Tracassé par la disparition de son smartphone, Valentin eut à nouveau du mal à trouver le sommeil cette seconde nuit en montagne. Vers onze heures du soir, alors que son grand-père ronflait et que Quentin avait cessé de se retourner sur sa couche, n’ayant toujours pas fermé l’œil, il se leva silencieusement pour récupérer le téléphone de son ami.
Sous la tente improvisée de sa couverture, il relança l’appareil et toucha l’icône du stockage des photos. La première qui vint à l’écran fut celle de Mathilde, leur jolie cheffe de classe. « Tiens tiens, le petit cachotier serait-il amoureux ? » se dit-il avec un sourire plein de tendresse et de satisfaction. Tout de même un peu honteux d’avoir découvert ce secret, son but n’étant pas de s’immiscer dans la vie intime de Quentin, il sauta rapidement les images qui ne concernaient pas leur randonnée et passa aux photos prises la veille dans la benne du téléphérique.
Il sauta également les paysages et s’intéressa aux clichés qui montraient les occupants de la cabine. Outre son grand-père et lui, une douzaine de personnes étaient visibles. Patiemment, il zooma sur les visages des personnes qui ne tournaient pas le dos au moment de la prise de vue et tenta de mémoriser les caractéristiques de chacun : nez, oreilles, coiffure, sourcils, forme générale. Pour tous il examina les tenues vestimentaires puis passa à l’image prise par Jean-Claude sur les dalles du lac de vaches. Quelques personnes apparaissaient à l’arrière-plan. Il en reconnut quelques-unes à leurs habits. Plusieurs photos plus loin dans l’album de son ami, il observa la salle à manger du refuge du col de la Vanoise et il recommença patiemment son examen. Quand il eut tout attentivement scruté, il se releva, alla rebrancher l’appareil de Quentin à son chargeur puis, de retour sur sa couchette, tenta de s’endormir.
— Debout les montagnards ! dit joyeusement le grand-père, il est sept heures, le temps est au grand beau. La journée sera longue, c’est aujourd’hui qu’on fait le Mont-Blanc. Il faut qu’à huit heures et demie au plus tard nous soyons en marche.
Les deux adolescents grognèrent, se retournèrent dans leurs lits puis, prenant conscience de la réalité, sautèrent en bas de leurs couchettes.
— Où est-ce que nous prenons le petit déjeuner ? demanda Valentin, mine chiffonnée et cheveux en bataille.
— Dans le même restaurant qu’hier soir. Ensuite je passerai faire la déclaration de vol auprès de la police municipale.
Après une brève toilette, ils sortirent du camping en direction du centre village. Au niveau du pont fleuri sur le torrent, Quentin, sans guère d’espoir, souleva le couvercle d’une poubelle « vacances propres ». Il eut une petite décharge d’adrénaline en repérant, coincé entre le plastique translucide du conteneur et une poche de déchets, une mini sacoche en grosse toile bleue.
— Jean-Claude, Valentin, regardez là, je crois que c’est mon portefeuille !
— Attends, je le récupère, lui dit Jean-Claude en plongeant son bras dans le réceptacle, tiens regarde si c’est bien le tien.
— L’autorisation écrite de mes parents, ma carte d’identité… Mais le billet de cinquante euros a disparu.
— C’était à prévoir, l’histoire se répète. On ne pourra jamais prouver qu’on t’a pris de l’argent, en revanche si le triste personnage qui nous a volés se fait pincer avec la carte bancaire de quelqu’un d’autre ou un smartphone identifiable, là, il sera mal ! Allons déjeuner.
Sous un soleil radieux, entre les prés où bruissaient les insectes, le long d’un ruisseau aux eaux cascadantes, dans un bois plein de chants d’oiseaux, se glissant entre les rocs d’une rude montée, dans une prairie alpine fleurie, le sentier les amena jusqu’au col des Saulces puis par un chemin dégagé serpentant dans la roche blanche, au bout de trois heures d’efforts, ils arrivèrent au sommet.
— Deux mille six cent soixante-dix-sept mètres ! annonça triomphalement le grand-père de Valentin. Vous avez vaincu le Petit Mont-Blanc.
— Magnifique ! s’exclama Quentin.
