Une vingtaine de mètres vers l'amont, trente vers l'aval et comme il n'y a pas de chemin, pas plus de quinze dans les autres directions.
— Ça nous avance à quoi ? On perd du temps !
— Non, nous gagnons du temps au contraire car maintenant nous allons chercher de façon systématique. Nous allons partir du bâton aval donc à l'est et marcher vers le celui que j'ai planté au nord, puis nous irons vers l'ouest puis vers le sud pour revenir vers l'est. Marchons côte à côte et regardons bien le sol. Prends une baguette de noisetier pour écarter les buis.
Les deux amis marchèrent lentement, scrutant le terrain devant leurs pieds. Ils venaient de passer le jalon nord quand Valentin cria :
— STOP ! Regarde-là Florian, ce buis est couché alors que les autres sont verticaux.
— Oui, c'est parce qu'il pousse sous ce rocher. Florian désigna un très gros caillou rectangulaire de près d'un mètre de long.
— Non, sitôt sorti de dessous, il se serait redressé. Attends.
Valentin se mit à quatre pattes et examina l'amont du rocher.
— Regarde ici : une traînée dans le sol, des feuilles et des cailloux enfoncés dans la terre, cette pierre a glissé.
— Mais ce n'est pas possible, une grosse pierre ne glisse pas comme ça toute seule. Si elle était tombée de plus haut, j'aurai entendu l'avalanche.
— Qu'est-ce qui fait bouger les pierres en montagne ?
— Je ne sais pas. Val, arrête de causer, il faut qu'on retrouve Chloé.
— Je crois que nous l'avons retrouvée.
Valentin prit un caillou, frappa trois fois le rocher et colla son oreille au sol. Un faible écho lui répondit.
— Colle ton oreille au rocher et écoute bien.
Il frappa à nouveau la grosse pierre. Des coups précipités répondirent.
— Elle est là ! CHLOÉ, c'est moi Florian, hurla-t-il, tu m'entends ? Ça va ?
— Elle est dans un trou de la roche, une caverne peut-être. Le son lui aussi est emprisonné. Elle peut peut-être t'entendre mais nous pas. Il n'y a que les vibrations de la pierre qui passent. Il faut qu'on bouge ce rocher.
— On n'y arrivera jamais, c'est bien trop lourd pour nous, il faut aller chercher du renfort.
— Pas le temps, dans une heure et demie, il fera nuit. Essaie de trouver une grosse branche assez longue. J'installe un système.
Florian partit vers l'amont pendant que Valentin sortait une corde de son sac à dos. Il fit deux boucles autour du rocher, noua le petit bout au grand par plusieurs ganses, tendit la corde vers l'aval, lui fit faire le tour du tronc du pin comme autour d'une poulie et retourna vers le rocher. Florian revint avec une grosse branche de sapin de deux mètres de long.
— Ça ira ça ?
— Je pense que oui.
Valentin nettoya le sol en aval des deux ou trois pierres qui pouvaient bloquer la glissade, piétina les rameaux de buis et positionna en travers de ceux-ci des petits bouts de branches bien cylindriques en guise de rouleaux. Il engagea le bout du solide levier de bois dans un interstice sur le côté du rocher, cala un caillou sous la branche au plus près de la grosse pierre.
— Quand j’appuierai dessus, tu tireras de toutes tes forces sur la corde, tu y es ? À trois : un, deux, trois !
Sous leurs efforts conjugués, le rocher bougea de deux centimètres, courbant un peu plus le buis en aval.
— Je place mon levier de l'autre côté et on recommence, prêt ? Go !
Le rocher descendit un peu plus. À la troisième tentative, un espace se fit sous le rocher.
— Chloé, tu es là ? Tu m'entends ?
Un « oui » venant de très loin, à peine audible répondit.
— Chloé, recule-toi le plus possible du trou, il pourrait tomber des pierres, hurla Valentin. Flo, j'engage mon levier dans le trou pour avoir plus de prise. Prêt ? Go ! Encore, go ! Encore une fois, go ! Ça y est la pierre glisse sur les buis, cria Valentin en saisissant la corde pour tirer avec son copain. Oh hisse, oh hisse ! Je crois que c'est bon. Il y a assez de place pour passer. Je récupère la corde. Tu n'as pas peur de descendre là-dedans, Flo ?
