VALENTIN ET LA NOUVELLE

2. CANOË

Il était quatorze heures, douze garçons et filles trépignaient près du slip-way réservé au club nautique de Saint Thomas du lac. Ils attendaient, pagaies à la main, gilets capelés sur leurs tenues de bain. Manquaient Pauline et Florian.
Les équipes étaient déjà constituées : Charly avec Amandine, Gilles et Lucie, Pascal bien sûr avec Eva, Quentin et Mathilde, Olivier avec Margot et enfin Valentin, un peu contre son gré inavoué, faisait équipe avec Emily.
— Ah, les voilà enfin ! s’écria Pascal en tendant le bras vers la pelouse où étaient stationnés les catamarans du club. Alors, vous vous magnez ! hurla-t-il.
— C’est Flo, mais ce n’est pas Pauline, qu’est-ce que c’est que cette histoire ! fit Gilles résumant l’avis général. Hello Florian, ce n’est pas ton habitude d’être en retard, que t’est-il arrivé ? demanda-t-il habilement.
— Je suis passé chez Pauline ce matin comme nous avions convenu mais elle nous l’a dit, elle a eu la visite impromptue de son parrain, le frère de son père, et bien entendu elle n’a pas pu se libérer. Comme on avait décidé de faire du canoë biplace et qu’il manquait quelqu’un, je me suis permis d’inviter Jade. Elle demeure pas très loin de chez moi. J’y ai vu une bonne occasion de l’intégrer à la classe, non ? Vous êtes d’accord ? ajouta-t-il en constatant l’air ironique de Valentin.
— Bonjour tout le monde, intervint la nouvelle venue avec un sourire ensorceleur. Je ne voulais pas m’imposer mais votre ami a insisté. Il m’a dit que vous êtes tous très chouettes, alors j’ai accepté. J’adore faire du canoë. En Nouvelle Calédonie, je faisais du kayak de mer et j’ai également fait du prao lors d’un voyage en Polynésie.
— C’est quoi ça ? s’étonna Pascal avec ses grands yeux de hibou derrière ses lunettes rondes.
— C’est une sorte de pirogue avec un flotteur-stabilisateur tenu par deux traverses en bois sur le côté, expliqua Olivier.
— Pourquoi un seul flotteur ? Avec deux ce serait plus stable, non ? demanda Gilles.
Comme la nouvelle, après une adorable moue sceptique, se préparait à expliquer, Olivier, qui ne voulait pas se faire voler la vedette question navigation, expliqua :
— Un seul stabilisateur suffit. Imagine, tu cherches à faire pencher la pirogue côté flotteur, celui-ci t’en empêche justement parce qu’il flotte et si veux faire pencher de l’autre côté, son poids t’en empêche. Difficile de dessaler dans ces conditions, tu ne crois pas ?
La nouvelle venue sourit à Olivier en approuvant de la tête, ce qui lui attira aussitôt l’antipathie de Margot et inquiéta un peu Florian.
— Donc je peux vous accompagner ? Vous êtes tous d’accord ? reprit-elle en souriant à la ronde.
Tous les garçons opinèrent de la tête et aucune fille ne trouva de raison avouable pour s’opposer.
— Si tu as ta tenue de bain sur toi, alors c’est bon. Mets tes habits dans le compartiment étanche de ton canoë, c’est celui-là, et enfile ce gilet de sauvetage. Un canoë peut toujours se retourner, ce n’est pas un prao, commenta-t-il en faisant un clin d’œil à Valentin, à la confusion de Charly.
La jeune fille ôta prestement son short, son tee-shirt et ses baskets pour apparaitre magnifique de fraicheur juvénile dans un bikini bleu à fleurs multicolores.
— Encore une fois attention aux mouches, Florian, plaisanta Gilles.
— Allez, on embarque ! décida Olivier en faisant un signe de la main au responsable du club qui, depuis la terrasse du bâtiment, leva ses jumelles en signe d’accord.
Quand on sera sur l’eau, rappelez-vous que tous les bateaux qui arborent un fanion rouge à la proue ont priorité absolue sur les autres embarcations. De même, les voiliers ont également priorité car ils sont moins manœuvrant que les bateaux à moteurs, les canoës, les paddles ou les pédalos. Autre chose, attention aux vagues provoquées par les gros bateaux de promenade…
— Les balades-couillons, coupa Bouboule avec sa mine hilare.
— Tu les appelles comme tu veux mon vieux, continua Olivier en s’empêchant de rire. Si votre canoë tangue trop, mettez la pelle de votre pagaie à plat sur l’eau à bâbord et à tribord, cela vous stabilisera. Allez, c’est parti, mais attention les gros bras, ce n’est pas une course.
— À vos ordres capitaine, ironisa Quentin en esquissant un début de salut militaire.
— Repos moussaillon. Je vous emmène jusqu’à une mini-plage au pied du Roc de Chère. On pourra nager, plonger, bronzer. C’est à peine à un mile nautique, un quart d’heure de traversée.
