VALENTIN DÉTECTIVE

30. FLORIAN

Le simple coup de treize heures venait de sonner au clocher de l’église au moment où Florian déposa son VTT dans le garage de la maison familiale.
— T’es en r’tard, t’es en r’tard, psalmodia Chloé sa petite sœur quand il entra dans la pièce à vivre.
— Oui, avec les copains on a fait l’ascension du col de Lachaux. On a démarré un peu tard, pardon.
— Ce n’est pas grave, mange tes tomates, répondit Carine sa mère.
— Alors, qui est le meilleur dans les côtes ? taquina son père Stéphane.
— Devine.
— Je n’ai pas à chercher bien loin. Tu ne décourages pas tes amis au moins ?
— Non, on roule en groupe en se relayant comme dans une échappée du Tour.
— Tu as raison, c’est bien mieux comme ça.
— Tu viens te promener au lac avec nous cet après-midi ? demanda Carine.
— Heu non. Comme je suis sorti ce matin et qu’avec les copains on se retrouve demain chez Charly, il faut que je bosse un peu. J’ai la leçon sur les triangles semblables à apprendre.
— C’est bien mon fils, concéda Stéphane, le sport d’accord si tu ne négliges pas le travail scolaire.

En bon sportif franc et droit qu’il était, Florian répugnait à mentir. Pour éviter toute question gênante, il disait la vérité quitte à ne pas tout dire. Il se mit donc au travail dès le départ de ses parents et de sa sœur. Il eut du mal à se concentrer sur l’abstraction des triangles, l’histoire du fourgon le tracassait.
« Et si ces deux types disparaissaient dans la nature ? Comment feraient ses amis et lui pour les retrouver ? » Une idée germa lentement dans son esprit. « Le col de Lachaux est un endroit isolé à plus de neuf kilomètres du premier village conséquent, ils sont donc tributaires du fourgon pour leurs déplacements… Et si leur moyen de transport tombait en panne ou se trouvait immobilisé pour toute autre raison, ils seraient bloqués là-haut. Je pourrais dégonfler tous leurs pneus avec mon clou limé comme je l’ai déjà fait lors de l’histoire des chats. Non, le paysan qui leur a permis de garer le fourgon dans la remise doit disposer d’un compresseur pour les pneus de ses engins, ce ne serait pour eux qu’un simple retard qui de plus les alerterait. Crever les pneus serait plus efficace mais les mettrait encore plus sur leurs gardes. Comment faire pour que la crevaison passe pour un banal incident ? »
Il en était là de ses réflexions quand son smartphone se mit à vibrer sur son secrétaire de travail. Un SMS émanant de Pauline était adressé à tous les membres de l’équipe : « Le deuxième type s’appelle Mat. » Florian appela immédiatement son amie mais il fut basculé aussitôt sur la messagerie. Plusieurs autres tentatives n’eurent pas plus de succès. Il ferma son livre de géométrie, gagna le garage, sauta sur son VTT et fonça vers la maison de Pauline. Celle-ci, une serfouette à la main ameublissait la terre au milieu de son mini parterre de dahlias.
— Hello Pauline, alors, tu ne réponds plus au téléphone ?
— Ben tu vois, je jardine, je l’ai laissé dans la cuisine pour le recharger.
— C’est quoi ce SMS que tu nous as envoyé ?
— Ce matin je suis allée voir Amandine. Elle s’est souvenue d’un truc, lorsqu’elle a réussi à sauter du fourgon ambulance, le chauffeur a crié : « elle se barre, Mat, rattrape-la ! » Donc l’autre type, celui aux chevaux ras s’appelle Mat.
— Mat ce n’est pas un prénom, ce doit être Matthieu, Mathis ou Matéo, mais tout de même, ça, c’est une info. Elle en est où Amandine ?
— Physiquement beaucoup mieux mais elle trouille toujours autant, elle ne veut plus sortir. Elle a été vraiment traumatisée et ces deux salauds la hantent.