— C'est ma petite sœur, je vais la chercher.
— Attends, je t'encorde.
Valentin passa deux fois le filin autour de la taille de Florian et compléta par un nœud de chaise.
— Quand tu l'auras rejointe, tu me préviendras en donnant beaucoup de secousses à la corde. Si elle va bien, tu l'attacheras pareil que toi. Cela fait, tu donneras une secousse et je l'aiderai à monter, je te relancerai la corde ensuite. Si elle a mal quelque part, tu redonneras plusieurs coups sur la corde. C'est bon ? Allez, vas-y, je t'assure. Allume la lampe de ton smartphone de temps en temps pour te repérer.
Valentin laissa lentement filer la corde en lui maintenant une tension raisonnable et rassurante pour Florian. Une série de secousses lui apprit que son ami avait rejoint le fond. Quelques minutes après, une longue traction le rassura. Il hala lentement le cordage, attentif à la moindre résistance anormale. La tête de Chloé apparût, un peu échevelée, un peu maculée de terre.
— Tu vas bien Chloé ? demanda Valentin tout de même un peu inquiet. La fille hocha la tête.
— Ça va mais je me suis griffé les mains, Regarde !
— Tu as froid ?
— Oui, un peu quand même.
— Mets mon anorak, je relance la corde pour ton frère. Raconte-moi ce qui s'est passé.
— Ben c'était à mon tour de me cacher alors je me suis mise à croupetons dans un trou pas bien profond. Il y avait plein de petites pierres au fond avec des feuilles et des brindilles. Quand Flo a compté cinq, les pierres en dessous de moi sont tombées et je suis tombée aussi dans le grand trou. Après c'était comme la nuit, il faisait noir et la roche glissait, je ne pouvais pas remonter alors j'ai crié longtemps mais Flo n'entendait pas. Il devait croire que j'étais toujours bien cachée.
— Voilà ton frère qui remonte. Est-ce que c'est profond Flo ?
— Pas plus de deux mètres mais après ça descend en pente sur trois ou quatre mètres. C'est au fond qu'elle était. Comment vas-tu Chloé ?
— Oh, ça va, t'inquiète pas.
— Tu m'as fait une de ces peurs ma petite Chloé ! Il faut qu'on descende maintenant, nos parents vont s'inquiéter.
— Tiens Chloé, tu dois avoir faim, je t'ai pris une pomme. Tu en veux une Flo ?
— Pas maintenant, j'ai encore le ventre tout noué. Je me demande toujours comme une si grosse pierre a pu glisser comme ça sans raison.
— Il y a toujours une raison à tout ce qui se passe Flo. J'ai compris quand tu m'as dit que tu avais eu un vertige quand tu t'y collais. J'étais dans le jardin de mes grands-parents et j'ai eu le même vertige au même moment, un quart d’heure avant que tu me téléphones. J'en ai eu un autre quand j'étais sur le chemin de montée mais ce n'était pas dû comme je l'ai cru un instant à une mauvaise digestion.
— Alors c'était quoi ?
— Un mini tremblement de terre ! Il y en a souvent dans la région m'a dit mon grand-père. Le lac est sur une faille de l'écorce terrestre, c'est pour cela que la terre tremble souvent même si la plupart du temps on ne se rend compte de rien. Celui-ci n'était pas bien fort mais suffisant pour faire tomber le bouchon de cailloux et de petites branches sur lequel était Chloé et déstabiliser cette grosse pierre qui a glissé de quarante centimètres dans la pente pour finalement obturer le trou. — Si le bouchon n'était pas tombé, Chloé aurait été coincée et blessée par le rocher...
— Non, la glissade a dû se faire au ralenti, elle aurait eu le temps de se sauver.
— Tu as eu une idée de génie en prenant ce cordage.
— C'est encore mon grand-père qui m'a expliqué que quand on va en montagne, il faut toujours emporter un bout de corde. Il dit qu'au besoin cela peut nous tirer d'un mauvais pas, et cette fois c'était bien vrai, hein Chloé ?