VALENTIN EN VACANCES

35. UNE JOURNÉE DE CHIEN

L’abat-jour en verre translucide aux bords ondulés diffusait la lumière d’une ampoule à l’ancienne dans la maison de poupée que constituait le mazot d’Emily. Il n’était pas vingt-deux heures et dehors c’était déjà le crépuscule. Les étoiles étaient à peine visibles mais Jupiter et Saturne décoraient de clous d’or le ciel de cette fin du mois d’août. Gilles, allongé sur la couchette supérieure du mazot commentait leur journée.
— C’était tout de même une rude montée, mais je vais te dire, elle m’a donné envie de continuer jusqu’au col de la Colombière. Ça te plairait d’essayer ?
— Voyons Gilles, nous sommes venus à l’invitation d’Emily, pas pour faire vacances à part !
— Elle pourrait nous accompagner, non ?
— Plutôt non. Elle n’est peut-être jamais montée sur un vélo.
— C’est possible ça, à notre époque ?
— Tu lui demanderas demain.
— Qu’est-ce qu’on va faire alors ?
— Ce n’est pas à nous de proposer. Si elle nous a invités, c’est qu’elle a une intention.
— Elle aurait pu nous en parler pendant qu’on faisait la sieste dans l’alpage. Ne t’aurait-elle pas invité pour tenter de te reconquérir ?
— Peut-être a-t-elle ça dans un coin de la tête…
— Ou du cœur ! coupa Gilles.
— J’ai déjà mis les choses au point avec elle. Pour moi, c’est non.
— Tu es bien difficile, c’est vraiment une jolie fille. Bon, elle a un look un peu démodé, mais je ne connais aucun copain qui dirait non s’il était à ta place. Tu la refuses parce qu’elle a essayé de te rendre jaloux en s’affichant avec un autre.
— Avec le mec le plus minable de la classe ! C’est le genre de chose qui te remet à ta place ! Vois-tu, moi je ne peux pas me mettre avec quelqu’un qui ne me fait pas entière confiance. Elle va probablement me faire des avances, discrètement car elle ne manque pas de finesse, mais je ne vais pas lui faciliter la tâche. Je ne suis plus dans la file d’attente des prétendants. Si le cœur t’en dit…
— Ben non, moi j’ai Lucie.
— Oui, c’est vrai. Comment va-t-elle ?
— Toujours aussi gentille. Elle rentre samedi de la Haute-Marne. À part ça, tu as des idées d’activité si Emily ne propose rien ?
— Se promener en montagne, c’est bien pour ça que nous avons pris nos chaussures de marche, non ? Bon, si nous dormions ?

Ce furent quelques coups toqués à la porte massive du mazot qui réveillèrent Gilles.
— Hein ? Qu’est-ce que c’est ? Où on est ? C’est qui ?
— Emily, répondit une voix chantante. Je vous ai réveillés ? Vous venez prendre le petit déjeuner au chalet ?
— Heu, oui, cinq minutes…
— OK, à tout de suite.
— Val, réveille-toi ! Emily vient de nous appeler.
— Je suis réveillé mais je voulais que ce soit toi qui répondes.
— Toujours aussi tordu, hein ?
— Si réfléchir c’est être tordu, alors oui, je le suis. Bonjour Gilles.
— Heu oui, salut Val.

L’air de la salle à manger du chalet était saturé d’odeurs appétissantes échappées de la cuisine.
— Ça sent rudement bon ! félicita Gilles après les salutations d’usage.
— Je vous ai préparé un petit déjeuner à l’anglaise, un véritable breakfast, leur dit Emilienne quand les trois jeunes furent attablés, vous connaissez, les garçons ?
— Nous avons apprécié lors de notre voyage scolaire à Londres au début de l’année scolaire dernière, affirma Gilles.
— Vous avez aimé Londres, l’Angleterre ?
— C’était bien sympa, éluda Gilles.
Valentin en son fort intérieur avait décidé d’être lui-même, d’affirmer ses avis, de moins ménager les autres par peur de heurter les susceptibilités.
— Je sais que vous êtes d’origine française et même savoyarde Emilienne, alors à vous je peux dire ce que je ne dirais pas à votre mari, expliqua-t-il. Je préfère vivre dans une petite ville comme Saint Thomas du Lac que dans une ville immense comme Londres, je préfère les montagnes d’ici à la campagne anglaise, l’océan dans les Landes à la mer de Brighton, le soleil de notre région à la brume londonienne, le parfum des alpages aux senteurs automobiles. Bref, si j’ai apprécié de visiter Londres et… heu… en toute franchise, je préfère de loin vivre ici.