Une à une, les six premières embarcations démarrèrent sans encombre. Satisfait, Olivier dit à sa co-équipière :
— Monte Margot puis tiens le bord du ponton avec ta main gauche pour stabiliser le canoë. C’est bon, j’embarque. Vas-y, pagaie à ton rythme.
Quelques vigoureux coups de pelle plus tard de la part du garçon, ils avaient rattrapé le dernier de la flottille et un à un, ils dépassèrent les cinq autres canoës avant de ralentir.
— C’est splendide ! s’extasia Margot qui pour la première fois de sa vie se retrouvait au milieu du lac dans son merveilleux écrin de montagnes. J’ai toujours envié ceux qui avaient les moyens de se permettre de naviguer comme ça. Vraiment merci Olivier, tu es un mec super.
— Je pense que quand on possède une compétence, c’est normal d’en faire profiter les amis.
— Qu’est-ce que tu penses de l’autre là, la Jade ?
— C’est une jolie fille, elle n’a pas l’air bête et elle semble s’y connaitre en navigation.
— Oui, elle est plus jolie que moi.
— Vous n’avez pas du tout le même genre. Personnellement, je préfère les filles qui ne se surjouent pas.
— Que veux-tu dire ?
— Par exemple toi, tu es jolie également, si si, ne dis pas non, mais toi tu ne cherches pas à séduire tout le monde et c’est ça qui me plait. « Qui trop embrasse mal étreint », dit ma... heu dit mon père.
Attention, voilà un balade-couillons, comme plaisante injustement Bouboule. Freine avec ta pelle dans l’eau et résiste, Margot. Ça va tanguer quand les vagues de l’étrave vont nous atteindre. Regarde, ils sont sympas les derniers touristes de la saison, ils nous font tous coucou.
— Tu as souvent fait cette traversée du lac ?
— Une bonne dizaine de fois. J’aime naviguer le long du Roc. C’est sauvage et la vue sur le massif des Bauges est à couper le souffle. On arrive à ma petite plage préférée, attention à la secousse, j’échoue le canoë… Voilà, tu peux descendre et nous maintenir avec le boute.
— C’est quoi ça ?
— Le cordage à l’avant.
— D’accord. Tu as remarqué que, à part Florian, tous les gars du groupe se mettent toujours avec les mêmes filles ?
— À moins que ce soit le contraire ! sourit Olivier. Là, j’ai bien peur que Flo se soit fait harponner par la nouvelle.
— Moi je crois qu’il s’est harponné tout seul.
— Attends, là il faut que je donne les instructions aux autres. Oh les amis, tirez bien vos canoës sur les graviers et attention en débarquant, la plage ne se prolonge pas plus de deux mètres dans l’eau ! Après c’est hyper profond.
— Profond comment ? demanda Charly.
— Je dirais une trentaine de mètres.
— Il vaut mieux ne pas couler, émit Eva comme une évidence.
— Dit Olive, quel est le programme maintenant ? demanda Florian.
— Baignade, bronzage, bronzage, baignade, dans l’ordre que vous voulez. Vous pouvez enlever vos gilets maintenant.
— Bronzage, ça me va, prononça Jade.
Elle s’empara de trois gilets qu’elle disposa perpendiculairement au rivage confectionnant ainsi un petit matelas, s’assis sur le gilet le plus bas, ôta son haut de maillot et, sans complexe, s’allongea face au soleil.
Après un instant de sidération, gêné devant les autres filles mais ne voulant pas le montrer, Florian nuança :
— Moi, je préfère la natation plutôt que la baignade, nuança-t-il en montant sur un énorme bloc de rocher bordant la mini-plage. De là, il exécuta un impeccable plongeon carpé avant d’entrer dans l’eau avec un minimum d’éclaboussures. Bras tendus en avant de son corps, il prolongea sa coulée par deux ciseaux puissants de ses jambes musclées avant d’émerger et de continuer vers le large par une douzaine de brasses en papillon dauphin, ne respirant qu’une fois sur deux mouvements.
— Waouh, il nage bien ! admira la nouvelle. Vous êtes tous comme ça dans le groupe ?
— Absolument, rigola Bouboule en montant sur le même rocher et en exécutant un horrible saut de grenouille qui claqua sur l’eau puis le fit disparaitre dans les profondeurs lacustres.
Au bout de quelques secondes, Eva cria :
— Olivier, Valentin ! Pascal de remonte pas, il a coulé ! Il a coulé ! Vite, faites quelque chose.
— Appelez Florian pour qu’il vienne m’aider, réagit aussitôt Olivier en montant à son tour sur le rocher. J’aperçois une forme, j’y vais, déclara-t-il avant de plonger à son tour pendant que les autres garçons se mettaient à l’eau par la plage.
