Une demie heure après avoir mis fin à sa conversation avec Pierre-André, Valentin préparait mentalement les questions qu’il comptait poser à Jade quand son smartphone vibra. Le numéro affiché par l’appareil lui sembla vaguement familier ce qui le décida à prendre l’appel.
— Valentin Valmont, dit-il simplement.
— Valentin, c’est Jade. Je veux juste te dire que j’ai obtenu le droit de sortir. Les soins que je dois continuer à avoir peuvent se faire à domicile car ma mère à son diplôme d’infirmière même si elle n’exerce pas. Elle me ramène à Saint Thomas. Appelle-moi dans une heure.
— Je suis content pour toi. Vous habitez où dans Saint Thomas ?
— Un immeuble récent pas loin des écoles, il s’appelle « Montagnes bleues. »
— Je vois où c’est.
— Plutôt que de discuter par téléphone, tu peux passer à l’appartement si tu veux.
— Pourquoi pas. À quelle heure seras-tu disponible ?
— Viens après seize heures.
— OK.
L’immeuble d’une douzaine d’appartements était de bon standing, façade bicolore beige clair et saumon, balcons fleuris avec arbustes, pelouse impeccable. Valentin fit défiler les noms sur l’afficheur de l’interphone sans que celui de Devienne n’apparaisse. Intrigué, il sortit son smartphone et appela Jade.
— Jade, je suis à la porte de ton immeuble mais votre nom n’est pas sur l’interphone.
— Ah, oui, j’ai oublié de te dire, l’intervention pour mettre notre nom n’a pas encore été demandée par le syndic. Fais défiler jusqu’au numéro 10 et sonne, on t’ouvrira. Troisième étage, appartement B.
C’est la mère de Jade qui vint déverrouiller quand Valentin eut appuyé brièvement sur le bouton sonnette de leur logement.
Celui-ci, bien qu’encore sommairement meublé, était clair, agréablement chauffé, offrant une jolie vue sur le col de Lachaux et les montagnes l’enserrant.
— Entre Valentin. Je viens de finir les soins, Jade est dans sa chambre. Je veux encore te remercier pour ta présence d’esprit et ton action lors de cette abominable agression. Je n’ose penser à la vie qui nous attendait si tu n’avais pas été là et n’étais pas intervenu. Merci, merci Valentin. Vous n’êtes que deux à être venus lui rendre visite à l’hôpital. Vous êtes ses meilleurs amis ?
Valentin eut un petit sourire et s’empressa d’éluder la question.
— Il n’y a pas très longtemps que vous êtes dans la région, c’est pour ça. Les savoyards ne sont pas très liants. Où voulez que nous nous mettions, Jade et moi, pour parler de ce qui lui est arrivé ?
— Ma fille dispose d’une grande chambre qui lui sert aussi de bureau pour son travail scolaire, vous y serez tranquilles pour discuter. « Jade, ton ami est là ! » fit-elle en montant sa voix d’une octave. Je vais vous laisser, des courses à faire au magasin bio, j’en ai pour une heure.
Valentin toqua une fois à la porte que lui avait indiqué la mère de la jeune fille et entra, visage grave. Sans rien dire, il s’avança, scruta de près le visage luisant de crème cicatrisante sous laquelle les marbrures rouges avaient presque disparu. Mais Jade n’avait plus l’aspect rayonnant et sûr de soi qu’elle présentait au collège, comme si quelque chose s’était brisé. À constater son air malheureux et interrogateur, Valentin finit par lui dire :
— Physiquement, tu sembles retrouver ton aspect d’avant, j’espère que c’est une bonne chose.
— Alors je te renouvelle mon merci de m’avoir secourue, sourit-elle quand même.
— En fait, comme Gilles te l’a dit, je ne savais pas que c’était toi. Quand tu as été aspergée, de l’endroit où j’étais, je ne pouvais te voir que de dos. Tu as d’abord couvert ton visage avec tes mains en hurlant, c’est à ce moment-là que j’ai réagi. Ensuite, quand je m’occupais de toi dans l’eau, tes cheveux mouillés retombaient par devant et te cachaient la face. Quand tu es sortie de la rivière, le premier policier m’avait collé contre la rambarde pour me menotter et le second te masquait.
— Tu veux dire que si tu avais su que c’était moi tu ne serais pas intervenu ?
— Gilles et moi t’avons déjà répondu à l’hôpital sur ce point, répliqua froidement Valentin.
— Pourquoi es-tu venu ici si c’est pour me parler de cette façon ?
— Écoute Jade, j’ai été pris pour un voyou, emmené au poste de police, interrogé pendant plus d’une heure. J’ai pris froid dans mes habits mouillés. Heureusement, l’adjudant-chef commandant la brigade de gendarmerie de Saint Thomas s’est porté garant pour moi mais je crois que le lieutenant de police qui mène l’enquête a toujours des doutes. J’ai l’impression qu’il pense que je t’ai aspergé d’acide puis poussé dans l’eau pour faire croire que je te portais secours et ainsi rendre improbable l’idée que c’était moi l’agresseur.
— C’est tordu comme raisonnement.
— C’est pour ça que je veux trouver le vrai coupable, c’est pour ça aussi que je t’ai demandé la liste de tes conquêtes. Je voudrais que tu me parles de chacun d’eux en commençant par le plus ancien.
— Bon, d’accord. Le plus ancien c’est Louis. Louis Morel. Nous étions en cinquième. Il était mignon mais très timide. Entre nous ce n’est pas allé plus loin que quelques promenades en se tenant par la main. Sa famille est revenue en France pour le Noël de cette année-là.
— Donc tu en as trouvé un autre.