— Au moins, voilà qui est clair, mais j’aime ta sincérité, Valentin.
— La franchise est une des qualités que j’apprécie le plus, appuya-t-il en regardant Emily.
Sentant venir une gêne chez la jeune fille, Gilles fort à propos changea de sujet.
— Alors Emily, qu’as-tu prévu pour cette belle journée ?
— Je pensais que nous pourrions partir piqueniquer en montagne et ensuite cueillir des myrtilles sauvages, je connais un coin qui est très peu ramassé.
— Super idée approuva Gilles.
— Qu’en penses-tu Valentin ? tenta la jeune fille.
— Même si l’idée ne me plaisait pas, à deux contre un, je serais battu, donc c’est d’accord.
— Très bien, donc départ vers dix heures. Il me faut deux volontaires avec leurs sacs à dos, reprit-elle avec humour.
— Je proposes Valentin et moi, répondit Gilles sur le même ton, pourquoi faire ?
— Un pour porter le piquenique et un autre les boissons. Moi je vais prendre les deux peignes à myrtilles du chalet ainsi qu’un grand tupperware pour les fruits.
— Je peux prendre la boisson. Est-ce que vous avez une corde de montagne quelque part ? demanda Valentin.
— Pourquoi faire ? s’étonna Emily.
— Mon grand-père m’a dit qu’il faut toujours emporter un bout de corde quand on part randonner. Quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, elle ne servira pas mais la centième fois, elle te sauvera la vie, donc en as-tu une ?
— Il y a bien quelque chose comme ça dans le grenier du chalet, je vais te la chercher. Par la même occasion, voulez-vous aussi des bâtons de ski pour marcher ?
— Pas pour moi. Je porterai les boissons et la corde.
— Ni moi. Mais je suis volontaire pour porter la bouffe, s’amusa encore Gilles.

Sur le large chemin montant vers le col du Maroly, Valentin dit à son ami :
— L’hiver dernier au ski, j’ai pris une douzaine de fois ce chemin à la descente. Comme dit Florian le paysage n’est pas le même dans un sens que dans l’autre.
— Ben si, quand tu tournes la tête, hé hé ! Il est où ton coin à myrtilles Emily ?
— Beaucoup plus loin. Il faut d’abord passer les chalets restaurants d’hiver, dépasser l’arrivée de la combe de la Tolar et c’est plus haut, sous le col, dans la pente à droite en contrebas d’une mini-falaise.
— Je vois, j’y suis passé en ski hors-piste avec Florian. Moi, cette barre rocheuse, je l’ai contournée mais Flo l’a carrément sautée. Dites-moi, au lieu de piqueniquer dans le coin à myrtilles, nous pourrions aller au col pour manger.
— Comme vous voulez, vous êtes mes invités, je vous laisse décider.

La vue depuis le col était magnifique, les vertes prairies où paissaient des vaches rousses contrastaient avec le gris des roches de la majestueuse Pointe percée dominant la chaine des Aravis.
— Waouh, admira Gilles, quelle montagne ! J’aimerais bien grimper là-haut !
— Il parait que la fin de l’ascension est vertigineuse, fit remarquer Emily. C’est un voisin qui en a parlé à mes parents.
— Gilles n’a pas le vertige, il grimpe mieux qu’un singe. Ce n’est pas comme moi, rien qu’à le voir monter dans les branches d’un arbre, j’ai de bizarres sensations sous la plante des pieds. Vous avez vu comme ces montagnes semblent près de nous ? J’ai l’impression qu’on pourrait les toucher.
— Il faudrait que tu aies le bras long ! se moqua Gilles.
— C’est une façon de dire. Mon grand-père m’a expliqué que quand les montagnes semblent tout près, c’est qu’il va y avoir un changement de temps le lendemain.
— Comment explique-t-il ça ?
— Le changement de masse d’air : l’air atlantique, plus limpide parce que plus mobile, remplace l’air continental et c’est l’air marin qui apporte les perturbations.
— Je serais quand même étonnée qu’il pleuve demain, il n’y a pas un nuage, douta Emily.
— On verra demain. Que nous as-tu prévu comme repas ?
— Ce que tu portes dans son sac à dos : tomates à la fleur de sel, rillettes ou pâté avec des cornichons sur du pain cuit au four banal…
— Ça, ça ne l’est pas ! coupa Gilles.
