Pendant ce temps, dans la Mégane le conduisant vers l’hôtel de police, Valentin avait essayé de parlementer, d’expliquer l’enchainement des faits, son action instinctive pour aider une personne agressée.
— Tu t’expliqueras avec le lieutenant qui va être charger de l’enquête ; en attendant tu la fermes, compris ? avait coupé court l’agent qui l’avait interpelé.
Voyant qu’il n’arriverait à rien en discutant, il se tassa sur ses poignets entravés contre le dossier de son siège et se mit à réfléchir.
La Mégane se gara dans le parking réservé derrière le commissariat. Mains dans le dos, Valentin tenta néanmoins d’actionner la poignée de sa portière mais celle-ci était bloquée par une sécurité. Il dût attendre que l’agent interpellateur vienne lui ouvrir par l’extérieur, ce qu’il fit sans ménagement, l’entrainant ensuite à grands pas à l’intérieur du bâtiment. Il lança quelques saluts à la ronde, récolta quelques réflexions.
— Oh Marboz, tu es encore allé à la pêche aux petits ? lui lança un collègue.
— J’attrape ce qui mord.
— Tu viens encore d’arrêter un grand délinquant ?
— La délinquance n’attend pas le nombre des années, répliqua-t-il. Allez, toi entre dans ce bureau, assieds-toi et attends le lieutenant, enchaina-t-il en poussant Valentin dans une pièce étroite dont il referma la porte.
Meublée d’un bureau sur lequel était placés un ordinateur pas trop ancien voisinant avec une imprimante, un téléphone fixe, trois corbeilles à courrier superposées, la pièce était froide et impersonnelle. Un siège roulant, deux chaises et quelques classeurs muraux complétaient le mobilier.
Valentin hésita puis, avec un sourire pour lui-même, il se posa sur le fauteuil à roulettes. « Il n’a pas précisé quel siège » s’amusa-t-il. L’attente se prolongeant, certain de son innocence et de sa prochaine libération, il se mit à rouler des allers et retours slalomés en tirant le fauteuil avec les talons puis il exécuta des tourniquets sur son siège ergonomique, accélérant et ralentissant la rotation en repliant puis tendant ses jambes.
Rapidement lassé de son petit manège, il se remit debout et observa le contenu des corbeilles. Celle du dessus, seule accessible à sa vue, présentait le procès-verbal de l’interpellation de deux jeunes pour vente de cannabis. Comment s’appellent-t-ils ces deux inconscients ? Tournant le dos à la corbeille, tentant de tirer le procès-verbal hors de son panier, il renversa l’empilement. Après un bref instant de panique, il se ressaisit, haussa les épaules et prit le temps de lire la feuille qu’il n’avait pas lâchée : Malfroid Quentin et Elhadj Mehdi interpelés avec dix grammes de cannabis chacun. Renvoyés chez eux après admonestation et confiscation de la drogue.
« Mais je les connais ces deux-là ! Ce sont ceux qui avaient tabassé Gilles pour lui voler son portable et nous extorquer de l’argent. Ils ont continué à tracer leur chemin de vertu, l’adjudant-chef Lemoine n’a pas vraiment réussi à les remettre dans le droit chemin. Lemoine, il faudra peut-être que je l’appelle si ceux d’ici ne veulent pas entendre raison. »
Valentin s’efforçait difficilement de relever l’empilement des paniers et de remettre le feuillet imprimé à sa place avec ses mains entravées dans le dos quand la porte s’ouvrit.
— Qu’est-ce que tu fabriques, toi ? On ne t’a pas dit de t’assoir ? Qu’est-ce que tu fouilles dans ces papiers ?
— Cela fait un quart d’heure que je suis assis les mains attachées, je suis trempé et j’ai froid. Je voulais simplement me réchauffer et me dégourdir les jambes. J’ai malencontreusement renversé ces corbeilles.
— Bon, qu’est-ce que c’est que ces menottes ? Marboz, viens ici ! cria-t-il en réouvrant la porte qu’il venait de claquer.
— Bonne question, répliqua Valentin, j’espère que votre adjoint va me dire pourquoi j’en ai hérité.
— Marboz, les menottes sont faites pour neutraliser les gens dangereux ou agressifs. Libère-moi tout de suite ce jeune et apporte une couverture.
— À vos ordres lieutenant, mais comme je l’ai pris sur le fait en train d’essayer de noyer une jeune fille dans le Thiou, j’ai pensé qu’il s’imposait de le neutraliser pour l’empêcher de fuir.
— Bon, ça va, laisse-nous. Alors toi, montre-moi ta carte d’identité.
