Il était huit heures du soir. Revenu de chez Charly, Valentin était à table avec ses grands-parents pour le repas du soir. Dans sa poche de pantalon le téléphone se mit à vibrer pour la quatrième fois. Sachant intuitivement d’où pouvait provenir l’appel, il s’abstint de sortir son appareil.
— J’ai l’impression que ton téléphone t’appelle encore une fois, dit Isabelle sa grand-mère à l’oreille très fine, tu ne veux toujours pas répondre ?
— Pas maintenant. Je refuse d’être esclave de cet engin, aussi utile qu’il puisse être par ailleurs.
— Tu n’as pas tort mon garçon, intervint Jean-Claude le grand-père. Je suis un peu comme toi. Quand par exemple je suis dans un commerce ou à un guichet, j’ai horreur que mon interlocuteur me délaisse pour répondre à un appel. Je déteste que cet engin dictatorial ait priorité sur moi. Et puis, il y a seulement quelques années, contacter les autres se faisait par lettre ou par télégramme pour les urgences. Les gens prévoyaient, prenaient leur temps et ne s’en portaient pas plus mal. En fait on vivait plus lentement donc plus longtemps.
— Jean-Claude, arrête de l’embêter avec ta philosophie, calma Isabelle. Compote de pommes comme dessert, cela vous va ?
Ce n’est qu’une fois remonté dans sa chambre que Valentin consulta son smartphone. Pendant le temps du repas, il avait effectivement reçu quatre appels dont trois émanaient de Florian et le quatrième d’un numéro inconnu. Il toucha ce dernier sur l’écran. Dès que la communication fut établie, il entendit une voix enregistrée ânonner : « Tous nos opérateurs sont en ligne, ne quittez pas, nous allons donner suite à votre appel… » Excédé, il coupa la communication et mit le numéro dans sa liste d’appels indésirables.
« Il faudra que je trouve le réglage pour n’accepter que mes contacts » songea-t-il, « bon, j’appelle Florian ! »
Dès la deuxième sonnerie, la communication fut établie.
— Ah, c’est enfin toi !
— Excuse. Je n’avais pas mon téléphone sur moi, mentit Valentin.
— Ouais, bon, je veux simplement savoir si tu es impliqué dans l’envoi de la photo.
— De quoi parles-tu ? temporisa Valentin.
— J’ai reçu une photo et il n’y avait pas d’expéditeur, alors je cherche.
— Que représente cette photo ?
— Il s’agit de Jade.
— Du selfie que tu m’as envoyé ?
— Mais non ! C’est un photomontage de Jade avec un mec.
— Pourquoi dis-tu un photomontage ?
— Parce qu’on dirait qu’ils sont en train de s’embrasser. Je cherche l’auteur de cette mauvaise plaisanterie.
— …
— Tu n’es pas au courant ?
— As-tu appelé les autres copains ?
— J’ai appelé tout le monde. Soit ils ne sont pas au courant, soit ils ne répondent pas.
— As-tu contacté Jade ?
— Non, je veux éclaircir tout ça avant.
— Est-ce qu’on peut se rencontrer pour discuter ?
— Je suis toujours partant pour rencontrer mes amis. Tu as une idée ?
— Peut-être. Je te rappelle dans dix minutes.
Valentin coupa la communication et composa immédiatement le numéro de Charly.
— Charly, Flo m’a appelé. Je pense qu’avec Amandine, tous les trois nous devons le rencontrer le plus tôt possible pour lui expliquer tout ça en douceur maintenant qu’il a un doute. Es-tu disponible ? Oui ? Super. Non, pas chez toi. Je pense qu’Amandine n’osera pas sortir le soir. Plutôt chez elle si elle accepte, tu t’en charges ? OK, dans ce cas rappelle-moi pour que je recontacte Florian.
Charly, Valentin et Amandine arborèrent un sourire triste lorsque la jeune fille suivie des deux garçons ouvrit la porte à Florian.
— On va dans notre bureau à ma sœur et à moi, dit-elle en les précédant.
— Florian, nous avons quelque chose d’embêtant à te dire, commença-t-elle quand ils furent installés autour de la table bureau.
— La photo, c’est vous ? attaqua le garçon.
— Oui, c’est nous, fit Charly.
— Vous êtes des salauds de me faire une blague comme ça !