— Quoi donc ?
— Ben banal !
— D’accord, sourit Emily. Ensuite fromage persillé des Aravis, comme dessert, un brugnon chacun et pour boire, coca ou eau de source.

— C’était bien bon tout ça, je me suis régalé, bravo à la cuisinière se moqua Gilles.
— Tu ne dis rien Valentin ?
— J’admire la Pointe percée, j’essaie d’estimer son altitude, je dirais entre deux mille cinq cents et trois mille mètres. Cette chaine de montagnes est magnifique, on serait au paradis s’il n’y avait pas ces mouches énervantes.
— M’mum m’a indiqué un truc pour les éloigner : tu te frottes la peau avec de la menthe sauvage. Il y en a quelques pieds un peu plus bas, à l’endroit où c’est humide.
— J’essaierai ça en redescendant, remercia Valentin en s’octroyant une série de gifles sur le visage et les jambes. Tiens, il y a un pick-up qui monte dans le vallon de… de… de dessous.
— C’est le vallon de la Duche, renseigna Emily.
— Oui, maintenant que tu le dis, ça me revient, j’y ai skié avec Florian. Je pense que c’est un paysan qui vient contrôler son troupeau.
— On va aux myrtilles ? s’impatienta Gilles, j’adore glaner.
— Oui, allons ramasser des myrtilles, mais que signifie glaner, Gilles ?
— Ramasser les fruits de la nature, les champignons, les noisettes, les framboises, les fraises des bois et donc aussi les myrtilles.
Le trio était à peine descendu d’une dizaine de mètres qu’un lointain hurlement se fit entendre. Valentin fit demi-tour, remonta en courant jusqu’au col, regarda un instant de l’autre côté puis disparut de la vue des deux autres. Gilles et Emily se regardèrent puis remontèrent eux aussi. Valentin s’était arrêté quelques mètres sous le col.
Près du pick-up stationné au bord du large chemin, un homme se battait contre un chien en criant de douleur. L’animal dans ses mâchoires tenait le bras gauche de l’homme qui agrippait le cou de la bête avec son autre main.
— Vous avez besoin d’aide ? cria Valentin.
L’homme ne répondit pas mais l’animal soudain lâcha et fixa l’adolescent importun. L’homme se recroquevilla au sol en tenant son bras gauche avec sa main droite. L’animal soudain fonça vers Valentin qui fit demi-tour et remonta le plus vite qu’il put vers le col.
— Sauvez-vous ! Viiite ! Montez sur la falaise ! Viiite ! Lâche tes bâtons ! Lâche les Emily !
Le molosse était plus rapide que Valentin, au franchissement du col, le chien n’avait plus que vingt mètres de retard. Gilles et Emily volaient plus qu’ils ne couraient vers la mini-falaise, cinquante mètres sous le col. Emily avait semé ses bâtons, Valentin put ramasser le premier, mais l’animal était presque sur lui. Il fit demi-tour, sans enfiler la dragonne du bâton de ski il zébra l’air de droite et de gauche vers la tête busquée de l’animal qui montrait ses dents redoutables puis il recula pas à pas, assurant un pied avant de bouger l’autre car il se doutait bien qu’un faux pas signifierai l’attaque définitive du chien au museau plein de bave et de sang.
— Guidez-moi vers l’autre bâton, cria-t-il à ses amis, je ne peux pas lâcher le chien des yeux.
— Dix mètres derrière toi, à ta droite. La falaise est à trente mètres à droite aussi.
Le molosse grondait, grognait, cherchait l’ouverture pour attaquer. Valentin, toujours cinglant l’air vers l’animal, dépassa le bâton couché dans l’herbe. Le chien choisit le moment où Valentin se baissait pour attaquer, il bondit. Valentin leva le bâton de ski qu’il tenait dans la main droite et tenta de repousser le flanc de l’animal dont les puissantes mâchoires passèrent en claquant à quelques centimètres de son épaule.
— Fais gaffe, c’est un pitbull ! hurla Gilles.
Valentin était trop occupé pour goûter l’ironie de la situation. Armé maintenant des deux bâtons, il pouvait maintenir le chien en respect en pointant le premier vers sa tête et en le frappant avec l’autre. L’animal, dégoulinant de bave rougeâtre, flanc saignant là où la pointe du bâton l’avait repoussé, la gueule ouverte, était effrayant. À force de reculer, Valentin se retrouva adossé à la paroi rocheuse sans possibilité de se retourner pour l’escalader.
— Jetez-lui des pierres ! haleta-t-il, vite !