— Je ne l’ai pas sur moi mai j’en ai la photo dans mon smartphone.
— Montre-moi ton smartphone alors !
— Je ne l’ai pas sur moi, je l’ai donné à mon copain avant d’aller dans l’eau.
— Holà, tu m’embrouilles. Reprenons au début, comment te nommes-tu ?
— Mon nom c’est Valentin Valmont.
— Tu habites où ?
— À Saint Thomas du lac.
— Que venais-tu faire en ville ?
— Je venais acheter un nouveau chargeur pour mon téléphone.
— Pourquoi le brigadier t’a-t-il interpelé ?
— Parce que j’aidais une personne qui venait de se faire arroser le visage.
— Arroser avec quoi ?
— Je n’en sais rien.
— Alors pourquoi as-tu voulu l’aider ?
— Parce qu’elle criait de douleur. J’ai tout de suite pensé qu’il fallait immédiatement rincer sa figure.
— Qu’as-tu fais alors ?
— Je l’ai entrainée vers l’eau.
— Elle se laissait faire ?
— Non, je l’ai entrainée de force.
— Pourquoi ?
— Je viens de vous le dire, parce qu’elle criait et se frottait le visage.
— Parce qu’on l’avait arrosée ?
— Oui.
— Tu as vu quelqu’un l’arroser ?
— Non.
— Qu’est-ce qu’on lui a jeté au visage ?
— Je n’en sais rien.
— Qu’est-ce que tu as fait exactement ?
— Je viens de vous le redire, je l’ai tirée dans la rivière et l’ai obligée à mettre la tête sous l’eau.
— Tu as vu son visage ?
— Non, elle avait les mains dessus.
— Mon adjoint dit que tu as enfoncé la tête de cette personne dans l’eau plusieurs fois de suite et que la personne criait et suffoquait. Pourquoi as-tu fait ça ?
— Parce que, sur tous les contenants de produits chimiques qu’on achète, il est écrit de rincer abondamment à l’eau en cas de contact de celui-ci avec la peau ou les yeux. Je pense toujours que mon action était appropriée.
— Parce que tu savais qu’il s’agissait d’un produit chimique ?
— Je l’ai supposé. Dites, ça va bien maintenant. Je suis mineur et ça fait plus d’une heure que je suis là à attendre à ma geler et à répéter la même chose. Vous avez relevé des témoignages j’espère. Alors consultez-les au lieu de me poser des questions stupides.
— Hé ho, surveille ce que tu dis !
— Je dois téléphoner. Me le proposer, c’est ce que votre adjoint ou vous-même auriez dû commencer par faire il me semble. Je veux bien vous expliquer ce qui s’est passé mais en personne libre et dans la mesure où vous respectez mes droits.
— Vas-y, passe ton appel, fit le lieutenant en poussant vers lui le combiné téléphone fixe.
Valentin composa le numéro de son portable et laissa les sonneries s’épuiser jusqu’au message du répondeur.
— Désolé, ça ne répond pas, je recommencerai dans un instant. Est-ce que vous avez pu savoir le nom de la personne que j’ai soi-disant agressée ?
— Toi, tu l’avais déjà vue ?
— Probablement non, je n’en sais rien, je vous ai dit que je n’ai pas pu voir son visage.
— Mais tu sais que c’est une fille.
— Je l’ai supposé à sa silhouette et ses cris très aigus.
— Que comptais-tu faire ensuite ?
— J’allais ramener cette personne sur le quai quand votre adjoint, heu Marboz, m’a ceinturé et menotté. Il aurait pu nous questionner, mon ami et moi, nous lui aurions dit la vérité, ça aurait été beaucoup plus simple et plus efficace. Il n’était pas non plus obligé de me passer les menottes à la « cow-boy ».
— Il est où ton ami ?
— Il doit toujours être en ville. Tel que je le connais, il doit se démener pour me venir en aide. Avez-vous des informations sur cette jeune fille ?
— Réponds d’abord à mes questions. Où sont tes parents ?
— En Australie.
— Tu te fous de moi ?
— Non, je ne me moque pas de toi.
— Hé, qui te permet de me tutoyer ?
— Toi puisque tu me tutoies depuis le début.
— Quel âge as-tu ?
— Bientôt quinze ans et toi ?
— Donne-moi ton adresse et dis-moi comment contacter ton responsable puisque tu es mineur.
— Je suis mineur mon lieutenant, mais pas demeuré, mon lieutenant et ma patience de mineur a des limites, mon lieutenant ! Alors dis-moi : tu me considères comme coupable d’une agression ou tu me relâches avec les félicitations du jury ?
— Reste-là ! Marboz ? interpela-t-il en ouvrant la porte du bureau, viens le surveiller.