— Je pense qu’elle ne sera tranquille que quand ils seront en tôle. Mais on avance, ce matin lors de notre expédition, on a repéré leur fourgon ex-ambulance dans une remise pour engins agricoles et on pense aussi avoir situé la maison où ils logent. Seulement, j’ai une crainte, c’est qu’ils quittent la région. Il faudrait que je puisse immobiliser leur caisse sans qu’ils aient des soupçons.
— Mettre du sucre dans leur réservoir ? J’ai vu ça dans un vieux film comique.
— Pas possible, les bouchons de réservoir sont antivols maintenant.
— Oui, c’est vrai. Crever un pneu ?
— Pas un mais deux car s’ils ont une roue de secours, ils ne seront pas bloqués bien longtemps. J’ai pensé à fabriquer des planchettes à clous à mettre sous les roues, seulement ça leur mettrait la puce à l’oreille.
— Un râteau ?
— Ah oui, pas mal. S’ils roulaient sur les dents d’un râteau ou un autre outil de ce type tombé au sol, dans une remise agricole, ça n’aurait rien d’anormal.
— Viens voir au garage, je crois que j’ai quelque chose, une vieille serfouette comme celle-là mais plus vieille et avec son bout de manche cassé en biseau. Tu me diras ce que tu en penses.
— Hum… Oui, dit Florian quand ils furent dans le garage avec coin atelier des parents de Pauline. Oui, tel que leur fourgon est placé, il ne peut plus avancer donc il sera obligé de se dégager en marche arrière. Si je mets cet outil à l’arrière d’une roue avant, il sera bloqué et les deux dents entreront dans le pneu. Il faut juste que je les affute. Il y a une lime ici ?
— Mieux que ça, mon père possède une meule à affuter qui vient de mon grand-père.
— Je peux m’en servir ?
— Bien sûr.
Florian examina rapidement l’outil pour comprendre le simple mécanisme de la meule à manivelle tournant dans un carter d’eau.
— Peux-tu tourner pendant que je présente les dents à affuter ? Super, ça marche. Pas trop vite la manivelle, ça entraine trop d’eau. OK, l’autre dent maintenant… Voilà, ça pique comme des poinçons.
— Comment vas-tu faire maintenant ?
— Je ne peux rien faire tant qu’il fait jour. Seule solution, remonter au col cette nuit.
— Tu ne trouves pas que c’est dangereux ? Et tes parents vont te laisser sortir ?
— Non, et c’est bien pour ça que je ne vais rien leur dire. Ni aux copains d’ailleurs. Je compte sur toi pour garder le secret. Je te ferai un SMS dès que je serai rentré cette nuit, mais tu n’es pas obligée de veiller. Ceci fait et dit, il prit congé d’une Pauline admirative qui le regarda s’éloigner à puissants coups de pédales, guidant son VTT d’une main, l’autre tenant la serfouette cassée. Revenu chez lui, il cacha l’outil derrière une pile de cartons en attente de déchèterie puis retourna dans sa chambre se plonger dans les délices de la similitude des triangles.
Impossible de se concentrer. L’insuffisance de son plan d’action le tracassait. Une seule roue abimée ne suffit pas à bloquer durablement un véhicule doté d’une roue de secours. Délaissant livre et cahier, il retourna dans le garage et fouilla la caisse d’outils. Au fond de celle-ci, il trouva un vieux gros clou de charpentier passablement rouillé. Saisissant une tenaille et un lourd marteau, il entreprit de plier le clou à angle droit par son milieu. Quelques coups de lime plus tard sur la pointe, il estima qu’elle était assez piquante. « Ça devrait faire, pensa-t-il, personne ne trouvera anormal qu’il traine un outil cassé et un vieux clou dans une remise agricole ! »
Quand ses parents rentrèrent un quart d’heure plus tard, ils le trouvèrent plongé dans la compréhension des figures géométriques de son livre de classe.
— Encore au travail Florian, c’est très bien mon garçon, je vois que tu prends ton année d’examen au sérieux, constata Stéphane son père.