— OK, tiens bon encore dix secondes ! fit Gilles. Approvisionne-moi Emily.
La première pierre frappa le chien au flanc, une autre le toucha au poitrail, la troisième l’atteignit à la tête, il recula sans cesser de gronder. Valentin lâcha les bâtons et grimpa le plus vite qu’il put. L’animal bondit à nouveau et ses dents se refermèrent sur le bout du talon droit de sa chaussure de marche. Le chien d’attaque qui devait peser dans les vingt-cinq kilos était à demi suspendu par sa prise.
— Il faut qu’il me lâche, je ne vais pas tenir longtemps, cria Valentin.
— Un pitbull ne lâche jamais, il faudrait enlever ta chaussure !
— Viens le faire !
Valentin du pied gauche martelait la truffe rosée de l’animal furieux. La prise du chien étant minimale, le bout en caoutchouc de la semelle céda. La bête roula en arrière, se ramassa et bondit à nouveau vers le garçon qui, tiré par la main de Gilles, finit son escalade en catastrophe.
— C’était moins une ! souffla-t-il. Pourvu qu’il ne pense pas à faire le tour de la barre rocheuse !
— Mon pauvre Valentin, finit par dire Emily en fondant en larmes. Tu es blessé ? Il y a du sang sur ton pied et il en a plein la gueule.
— Non, ce sang n’est pas le mien. Ça va.
Plusieurs fois le chien sauta, griffa la paroi rugueuse, faisant fi des mottes de terre et d’herbes lancées par les trois jeunes. Toujours grondant, il fit quelques aller-retours au pied du rocher puis il se posta en face, à trois mètres et attendit.
— On dirait qu’il nous assiège. On ne peut pas rester comme ça indéfiniment, émit Gilles.
— Oui, répondit son ami, il va falloir trouver un moyen de s’en débarrasser.
— Tu veux le tuer ! s’exclama Emily.
— Ce n’est pas avec les petits couteaux en plastique que tu as amenés pour le piquenique que nous allons pouvoir le neutraliser. De quoi disposons nous ? réfléchit-il tout haut, voyons, il y a les bâtons de ski mais le chien sera sur nous avant que nous les ayons récupérés. J’ai bien la corde dans le sac à dos, mais comment faire ? Un nœud étrangleur, oui, c’est ça, un nœud coulant autour du cou du chien mais cela ne l’empêchera pas de se jeter sur nous… Et si je faisais une laisse double avec nœud coulant au milieu ? Oui, c’est possible si je le tire d’un côté et Gilles de l’autre… L’un empêcherait l’autre de se faire attaquer… Il faudrait l’attirer jusqu’à ce qu’on puisse lui enfiler le nœud autour de son cou…
— Emily, est-ce qu’il nous reste de la nourriture ?
— Nous avons fini le pâté mais il reste du fromage, la moitié de la tommette et un peu de pain. Tu as faim ?
— OK, je crois que j’ai trouvé. Emily, passe-moi un peigne à myrtilles.
Valentin sortit la corde de son sac, accrocha le peigne par le manche au bout du filin et lança l’hameçon improvisé sur un des bâtons de ski resté au sol en bas du rocher. Au troisième essai, les dents métalliques du peigne attrapèrent la dragonne et il put récupérer le premier bâton.
— OK, à toi de pêcher le deuxième, Gilles, lui dit-il en lui tendant la corde. Quand ce dernier eut accroché puis saisit le second bâton d’Emily, Valentin récupéra la corde, en repéra le milieu en juxtaposant les extrémités. Là, par un nœud simple des deux brins à la fois, il réalisa une très petite boucle, juste suffisante pour y passer un des deux brins libres, ce qu’il fit. Il tira ensuite le bout qu’il venait d’enfiler dans la petite boucle jusqu’à obtenir un rond de corde un peu plus grand que la tête du Pitbull. Quand il souleva la corde, celle-ci n’étant pas rigide, l’anneau s’aplatit.
— Flûte, ça ne va pas marcher… À moins que… Emily s’il te plait, trouve-moi une brindille d’une trentaine de centimètres…
Un pied de long, ajouta-t-il en voyant l’amie anglaise hésiter. Pendant qu’elle cherchait, Valentin ôta le lacet d’une de ses chaussures de marche, ligatura la mince baguette de bouleau que lui tendait Emily en bas de la boucle coulissante de façon à la maintenir écartée. Il attacha ensuite solidement un bout de la corde à une saillie du rocher et donna l’autre bout à Gilles.