Au bout de dix interminables secondes, Olivier remonta et mi-suffocant cria :
— Je l’ai aperçu juste en dessous de moi mais je n’ai pas pu l’atteindre, c’est trop profond. Florian qui était revenu de sa démonstration de natation exécuta alors un plongeon en canard parfait et s’enfonça à la verticale dans les profondeurs du lac. Cinq secondes plus tard, il émergea en trainant d’une main par les cheveux un Bouboule inconscient. Sitôt en surface, de son autre main, il mit son ami en position horizontale de flottaison, visage au-dessus de l’eau, lâcha les cheveux, glissa son bras droit sous l’aisselle droite de son ami et rétropédala en nage dorsale vers la plage en s’aidant d’un mouvement de godille de sa main gauche.
— Aidez-moi, haleta-t-il, c’est trop profond, je ne pourrai pas prendre d’appui au sol.
Gilles et Valentin qui étaient remontés se remirent à l’eau, saisirent chacun un poignet de Bouboule et entreprirent de le tirer pendant que Florian, après s’être laissé couler pour ne pas gêner le mouvement de ses deux aides, remonta et poussa par les pieds le corps inanimé jusqu’à la grève ou Quentin et Charly les relayèrent. — Mon Dieu, hoqueta Eva en sanglotant, Pascal s’est noyé… Pascal est mort…
Lucie se tordait les mains de désespoir, Margot pleurait silencieusement, Mathilde se mordait les doigts, Amandine était hagarde, Jade ne savait comment se comporter.
— Tais-toi Eva, taisez-vous tous, écartez-vous et laissez-moi faire vous autres, commanda Florian qui venait de remonter. Il allongea Pascal sur le ventre, tête plus basse que les membres inférieurs, puis se mit debout jambes écartées de part et d’autre du corps de son ami, le saisit au-dessus des hanches et le souleva en donnant des secousses. De l’eau s’écoula par la bouche du garçon.
— Quentin, Charly, Olivier, il me faut une zone surélevée, allongez-vous côte à côte à touche-touche parallèlement à la rive, vite, ça urge. Florian saisit le corps inerte de Pascal et le plaça des pieds aux fesses sur et en travers des corps des trois autres, buste et tête sur la grève, beaucoup plus bas que le reste du corps. Il saisit alors les aisselles de Bouboule, le souleva et le reposa dix fois de suite en un mouvement de bascule au rythme lent d’une profonde respiration. De nouveau il le retourna et recommença une petite séance de secousses avec pour résultat une nouvelle évacuation d’eau avant de recommencer ses mouvements lents de balancier. Au bout d’une minute de cet étrange régime, Pascal se mit à tousser, à éructer, à cracher à n’en plus finir.
— Il est revenu, il est vivant ! hurla Eva son amie de cœur en sautant sur place.
Constatant malgré tout que Pascal ne retrouvait pas vraiment son souffle, Florian le mit à plat sur le dos, se plaça sur le côté de son ami, lui pinça le nez et se pencha pour commencer une séance de bouche à bouche.
Pascal, toujours toussant se mit à tourner la tête de droite et de gauche.
— Non… non… pas… toi… E… va… ou… la… nou… velle, réussit-il à dire.
Florian se redressa, eut un geste d’agacement puis poussa un énorme soupir de soulagement avant bizarrement d’éclater de rire.
— Ça y est, il est sauvé, il recommence à dire des conneries. Il récupère vite l’animal !
— Pascal, nous étions tous morts d’inquiétude, déclara Mathilde d’un air grave, tu as sauté dans l’eau et tu n’es pas remonté. Que s’est-il passé ? Tu t’es cogné ? Tu as eu un malaise ?
— Ben c’est simple, en sautant j’ai un peu fait un plat et j’ai perdu mes lunettes. Je n’ai pas l’habitude mais j’ai quand même ouvert les yeux dans l’eau pour les chercher et ça m’a fait tout drôle puis d’un seul coup j’ai vu tout noir et… et après y a Florian qui a cherché à m’en rouler une. Berk, berk, beurk…
Le pire c’est que mes lunettes sont au fond du lac, des lunettes presque neuves. Mes parents les ont fait refaire après qu’Anton le footeux me les ait cassées. Vous vous souvenez d’Anton hein les gars ? Je vais me faire engueuler vilain en rentrant.
— Qu’est-ce que tu racontes ? Tes lunettes, elles sont encore dans ton dos, attachées par un cordon, remarqua Gilles.
— Ah ! C’est pour ça que je ne les ai pas retrouvées dans la flotte ! finit par rigoler Bouboule. Heu, quand même Florian, merci, merci pour tout, tu es un type adorable, même si j’ai refusé tes pelles. C’est bien toi le meilleur du monde en natation.
— Et en sauvetage réanimation, ajouta Valentin, il faudra Flo que tu nous expliques tes manœuvres. Tu mérites que toutes les filles ici présentes te fassent chacune une énorme bise puisque Bouboule n’a pas voulu.
— Ça c’est vrai, déclara Jade toujours à demi vêtue en s’approchant du garçon rougissant.