Sans un mot, Charly activa son smartphone, fit venir la photo en question à l’écran et posa l’appareil en l’orientant vers Florian. Ce dernier le saisit et, pendant de pesantes secondes, sembla hypnotisé par l’image présentée.
Charly finit par prononcer d’une voix douce :
— J’ai pris cette photo samedi dernier en ville sur les pelouses du bord du lac.
— Le type s’appelle Pierre-André Vallières, il vient aussi de Nouvelle Calédonie, ajouta Amandine.
Le visage de Florian se décomposa, ses mains tremblaient quand il reposa l’appareil sur le bureau. Ses lèvres se crispèrent, il mit les mains sur ses oreilles comme pour s’empêcher d’entendre, ferma fortement ses paupières pour interdire à ses larmes de jaillir. Après plusieurs minutes de silence qu’aucun des trois n’osa troubler, Florian réussit à dire d’une voix trop forcée :
— Alors, maintenant vous m’expliquez !
Ce fut à nouveau Charly qui se chargea d’éclaircir la situation.
— C’était samedi dernier. Mon père devait se rendre en préfecture. Je l’ai accompagné pour me balader sur les pelouses du bord du lac. C’est là que je les ai vus sur un banc. J’ai fait semblant de prendre une photo du lac mais en réalité, j’ai pris à leur insu un selfie décalé. J’aurais tout gardé pour moi si je n’avais pas vu le Thénardier, Clébar Romuald et Alexis qui jouaient au foot derrière sur les pelouses. Eux aussi ont tout vu. Alors j’en ai parlé à Valentin et Amandine.
Valentin hocha affirmativement la tête et enchaina :
— Avant de t’en parler, nous avons voulu savoir, alors nous avons enquêté. Nous avons fini par trouver le nom et l’adresse du type sur la photo.
— Oui, continua Amandine, et nous avons réussi à le contacter. Il était dans le même collège que Jade en Nouvelle Calédonie et il la connaissait bien avant de revenir en France.
— Quand nous l’avons mis au courant pour Jade et toi, enchaina Valentin, il a réagi… comme toi maintenant… une peine immense.
— Je crois que c’est un type qui te ressemble, compléta Charly, un bon mec, d’abord incrédule puis complètement ravagé par notre révélation. Il semblait très attaché à cette fille.
— C’est pour ça que je t’ai demandé de m’envoyer un selfie de vous deux, expliqua Valentin. Je lui ai suggéré de demander à Jade de choisir entre toi et lui.
— Mais il considère qu’elle s’est moquée de lui, il ne veut plus en entendre parler, annonça Amandine.
— Flo, tu es tombé amoureux de la plus belle fille du collège et elle s’est amusée avec toi comme avec l’autre, expliqua Valentin. Je me mets d’autant plus à ta place que j’ai vécu la même situation avec Emily. Je sais que c’est très dur.
— On était tellement navré quand le Thénardier et sa bande te balançaient des vannes que tu ne pouvais pas comprendre, dit doucement Charly.
Florian, épaules voutées, les yeux rougis et humides ne réagissait pas.
— C’est moi qui t’ai expédié la photo anonyme, déclara Amandine. J’ai voulu te prévenir. Je ne supporte pas qu’on joue double-jeu, qu’on puisse se moquer de mes amis qui m’ont sauvée.
— Que décides-tu ? demanda timidement Charly.
— Comment tu as fait… toi Val… avec… Emily ? finit par demander Florian.
— Quand elle s’est affichée avec ce naze de Romuald, je l’ai laissée tomber, sans un mot, et j’ai fini par trouver du réconfort dans l’amitié de vous tous.
— Et… elle… Emily ?
— Je crois qu’elle a beaucoup regretté son attitude. Elle a ensuite fait pas mal de tentatives de rapprochement sentimental mais j’évite soigneusement de recommencer. Je la considère comme les autres filles de notre groupe et elle finit par s’y faire.
— Que vas-tu décider ? questionna Amandine.
Quelques coups frappés à la porte du bureau détournèrent l’attention.
— Amandine, vous avez fini ? J’ai besoin de travailler à l’ordinateur. J’ai le bac de français à la fin de l’année, moi !
— C’est ma sœur Camille, expliqua Amandine. Oui, on a fini, tu peux entrer.
— On te raccompagne, Flo ? demanda Charly approuvé par Valentin.
Florian acquiesça d’un signe de tête puis il se tourna vers Amandine.
— Tu as bien fait de m’envoyer cette photo, je ne t’en veux pas, au contraire je te remercie.