VALENTIN ET LA NOUVELLE

4. JADE

Un peu avant huit heures, au portail d’entrée du collège, le lendemain de leur mémorable sortie sur le lac, Bouboule arriva en compagnie d’Eva, l’air insouciant comme à son accoutumée. Il fut immédiatement entouré de ses douze autres amis auxquels s’était jointe la nouvelle.
— Alors Bouboule, ça va ce matin ? demanda Gilles, résumant le questionnement général.
— Ben oui, pourquoi ça n’irait pas ? répondit-il avec un sourire complice.
— Oh, pour rien. C’était juste une question comme ça, continua Gilles en entrant dans son jeu de non-dits.
— Nous voici tous rassurés, intervint la toujours aussi jolie Jade.
Il restait quelques minutes avant la sonnerie du début des cours, Florian prit Valentin par un bras et s’éloigna avec lui du groupe de leurs amis. Quand il estima être hors de portée d’oreille des autres, il lui demanda en confidence :
— Dis Val, j’aimerais qu’en classe nous échangions nos places, cela ne t’ennuie pas ?
— Si tu veux être à côté de Morgane, pas du tout, taquina Valentin.
— Tu es un frère, remercia Florian ravi. Tu crois qu’on pourrait l’intégrer au groupe ? continua-t-il, avouant ainsi la motivation première de sa demande.
— Qui ? Morgane ?
— Arrête de te ficher de moi, tu sais de qui je parle.
— C’est un peu rapide, tu ne crois pas ? Pour intégrer quelqu’un dans notre cercle, il faut que tout le monde soit d’accord et là, ce n’est pas forcément gagné. Mais tente ta chance si le cœur t’en dit, tu peux sortir avec elle sans l’imposer aux autres.
— Pourquoi ? Elle ne te plait pas ? Qu’est-ce que tu lui reproches ?
— Elle est super jolie, je dirais même qu’elle est très belle, mais ce n’est pas sur ce genre de qualité que nous avons constitué notre groupe.
— Dommage, murmura Florian quelque peu déçu. Enfin, merci pour l’échange de places.
— Comprends bien Flo que nous ne savons rien d’elle. Tu te rends compte que si un seul du groupe ou, dans le cas présent plutôt une seule fille, n’est pas d’accord, ça ne pourra pas se faire. Suis mon conseil, ne précipite pas le mouvement. Attends et espère, peut-être que la solution viendra d’elle. Ça sonne, tu es prêt pour l’interrogation sur les pays d’Europe ?
— On a interro ? M…ince alors, j’ai complètement zappé !
— Bah, tu te feras aider par ta voisine… Morgane !

Une semaine après la demande exaucée de Florian, Valentin reçu un texto de ce celui-ci « on peut se voir ce soir ? ». Un peu étonné de recevoir un message de quelqu’un qu’il côtoyait tous les jours, Valentin répondit néanmoins « RV passerelle des écoliers 18 heures. » La réponse « OK » arriva immédiatement, signe que son correspondant guettait et espérait son assentiment. Valentin se mit à réfléchir. « Que veut-il me dire que les autres ne doivent pas entendre ? Qu’y a-t-il de changé pour lui ces derniers jours ? » La réponse s’imposa immédiatement à lui : « c’est évidemment en rapport avec Jade Devienne, il veut me tenir au courant, me faire des confidences, peut-être me demander conseil, comme si j’étais spécialiste de ce genre de choses, ajouta-t-il mentalement avec un brin de dérision. Étrange comme ce grand costaud qui n’a peur de rien est timide et désarmé vis-à-vis de cette fille. »
Le sixième coup résonnait encore au clocher de l’église quand Valentin arriva au niveau de la passerelle sur le torrent. Florian l’y attendait depuis dix minutes.
— Ah, te voilà. Salut Val.
— Re-salut plutôt. Il y a à peine plus de deux heures qu’on s’est quitté. Tu veux faire quelques pas sur le chemin le long du torrent ?
— Oui, pourquoi pas. Heu, je veux te dire… Heu… heu… en fait je ne sais pas par où commencer…
— Tu veux me parler de Jade ?
— Comment as-tu deviné ?
Sans répondre, Valentin sourit dans le noir de la nuit tombée. Florian n’attendait d’ailleurs pas d’explication.
— Je crois qu’avec Jade, pour moi, c’est gagné, poursuivit Florian. Samedi dernier je lui ai demandé si ça lui plairait de faire une petite promenade. Elle a dit oui tout de suite et on a marché ensemble au bord de la voie verte. Je lui ai pris la main et elle n’a pas refusé. Hier soir on a recommencé et, quand on est arrivé près de la mare, elle a voulu s’arrêter pour voir les canards colverts. Là, elle m’a dit qu’elle aimait se promener avec moi alors je l’ai prise dans mes bras et pour la première fois, je l’ai embrassée. Non seulement elle s’est laissée faire mais on a recommencé, plusieurs fois. Tu te rends compte ? De vrais baisers, sur la bouche, des baisers d’amoureux. Je suis heureux Val, il fallait absolument que je le dise à quelqu’un tu comprends ? À quelqu’un qui puisse me comprendre. Regarde le selfie que j’ai pris de nous deux.
— Joli couple, un peu prématuré peut-être mais je ne suis pas expert en ce genre de choses.
— Je sais que tu as déjà été amoureux, d’Océane, d’Emily, Olivier m’a aussi parlé d’Inge que tu as connue en vacances et je ne sais sûrement pas tout. Qu’est-ce que je dois faire maintenant ?
— Ne pas faire comme moi. Chaque fois que j’ai eu cette maladie, j’ai trop négligé mes copains, ma famille et mon boulot.
— Une maladie, tu te fiches encore de moi !
— Mais non Flo, je veux dire que, quand j’étais amoureux, j’étais totalement obnubilé par...
— T’étais quoi ?
— Obnubilé ! À chaque fois, je ne pensais plus qu’à elle et j’avais tort. En fait, ce que je veux te dire, c’est par rapport à notre groupe et à moi : reste le grand sportif et le bon copain que tu es, prêt à aider et à défendre les autres. En ce qui la concerne, la suite te regarde, toi et uniquement toi. Maintenant, pour moi une chose est sûre, quand on aime quelqu’un, on a besoin d’en être fier. Arrange-toi pour que nous le soyons. Jade t’a remarqué peut-être parce que comme mec tu es plutôt pas mal, mais surtout à travers ce que tu as fait pour Bouboule lors de notre sortie canoë.
— Merci Val, je pense que tu as raison. Et moi aussi je suis fier d’être ton ami.
À partir de ce jour, Florian se montra exemplaire : attentif la plupart du temps si ce n’est quelques instants de rêverie dans les cours non mixtes, participant activement à la classe, serviable envers tout le monde. Ses amis étaient ravis pour lui.