Le lieutenant de police disparut en sortant un téléphone portable d’une poche de ceinture.
— Tu appelles l’hôpital ? cria Valentin avant que la porte se referme.
— Tiens, toi, voilà ta couverture. Tu tutoies le lieutenant ? fit le brigadier étonné.
— Oui, pas toi ? répondit malicieusement Valentin en se levant de sa chaise inconfortable pour s’envelopper côté argenté dans la couverture isotherme.
— Assis maintenant ! Et un peu de respect, n’aggrave pas encore ton cas.
— Il n’est possible d’aggraver que les cas graves et le mien n’entre pas dans cette catégorie. Tout à l’heure, tu vas devoir me présenter tes excuses.
— Ah ah ah.
— Tu prends le pari ? Tiens, tu entends la même chose que moi ?
À quelques mètres du bureau, venant d’un interlocuteur invisible mais parfaitement audible, une voix fortement timbrée et un peu rocailleuse venait de dire « … je sais bien que c’est votre secteur d’action et que je n’ai pas à interférer mais je me suis dérangé en plein milieu d’une enquête afin de me porter garant pour ce jeune… »
— Bonjour mon adjudant-chef, cria Valentin au moment où se réouvrait la porte du bureau. Le lieutenant entra suivi du militaire.
— Alors Valentin, dans quoi es-tu encore allé fourrer ton nez ?
— En réalité, je n’en sais rien, répondit Valentin en se levant pour serrer la main de l’adjudant-chef Lemoine en tenue tout un jetant un coup d’œil amusé au brigadier Marboz. Je crois qu’il va falloir que je reprenne mes explications, mais d’abord dites-moi, c’est Gilles qui vous a contacté n’est-ce pas ?
— Affirmatif. Il m’a raconté ce qu’il savait de votre affaire. Il ne devrait d’ailleurs pas tarder à rejoindre cet hôtel de police. Que lui reproche-t-on ? demanda-t-il en se tournant vers le lieutenant de police.
— Le brigadier Marboz ici présent l’a surpris en train de forcer une jeune fille à mettre sa tête sous l’eau glacée de la rivière près du pont de la Halle.
— Valentin ?
— Les faits sont vrais, leur interprétation par le brigadier Marboz est erronée. Ce que j’ai fait est un geste élémentaire de secourisme. La personne venait de recevoir un liquide en plein visage et hurlait de douleur. Je l’ai obligée à entrer dans l’eau car le froid calme la douleur et l’eau élimine les agents agressifs. Pas tous les agents, enchaina Valentin en regardant le brigadier et en éclatant de rire.
Plus sérieusement, pour savoir si j’ai bien agi, il me semble que ce serait bien d’appeler l’hôpital pour avoir des nouvelles de cette personne. En tout cas, moi c’est ce que j’aurais fait si j’avais dû enquêter sur cette affaire.
L’adjudant-chef Lemoine ne put réprimer un sourire pendant que le lieutenant sortait à nouveau son téléphone portable et pianotait son écran.
— Police nationale, lieutenant Marchais, passez-moi les urgences...
Oui, bonjour. Lieutenant Marchais. Vous avez dû réceptionner une personne par l’ambulance des pompiers il y a près d’une heure. Elle devait avoir les habits détrempés, vous voyez de qui je veux parler ? OK. De quoi souffre-t-elle ? Perdre la vue ? Défigurée ? Brûlures sur le visage, oui, quel niveau ? Premier degré et quoi ? Gros choc psychologique. Bien sûr. De quel produit s’agissait-il ? Acide ou alcali, OK. Je vous remercie.
— Elle a perdu la vue ? demanda Valentin catastrophé.
— Non. Elle aurait perdu la vue si tu ne lui avais pas rapidement plongé la tête dans l’eau. Et elle aurait été défigurée si le produit qu’elle a reçu au visage n’avait pas été immédiatement dilué.
— Quoi encore ? réagit le lieutenant en entendant frapper.
— Lieutenant, c’est un jeune qui dit qu’il apporte une preuve dans votre affaire.
— Amenez-le.
— Bonjour. Oh bonjour mon adjudant-chef. Salut Val, fit Gilles qui venait d’entrer.
— Qu’est-ce qui t’amène, toi ? demanda le lieutenant.
— Je m’appelle Gilles Arroux et je suis l’ami de Valentin, lui là. C’est à propos de la fille aspergée. En fouillant un peu les poubelles urbaines des alentours de l’endroit où ça s’est passé, je crois que j’ai retrouvé le récipient qui contenait le produit, c’est une canette de coca dont le côté ouverture a été découpé à l’ouvre-boite. Je l’ai mise dans mon sac à dos, tenez, la voilà.
