Quand Eva et Valentin furent arrivés devant l’immeuble au bord de la rivière, ils garèrent leurs vélos sur le râtelier dédié près de l’entrée puis montèrent l’escalier à larges marches menant à la porte bloquée par une serrure électrique. Une liste de noms voisinant avec un tableau électronique à boutons poussoirs permettait aux visiteurs d’avertir les occupants des appartements de leur arrivée.
— Comment est-ce qu’on fait ? s’inquiéta Eva.
— Nous attendons que quelqu’un entre ou sorte, ou alors nous sonnons au hasard.
— Oui mais si quelqu’un nous ouvre, on ne sera pas plus avancé une fois à l’intérieur, raisonna Eva. Même si on est pressé, il vaut mieux attendre de voir quelqu’un pour demander le nom du monsieur en donnant sa description.
— Bien raisonné Eva. Asseyons-nous sur une marche et attendons.
Ils durent patienter cinq bonnes minutes avant de voir une dame entre-deux âges, cabas à la main, presser le bouton intérieur d’ouverture de la porte. Les jeunes se levèrent immédiatement pour libérer l’escalier côté main courante. La dame esquissa un sourire de remerciement. Eva lui demanda :
— S’il vous plait madame, est-ce que nous pouvons vous demander un peu d’aide ?
La femme les regarda d’un air intrigué avant de dire simplement :
— Oui ?
— Nous cherchons un monsieur âgé qui fait souvent du vélo. Nous savons qu’il habite ici mais nous ignorons son nom. Son vélo est à assistance électrique et il est gris.
— Je vois de qui il s’agit, c’est monsieur Dupré, il habite au deuxième à droite au bout du couloir.
— Oh, merci beaucoup madame. Bonne fin de journée.
Quand la dame se fut éloignée, Valentin remarqua :
— Tout le monde te croit timide Eva, moi le premier, mais ce n’est pas vrai. Tu sais aborder les gens.
— Si, je suis très timide. En fait j’ai toujours peur quand je dois aborder quelqu’un que je ne connais pas, mais là, je me suis sentie obligée, c’est pour Amandine.
— Bien cela. Bon, je prends la suite. Monsieur Dupré… monsieur Dupré… monologua Valentin en parcourant la liste des occupants. Ah, voilà, Dupré bouton numéro quatre, je sonne.
Au bout de quelques secondes, une voix parasitée par un sifflement électronique répondit.
— Oui ?
— Monsieur Dupré ?
— Oui, qui êtes-vous ? Que désirez-vous ?
— Je m’appelle Valentin Valmont, je suis élève au collège de Saint Thomas et désire vous parler.
— Je dois sortir faire des courses, attends-moi à l’entrée.
— Merci monsieur.
Contrairement à beaucoup de personnes âgées, monsieur Dupré était rasé de près, la démarche alerte et il était vêtu comme un estivant : polo vert pâle et bermuda vert plus foncé.
— C’est toi qui as sonné chez moi ? demanda-t-il à Valentin. Effectivement, je t’ai déjà vu près du portail du collège, et toi aussi, dit-il à Eva avec un gentil sourire. Que désirez-vous me demander ?
Valentin sortit la photo d’Amandine de la poche pectorale de son T-shirt et la présenta à l’homme.
— Vous avez dit à deux de nos amis avoir vu cette jeune fille dans le bois avant le camp scout. Pouvez-vous nous donner des précisions.
— Comme quoi ?
— Que faisait-elle, comment était-elle habillée ?
— Mais pourquoi désirez-vous savoir tout ça ?
— Heu… nous avons parié avec elle que nous serions capable de reconstituer son emploi du temps de mercredi dernier.
— D’accord. Quand je l’ai doublée, elle courait sur la sente parallèle à la route qui va au camp scout, moi je roulais sur l’autre chemin au plus près de la rivière. C’était au niveau de l’échelle horizontale du parcours de santé. Elle était habillée d’un haut violet foncé et d’un collant de sport vert.
— Vous avez une mémoire étonnante monsieur Dupré. Est-ce tout ce que vous avez remarqué ce jour-là ?
— Je remarque beaucoup de choses lors de mes balades, mais concernant votre amie, je ne vois pas. Attendez, je venais de la dépasser quand elle a dit « Aïe, faites attention quand même ! » elle s’était faite un peu bousculer par un autre jogger qui cherchait à la doubler.
— Ça, c’est le genre de détail qui nous est bien utile, approuva Valentin, elle sera étonnée qu’on sache tout ça. Bon et bien merci monsieur Dupré.
— Attendez, vous pouvez peut-être en apprendre un peu plus. Je roulais dans le camp scout quand j’ai croisé un de mes amis qui a encore le courage de courir. Il faut dire qu’il est plus jeune que moi d’au moins vingt ans. Il l’a sûrement croisée et il a peut-être remarqué quelque chose lui aussi.
— Où peut-on rencontrer ce monsieur, demanda Eva d’une toute petite voix.