Le soir, dans sa chambre du rez-de-chaussée, Florian prépara un petit sac à dos dans lequel il fourra une barre énergétique, sa gourde de randonnée, un vieux sweat-shirt noir et sa lampe frontale. Après avoir réglé le réveil de son smartphone sur une heure du matin, il plaça son casque audio sur ses oreilles lança l’écoute de ses chansons favorites, se coucha et attendit. Il savait que ses parents ne veillaient pas plus tard que onze heures et demie le dimanche soir et estimait suffisante la marge de temps qu’il s’était donnée. Il n’eut pas conscience de s’être endormi ; la sonnerie du smartphone dans ses écouteurs le réveilla brutalement, assez désemparé, à demi groggy, se demandant pourquoi. La réalité s’imposant de nouveau à son esprit, il se leva silencieusement, enfila sa tenue de sport et gagna le garage ou il récupéra vieil outil et vieux clou. Il ouvrit centimètre après centimètre la porte basculante juste assez pour pouvoir ramper dessous et tirer son VTT couché au sol. « Mon père se lève toujours au milieu de la nuit, je dispose de deux heures à peu près. Trois quart d’heures de montée, dix minutes sur place et une demi-heure de descente, je serai dans les temps » calcula-t-il. Il décida d’attaquer la montée au col par la route de Ville Semnoz plus roulante et moins pentue que celle partant de Saint Thomas plus étroite et moins régulière. Frontale installée, il pédala régulièrement pendant plus d’une demi-heure sans croiser une voiture ni se faire doubler. Florian n’avait pas peur, une certaine excitation même le gagnait. Peu avant le col, il eut la surprise de voir une laie suivie de ses cinq marcassins traverser la route. Le col franchi, il ôta sa frontale qu’il tint dans sa main droite en même temps que sa poignée de guidon, ne laissant filtrer qu’un mince trait de lumière entre ses doigts rougis. Quand l’énorme silhouette sombre de la remise se devina dans la quasi obscurité, il descendit de son vélo, le poussa sur vingt mètres dans la prairie d’alpage de façon à ce qu’il évite le faisceau de lumière des phares d’une éventuelle voiture et le déposa dans l’herbe rafraichie. À travers le pâturage, il gagna au jugé l’arrière de la bâtisse puis, à pas glissés, longeant le mur de côté de la remise, il en gagna lentement a partie ouverte.
L’aboiement d’un chien venant des habitations les plus proches le paralysa, deux autres chiens répondirent au premier en un concert d’aboiements qui dura plus d’une minute avant de s’apaiser. Rien ne venant, Florian se décontracta et pénétra dans le bâtiment. Le fourgon blanc, toujours bloqué à l’avant par une herse aratoire et à l’arrière par le tracteur, laissait deviner sa silhouette. Il ouvrit son sac, enfila le vêtement noir qu’il avait emporté puis se coucha au sol et rampa sur le dos pour se glisser sous le véhicule dans la poussière issue de la terre battue du sol. Il dut se contorsionner pour sortir la serfouette du sac. Il appuya la panne de l’outil au sol, bout de manche sous la roue les dents acérées contre le pneu avant gauche. À petits coups de pied il fit pénétrer les pointes meulées dans le caoutchouc synthétique. Satisfait de son travail, il rampa vers la roue arrière droite et chercha son gros clou dans le sac. Ne trouvant rien, il eut un instant de panique. Il donna un bref coup de lumière vers l’avant et aperçu l’objet au sol à l’endroit où précédemment il avait ouvert son sac. Il dût faire une nouvelle reptation pour récupérer l’objet limé. Revenu au bon endroit, il engagea la tête du clou dans une rainure du pneu, la pointe dans une autre, appuya l’endroit tordu sur le sol. Un petit coup de talon solidifia son montage en faisant légèrement pénétrer le piquant dans la gomme. Satisfait de son action, avec les mêmes précautions, il fit le trajet inverse jusqu’à son VTT et, ayant regagné la route, il repartit sans allumer sa lampe frontale avant d’avoir dépassé le sommet du col. Il n’était parti que depuis une heure. Il déchira l’emballage de sa barre énergétique, la croqua avec appétit et but un coup à sa gourde. Dégageant ensuite son smartphone de la poche avant du sac, il activa l’application SMS et rédigea à l’intention de Pauline : « comme sur des roulettes ! »