Quelques jours avant les vacances de Toussaint, Charly aborda Valentin à la fin des cours de l’après-midi.
— Tu peux faire un bout de chemin avec moi ? J’ai quelque chose d’important à te dire.
— Viens jusqu’à la maison de mes grands-parents. Ma grand-mère a fait une tarte aux pommes pour le goûter.
— D’accord, roulons ensemble. Je veux te parler de Florian.
— Ah, Florian, il est super heureux en ce moment, fou amoureux de sa Jade.
— C’est bien cela qui m’inquiète. Figure-toi qu’hier, mon père devait se rendre à la préfecture pour des papiers concernant son travail ou une réunion de chefs d’entreprises, je ne sais pas exactement. Je l’ai accompagné et je l’ai attendu en me baladant au bord du lac. Il faisait beau et presque chaud, il y avait du monde sur les pelouses, dans les allées, sur les bancs. C’est justement sur un banc face au lac que je les ai vus qui s’embrassaient.
— Jade et Florian ?
— Jade et un autre mec.
— Qui s’embrassaient comment ?
— Comme des amoureux.
— Aïe ! Tu es sûr ?
— On ne peut plus sûr. Il y avait des tas de gens qui prenaient des photos du lac et des montagnes. J’ai fait semblant de faire comme eux mais j’ai mis mon smartphone en position selfie et j’ai réussi à les prendre. Arrête ton vélo et regarde.
— Ouh la la ! En effet ! La suite ne va pas être simple !
— Attends, ce n’est pas tout, j’ai aussi repéré Tony, Clément et Alexis qui jouaient au foot sur les pelouses pas loin de ce banc.
— Catastrophe ! Si ces trois-là les ont vus…
— Ils les ont sûrement vus car au bout d’un moment les tourtereaux se sont levés du banc et ont marché jusqu’au pont des Amours en se tenant par la main. La Jade ne passe jamais inaperçue et ils ont regardé vers elle en rigolant. J’ai d’ailleurs pris une autre photo mais on ne les voit que de dos. Qu’est-ce qu’il faut faire, Valentin ?
— Je ne sais pas trop. Tant que Florian ne sait rien, il est heureux.
— Mais il finira bien par l’apprendre, insista Charly.
— Tu te vois lui dire ?
— Je ne saurais pas comment aborder le sujet avec lui. Avec son caractère entier, sa passion du franc-jeu et sa force physique, j’ai peur de sa réaction.
— Pareil. Mais si c’est un des trois guignols que tu as vus taper dans le ballon qui lui balance l’info, ça pourrait être bien pire, réfléchit Valentin.
— Peut-être pourrait-on demander à une de nos copines de lui parler.
— Je n’en vois aucune accepter de faire ce sale boulot. Si tu étais dans son cas, ce que je ne te souhaite pas, qu’est-ce que tu préfèrerais ? Qu’on te le dise ou qu’on te laisse dans l’ignorance ?
— Je ne sais pas, je n’aimerais pas être à sa place. Lui qui aime tant les situations claires… Et toi, tu voudrais quoi ?
— Moi je n’aime que la vérité. J’ai eu très mal quand Emily a fait semblant de sortir avec ce nul de Romuald. Quand j’ai su, j’ai coupé les ponts sentimentaux immédiatement et j’ai bien fait. — Mais pour Florian, que décidons-nous ?
— Ce n’est pas à nous de lui porter ce coup terrible. Le mieux serait de repérer les habitudes de Jade et qu’à plusieurs nous la surprenions en compagnie de son deuxième mec, si possible à un moment crucial. Il suffirait alors de se montrer et de la regarder sans rien dire avec des mines réprobatrices. Elle n’est pas sotte, elle comprendrait ce que nous attendons d’elle.
— Qu’est-ce que nous attendons d’elle exactement ?
— Qu’elle choisisse.
— C’est mission impossible ton plan. Comment faire pour la suivre ? Je ne sais même pas où elle habite et à part Florian, les autres non plus. Je crois en fait qu’il est urgent d’attendre. Si je ne m’étais pas trouvé au bord du lac en même temps qu’elle, on ne saurait rien de tout ça.
— Tu as raison Charly, attendons et réfléchissons. Nous sommes arrivés, viens déguster la tarte aux pommes de ma grand-mère.