— C’est un grand sportif, à cette heure-ci, il doit être en train de jouer aux boules près des jeux pour enfants, hi hi ! Demandez monsieur Lelong, dites-lui que vous venez de ma part. Vous le reconnaitrez facilement, il porte toujours une casquette américaine comme toi mon garçon et il a une moustache toute blanche. Allez au revoir.
— Je crois que cette fois nous venons d’avancer, estima Eva quand monsieur Dupré se fut éloigné.
— Qu’est-ce que nous avons de plus qu’avant ?
— Amandine a été bousculée dans le bois.
— Certes mais nous ne savons pas si cet incident a eu une suite.
— Ce monsieur Lelong nous en dira peut-être un peu plus, allons vers les jeux pour enfants, c’est à trois cents mètres à peine.
Six adultes occupaient le terrain gravillonné réservé aux boulistes du village. Une joyeuse partie de pétanque y était engagée.
— Huit à dix, annonça un joueur en récupérant ses boules à l’aide d’un aimant suspendu à une ficelle. À nous de lancer maintenant.
— Attendons la fin de la partie, chuchota Valentin à l’oreille de sa copine, ils n’en ont plus pour longtemps. Faisons semblant de nous intéresser.
Dix minutes plus tard, l’un des six claironna, triomphant :
— Treize à dix, les mecs, il ne fallait pas sous-estimer les adversaires ! On fait la belle ?
— Non, je dois partir, répondit un autre, demain même heure si vous voulez.
— D’accord, à demain.
Eva se leva de leur banc et alla se mettre face à celui qu’ils avaient identifié comme étant celui qu’avait décrit monsieur Dupré.
— Monsieur Lelong ? demanda-t-elle avec un petit sourire crispé.
— Oui, c’est moi. Tu veux quoi ? Apprendre à jouer aux boules ?
— Plus tard peut-être, concéda-t-elle. Aujourd’hui, mon ami et moi voudrions seulement vous demander quelques renseignements, c’est monsieur Dupré qui nous envoie.
— Ce vieux Dupré. Très bien, posez vos questions.
Eva se retourna vers Valentin qui comprit aussitôt le message.
— Bonjour monsieur Lelong, votre ami nous a dit que vous êtes un adepte de la course à pied.
— Oui, j’aime bien courir, ça me maintient en forme, pourquoi ?
— Mercredi dernier, vers dix-sept heures trente, vous avez croisé monsieur Dupré dans le camp scout.
— Ma foi, c’est possible et même certain si c’est lui qui le dit.
— Êtes-vous passé dans le petit bois du parcours de santé ?
— Je passe toujours dans ce bois bien agréable.
— Avez-vous vu cette jeune fille, dit-il en ressortant la photo.
— Je ne sais pas s’il s’agissait d’elle, mais j’ai vu deux infirmiers en blouses blanches qui mettaient quelqu’un sur une civière, probablement quelqu’un qui s’est fait une entorse, je n’ai pas vu le visage ce cette personne.
— Vous avez remarqué ses vêtements peut-être ? intervint Eva.
— Il me semble qu’elle avait un bas de survêtement vert.
— Vous ne vous êtes pas arrêté ?
— J’ai juste un peu ralenti, je n’avais aucune raison de m’arrêter puisqu’on s’occupait déjà de cette personne.
— Y avait-il une ambulance à proximité ? reprit Valentin.
— Non. Heu attends, maintenant que tu en parles, je crois effectivement avoir vu une ambulance dans le petit parking juste avant la barrière du camp scout.
— Elle était comment ?
— Banale, blanche avec marqué Ambulance sur les côtés.
— C’était quel marque de véhicule ?
— Un utilitaire Renault, je crois, oui c’est ça, un fougon Renault.
— Vous n’avez rien remarqué d’autre ? tenta Eva.
— Que je réfléchisse… Ah, si, elle avait une plaque d’immatriculation suisse.
— Vous ne pouvez pas vous souvenir de son numéro ? espéra Valentin.
— Là tu m’en demandes beaucoup mon garçon, je n’ai pas la mémoire de Dupré. La seule chose que je peux dire sur cette plaque, c’est qu’il y avait l’image d’un ours noir dressé avec les lettres AI je crois. Ce n’est pas courant par ici, les suisses qu’on voit dans le coin sont plutôt de Genève ou du canton de Vaud, c’est pour ça que j’ai remarqué cette immatriculation inhabituelle. Pourquoi toutes ces questions ?
— En fait, c’est pour le collège, nous faisons une petite enquête sur la mémoire des gens et la fiabilité des témoignages. Je dois dire que vous êtes dans les tout-bons. Merci beaucoup de nous avoir consacré ces quelques minutes, monsieur Lelong. Au revoir et bonne chance pour votre partie de boules de demain.
Les adolescents partis, monsieur Lelong ôta sa casquette américaine et se gratta longuement l’occiput.