— Comment sais-tu que c’est ce récipient-là ? demanda l’adjudant-chef Lemoine.
— Tenez, sentez !
— Ah oui, à l’odeur je dirais que c’est probablement de l’acide chlorhydrique. C’est aussi votre avis lieutenant ?
Le lieutenant sentit à son tour, hocha la tête plusieurs fois puis il se tourna vers Valentin.
— Apparemment je dois te féliciter pour ta présence d’esprit et ton action décisive pour sauver cette personne, jeune homme. Excuse-moi d’avoir été un peu brusque avec toi.
— Merci, toi ! répliqua Valentin avec un clin d’œil à l’adjudant-chef.
— Il y a encore des jeunes qui ne sont pas nos ennemis, lieutenant, ces deux-là en font partie, commenta l’adjudant-chef.
— Hé oui, dit encore Valentin en regardant le brigadier Marboz avec l’air de follement s’amuser.
— Que peut-on faire pour toi ? demanda l’adjudant-chef.
— Plusieurs choses. D’abord, Gilles et moi sommes à vélo. Je ne me vois pas faire neuf kilomètres avec mes habits mouillés et une couverture de survie sur le dos, surtout qu’on est en novembre et que le soleil va bientôt disparaitre, il me faut des habits secs. Il faudrait donc que je prévienne mes grands-parents.
— Vas-y, téléphone, invita le lieutenant en désignant le fixe de son bureau.
— Je préfère que ce soit mon numéro qui s’affiche sur leur appareil, déclina Valentin. Tu as mon bigo Gilles ?
Celui-ci sortit le smartphone de sa poche et le lui tendit précipitamment.
— Excuse, je n’y pensais plus.
— Flûte, vide, plus de batterie ! Comment faire…
— Tiens, fit Gilles en lui tendant une petite boite en carton blanc, je n’ai pas oublié le but de notre sortie, j’ai profité de mon temps libre pour acheter ton chargeur.
— Je te reconnais bien là, remercia Valentin. Où puis-je le brancher ? demanda-t-il au lieutenant.
— La multiprise derrière l’imprimante. C’est tout ce qu’il te faut ? Tu as soif ? Tu veux autre chose ?
— Non, ça peut attendre. Ce que j’aimerais aussi, c’est connaitre l’identité de la personne que j’ai aidée.
Le lieutenant hocha la tête et ressortit son smartphone. Il se présenta à nouveau.
— Non, pas les urgences, vous pouvez probablement me renseigner. Je désire l’identité de la personne que vous venez d’admettre. Oui, oui, ah oui quand même… Aïe… Le visage de l’officier de police prit un air grave et préoccupé. Merci bien.
— Il s’agit de la fille du chef de cabinet du préfet, monsieur Devienne, annonça-t-il après avoir coupé la communication, sa fille se prénomme…
— Jade, coupa Valentin.
— C’est exact. Donc tu la connais ! fit le lieutenant étonné.
— Nous ne savions pas que c’était elle mais oui, nous la connaissons, elle est dans notre classe au collège de Saint Thomas du lac.
— Quelle coïncidence ! fit ironiquement le brigadier Marboz lequel se tenait toujours près de la porte du bureau.
— J’ai l’impression que cette affaire ne va pas en rester là. Attendez-vous à de fortes pressions pour l’élucider et arrêter l’agresseur, commenta l’adjudant-chef.
— Oui, ça ne va pas être simple. Dites-moi vous deux, vous pouvez me faire une description de celui qui a vitriolé votre amie Jade Devienne ?
— Ce n’est pas particulièrement notre amie. Le mec avait un haut de survêt gris à capuche, je n’ai pas pu voir son visage, répondit Gilles.
— Tu n’as rien observé d’autre ?
— Heu, si. Là où du liquide est tombé, la pierre moussait.
— Je vais vous laisser maintenant, annonça l’adjudant-chef. Valentin, téléphone et explique tout à tes grands-parents. Dis-leur de te préparer des vêtements de rechange. Pour aller plus vite, j’enverrai un de mes hommes les récupérer et te les apporter ici. Cela vous convient, lieutenant ?
— C’est bon pour nous. Maintenant il faut que je relève les empreintes digitales de ces jeunes, répondit-il en désignant Gilles et Valentin.
— Hein ? Mais je n’ai rien fait moi ! se rebiffa Gilles.
— Pas de souci. C’est juste pour pouvoir les différencier des autres traces éventuelles sur la canette de coca.
— Bon, d’accord, mais nous voulons être tenus au courant des résultats de votre enquête.