— Gilles, tu vas t’éloigner de façon à ce que la corde soit presque tendue, sans trop tirer pour éviter d’aplatir la boucle. Emily, veux-tu me passer le reste du fromage ? Merci.
Il piqua le bout de tommette des Aravis au bout d’un bâton de ski.
— Emily, expliqua-t-il, avec l’autre bâton, tu vas doucement éloigner la corde de la paroi au niveau de la boucle, un pied et demi, cela devrait suffire. Moi, je vais lui présenter le bout de fromage à travers l’anneau pour l’appâter. Gilles, quand je crierai « top », tu tireras de toutes tes forces. Il va se débattre très fortement mais il sera privé d’oxygène et il faiblira rapidement. À ce moment-là, je détacherai la corde du rocher et tirerai en sens contraire de toi, comme ça il ne pourra aller ni à droite, ni à gauche. Emily, quand je serai en bas du rocher, il faudra que tu me donnes mon sac complètement vide et qu’ensuite tu me relaies pour tirer sur la corde, tu penses pouvoir y arriver ? OK ? Alors exécution les amis.
Pour commencer Valentin jeta une motte d’herbe vers le molosse qui releva les babines, dévoilant à nouveau une effrayante dentition. Il fit ensuite le geste de descendre, le chien se précipita vers lui mais il remonta vivement.
— Prêt Gilles ?
— Oui, vas-y.
— Emily, éloigne la boucle… un peu plus… c’est bon.
Valentin avança l’extrémité du bâton tenant le bout de tomme au niveau de l’anneau et le recula vivement de trente centimètres au moment où la gueule du chien tentait de la saisir.
— TOP ! Hurla-t-il.
De toutes ses forces, Gilles se projeta en arrière. La boucle se ferma instantanément en pliant la mince baguette de bouleau fournie par Emily. Le molosse pris au piège secoua violemment la tête à droite et à gauche mais Gilles résista.
— Tiens bon, Gilles, tiens bon, il ne va pas tarder à faiblir. Je prends le milieu de l’autre bout et je descends. Emily, détache la corde du rocher s’il te plait ensuite vient m’apporter le sac à dos. Oula, il est costaud le bestiau. Maintenant, prends la corde Emily et tire de tout ton poids.
Valentin, sac à dos grand ouvert tenu à deux mains, s’approcha doucement du Pitbull par l’arrière. Profitant d’un instant où l’animal asphyxié ne donnait plus ses violents à-coups, il lui enfila d’un coup son sac à dos sur la tête et tira immédiatement le lacet de serrage. Aveuglé, l’animal se débattit encore un peu puis, haletant, s’affala sur le flanc.
— C’est bon, nous avons gagné. Emily, peux-tu récupérer le matériel ? Il faut que nous remontions au col.
— Hein ? Pourquoi faire ? s’étonna Gilles.
— Tu veux redescendre au hameau avec ce gentil toutou ?
— Heu non, pas vraiment.
— Nous allons descendre dans le vallon de la Duche pour tenter de retrouver le propriétaire.
Quand, toujours maitrisant le chien, ils eurent remonté les cinquante mètres de dénivelée les séparant du col, Valentin observa l’homme toujours couché au sol près de son pick-up.
— Cet homme a visiblement besoin de secours, il faut que je fonce. Prends ma place Emily, il est maintenant docile comme un caniche.
Courant, sautant, coupant les virages du chemin, handicapé par sa chaussure sans lacet, Valentin finit par arriver près de l’homme qui, livide, tenait son bras blessé. L’herbe près de lui était rouge de sang et à travers la veste bleue de travail, l’avant-bras saignait encore.
— Il faut faire un garrot, diagnostiqua Valentin se remémorant son cours de science.
Il ôta sa ceinture et entoura le bras de l’homme.
— Médecin… village… souffla faiblement celui-ci.
Valentin fouilla dans sa poche à la recherche de son smartphone qu’il ne trouva pas. Une onde de panique le saisit puis il se souvint l’avoir laissé dans la poche supérieure zippée de son sac à dos, sac qui maintenant enveloppait la tête du pitbull. Gilles et Emily, toujours tractant l’animal arrivaient vers lui.
— Gilles, as-tu ton portable ?
— Tu as perdu de tien ?
— Dans mon sac sur la tête du chien ! Tu veux tenter de me le récupérer ?
Gilles secoua la tête, fouilla sa poche, sortit son téléphone, consulta l’écran.
— Flûte, pas de réseau !