— Regardez vers le nord, ajouta Jean-Claude en tendant le bras, là-bas, vous avez son grand frère ! Deux mille cent mètres plus haut que nous !
— Exceptionnel, émit Valentin en tournant sur lui-même pour ne rien perdre du somptueux paysage.
— Maintenant regardez vers le nord-est, ce petit môle herbeux, c’est notre sommet d’hier, le Morion.
— Ridicule ! commenta Quentin.
— Et si nous passions à table maintenant, ajouta Jean-Claude en tombant le sac, au menu, une tomate chacun, du pâté végétal à tartiner sur un bon pain aux noix, un morceau de Beaufort et un abricot pour terminer.
— C’est marrant cette roche blanche, par endroits, on dirait du gros sel.
— Parfaitement, mais je te déconseille d’en mettre sur ta tomate : c’est du gypse.
— C’est la roche mère du plâtre quand on la chauffe, ajouta Valentin en faisant un clin d’œil à son grand père.
— Nous allons redescendre par le même chemin ? questionna Quentin.
— Non, nous faisons un circuit par le col du Mône qui nous amènera directement à l’auberge refuge des Prioux où j’ai retenu trois places pour la nuit. Il est important que nous y soyons avant quatre heures.
— Pourquoi tant se presser si tu as retenu les places ? contesta Valentin.
— Je vais vous donner un conseil d’expérience. Avec l’été et le beau temps, ce type d’auberge-refuge fait toujours le plein de randonneurs et l’eau chaude des douches est bien souvent en quantité trop limitée. Les retardataires se lavent donc à l’eau froide, et en montagne, l’eau froide l’est vraiment !
— J’en déduis que cela t’est déjà arrivé, supposa Valentin.
— Exact, mais il ne faut pas tomber non plus dans la précipitation et s’empêcher de profiter de cette belle journée.
L’auberge était avenante. Sa grande terrasse ombragée par des parasols multicolores était pleine de randonneurs et de touristes assoiffés. Jean-Claude repéra une table dans un angle et déposa son sac à dos sur une des chaises. Délaissant un instant les deux adolescents, il se déplaça à l’intérieur du refuge pour commander une bouteille de limonade. Quentin, toujours dans l’idée de faire le reportage de la randonnée à l’intention de ses parents multiplia les clichés du lieu. Valentin, assis à table, toujours un peu songeur depuis le vol de son smartphone, examinait une à une les personnes installées. Soudain, il eut une réaction étonnée qui se manifesta par un bref recul du buste, sa tête oscilla très légèrement comme s’il disait oui à lui-même. Il fit signe à son ami de venir le rejoindre et lui dit à voix très basse.
— Quentin, je veux que, sans te faire remarquer, tu prennes une photo en plan rapproché du mec qui vient d’arriver, il s’est installé sous le parasol rouge à quatre tables de nous.
— Le mec en t-shirt noir qui a une barbe à la mode crado ?
— Oui. Il a posé un sac à dos rouge surmonté d’une corde à ses pieds. Sois hyper discret.
— Tu as repéré quelque chose ?
— Ça se pourrait, mais pour l’instant… C’est peut-être une simple coïncidence…
— Une bonne limonade des Alpes, bien fraiche pour mes petits montagnards qui ont marché comme des grands, sourit le grand-père revenu avec une bouteille et trois grands verres.
— À ta santé Jean-Claude, à la tienne Quentin, dit Valentin en faisant un clin d’œil à son ami suivi d’un signe du menton vers la table de l’homme.
— Je finis mon reportage photo, j’en ai pour quelques secondes et j’arrive, comprit Quentin qui se dirigea vers l’autre bout de la terrasse. Jean-Claude ! Valentin !, regardez vers moi ! cria-t-il, attirant l’attention de tous. OK, c’est bon.
— Montre-moi tes photos, dit innocemment Valentin en tendant la main.
— Dites-moi, vous deux, vous vous rappelez ce que j’ai dit à propos de l’eau froide ? C’est l’heure où les randonneurs arrivent et il n’y a que deux douches à l’étage refuge.
— Compris, répondit Valentin en rendant le smartphone à son ami et en se levant.
— J’y vais aussi, fit Quentin en rangeant son appareil.
— Tu nous montres où c’est, Jean-Claude ?