— Oui, sans problème, il s’appelait Théo, Théo Lefèvre. Il était plutôt beau mais nous ne partagions pas les mêmes loisirs. Il n’aimait pas le sport et passait son temps sur sa console de jeux électroniques. Ce n’est pas trop mon truc. Nous sommes restés ensemble jusqu’au début de la première période de vacances, début avril. Ensuite j’ai rencontré Raphaël.
— Raphaël Petit.
— Oui. C’est avec lui que j’ai échangé mes premiers baisers. Nous nous entendions bien mais au début du mois de juillet, ses parents ont quitté Nouméa pour s’installer dans une ile des Loyautés. Nous nous sommes perdus de vue.
Ensuite, pour ne pas rester seule, j’ai un peu fait du charme à Maël Charon. C’était un très beau mec. Pas le genre expansif mais toujours aux petits soins pour moi, il m’offrait des petits cadeaux, faisait mes devoirs. Nous sommes restés ensemble environ… voyons… heu trois mois à peu près. À la longue je l’ai trouvé trop casanier et trop collant, je m’embêtais un peu avec lui alors quand Nathan m’a draguée je me suis laissé faire. Ça n’a pas plu à Maël et ils se sont battus.
— Qui a gagné ?
— Nathan Delambre.
— Qu’est devenu Maël ?
— Je ne sais pas. Nathan a dû le menacer, il n’a plus osé m’aborder.
— Est-il encore à Nouméa ?
— Je l’ignore.
— Ton père ne connait pas la famille Charron, étrange, non ?
— Moi cela ne m’étonne pas. Maël n’habitait pas Nouméa centre-ville comme nous et il n’est jamais venu chez moi.
— Parle-moi de Nathan.
— C’était un gars sportif, joyeux, toujours à dire et à faire des blagues, à faire le fou. Tout le contraire de Maël.
— Ton père ne l’appréciait pas.
— Normal, les parents préfères les garçons calmes, sérieux, réfléchis, un peu ton genre, quoi !
— Hum, oui… Comment cela s’est-il terminé ?
— Son père a été muté en région parisienne il y a un an.
— Cela semble le mettre hors de cause, Paris c’est loin. Après ?
— Ensuite, début octobre mon père a également bénéficié d’une promotion et nous sommes venus nous installer en Haute Savoie. C’est là que je vous ai connus, Florian, Olivier, Gilles, toi…
— Et Pierre-André dans tout ça ?
— Pierre-André était dans une autre classe que moi, il ne s’est rien passé entre nous là-bas. Son père travaillait dans le même service que le mien, ils ont été mutés ensemble. Quand nous sommes arrivés ici, les Vallières ont organisé un repas pour fêter leur retour. C’est là que je l’ai revu. Ensuite nous avons un peu flirté jusqu’à ce que je rencontre Florian.
— À ce que je sais Pierre-André et Florian étaient sur les rangs en même temps…
— Non, tu te trompes. Je préférais Florian, j’allais rompre avec Pierre-André.
— Ce n’est pas ce que tu m’as laissé entendre quand je suis intervenu pour t’inciter à choisir.
— Oui, et bien tu m’avais énervée ! Je déteste qu’on intervienne dans ma vie privée.
— OK, OK. Passons, ce n’est pas le sujet du jour. As-tu des soupçons sur un de tes anciens ?
— Non, pas du tout.
— Quelqu’un qui te voulait et que tu as ignoré ?
— Comment veux-tu que je sache !
— Avant-hier, avant d’être arrosée, tu n’as rien vu, rien remarqué ?
— Non, je regardais la rivière, les fleurs, les vieilles prisons. Celui qui a fait ça, il est arrivé par derrière, comme un lâche !
— Est-ce que tu étais là parce que tu avais un rendez-vous ?
— Je te signale que tu m’as fait rompre avec Florian et Pierre-André, je n’ai plus d’ami. Tu crois vraiment que c’est un de mes ex qui a fait ça ?
— Maintenant j’ai des doutes. Est-ce qu’on aurait pu te confondre avec quelqu’un d’autre ? Je n’y crois pas. Parmi tes connaissances, les seuls à se trouver sur place étaient Gilles… et moi. Cela ne va pas éloigner les soupçons du lieutenant Marchais.
— Tu veux que je vous disculpe quand il reviendra m’interroger ?
— Non, sûrement pas, le mieux que tu ais à faire, c’est de lui dire la vérité, comme je pense que tu viens de le faire avec moi. Je vais te laisser. S’il me vient une idée, je te téléphone.
— Merci de t’occuper de mon cas, bonjour à Gilles, Olivier et les autres.
— Tu n’as pas envie de sortir ?
— Non, le médecin m’a conseillé de rester chez moi.
— Attends, là j’ai un appel. C’est Gilles.
— Oui Gilles ?
— Salut Val, tu es chez toi ?
— J’y serai dans dix minutes, pourquoi ?
— J’ai eu une idée, quelque chose à te montrer.
— Depuis quand tu as besoin d’une permission pour venir me voir ?
— Depuis que tu es un repris de justice !
— Justement, là je suis chez Jade. Elle m’a donné des renseignements sur ses anciennes disons… fréquentations.
— Donc elle est revenue chez ses parents. Comment va-t-elle ?
— Gilles demande de tes nouvelles, fit Valentin en orientant l’appareil vers la jeune fille.
— Il parait que l’aspect de mon visage s’améliore.
— C’est tant mieux ? Tu peux ressortir ?
— Non, le toubib de l’hôpital me l’a déconseillé pendant au moins une semaine.
— Bon, et bien reviens-nous aussi belle qu’avant.
— Merci Gilles, tu es le plus gentil de la classe.
— Gilles, je vais tout dire à Lucie ! menaça Valentin en riant.
— Salopard !