— Et toi Emily ?
— Désolée, je n’ai pas emmené mon portable. Cet homme est très blessé ?
— Il faut qu’il voie un médecin d’urgence. Nous ne pouvons pas attendre que quelqu’un passe et de toute façon, sans réseau il ne pourrait rien faire non plus.
L’homme de plus en plus faible, le teint blafard, les yeux semi-révulsés murmura « pick-up. »
— Que veux-t-il dire ? questionna Emily.
— Il veut monter dans la voiture.
— Il est totalement hors d’état de conduire, estima Gilles.
— Je vais prendre le volant. Attachez le chien à ces deux arbres et venez m’aider à installer cet homme à la place du passager. Dépêchons-nous, c’est peut-être une question de minutes !
— Tu m’as dit un jour que tu avais déjà conduit un tracteur et je ne sais quoi, mais tu n’as pas le droit de conduire ici ! objecta Gilles.
— Nous n’avons surtout pas le droit de laisser ce monsieur sans soins. Sa blessure au bras me semble très grave. Il doit bien y avoir un cabinet médical au village. Monsieur, monsieur, vous m’entendez ? Nous allons vous emmener chez un médecin, essayez de vous lever. Tiens-le par la taille Gilles, je l’aide avec son bras valide. Ouvre la portière côté passager, Emily.
— Oh qu’il est lourd !
— Essayez de marcher monsieur, oui, encore un peu, là, nous y sommes. Emily, soulève-lui le pied gauche et aide-le à le poser sur le plancher du pick-up, je vais l’aider par l’intérieur, maintiens-le bien Gilles. OK, c’est bon. Tu peux monter derrière sur le plateau ? J’aimerai qu’Emily reste à côté de lui pour desserrer le garrot de temps en temps.
— Pas de problème. On laisse le chien comme ça avec ton sac à dos sur la tête ?
— Oui, chaque chose en son temps, priorité à ce monsieur, répondit Valentin en examinant le levier de vitesse du vieux pick-up Ford.
Il tourna la clé qui était restée sur le contact. Le moteur toussa, fit une explosion et cala. Un panache de fumée enveloppa l’arrière du véhicule, Gilles eut une quinte de toux. Valentin attendit quelques secondes avant de faire une seconde tentative. Cette fois après quelques hoquets, le moteur se mit à tourner rond. Négligeant la ceinture de sécurité mal positionnée pour sa taille, Valentin débraya, et poussa le levier de vitesse vers l’avant ; la boite de vitesse craqua horriblement mais à l’embrayage, le pick-up avança poussivement en couinant. L’homme murmura un son incompréhensible « framan. »
— Que dit-il ? demanda Valentin en fronçant les sourcils pour tenter de comprendre.
— J’ai en tendu « frinman » ou « framin », répondit Emily.
— Ah, ça y est, j’ai compris cette fois, dit Valentin en abaissant le levier du frein à main.
Le véhicule fit un bond en avant, un bruit de chute se fit entendre sur le plateau du véhicule et le couinement cessa.
— Je croyais que tu savais conduire, hurla Gilles en se frottant l’épaule endolorie par sa chute.
Valentin débraya pour tenter d’enclencher la deuxième vitesse et à nouveau la boite de vitesse craqua horriblement.
— Je suis trop petit ou je suis assis trop loin, je ne peux pas appuyer à fond sur la pédale d’embrayage. Il faut que je m’arrête pour régler l’avancée de mon siège. Profites-en pour desserrer un peu son garrot. Attention, son sang peut encore gicler.
Valentin stoppa au milieu du chemin de terre, d’herbes et de cailloux, remis le frein à main, sortit de l’habitacle et avança le siège conducteur de deux crans. Il était de plus en plus inquiet pour le paysan qui avait laissé tomber sa tête sur la poitrine. De nouveau au volant, il put plus facilement passer les deux premières vitesses mais n’enclencha pas la troisième à cause de la pente descendante. Ce n’est qu’au premier hameau rencontré qu’il put accélérer sur une route goudronnée. Cinq kilomètres plus loin, il entrait dans le village.
— Sais-tu où se trouve le cabinet médical ? demanda-t-il à Emily.
— Non, je ne sais pas mais il faut faire vite, je crois qu’il a perdu connaissance.
Valentin ralentit malgré tout et continua vers le premier parking qu’il rencontra, non loin de l’église. Il stoppa le pick-up et bloqua le klaxon.
— C’est bientôt fini ce raffut ? fit un passant qui s’arrêta, surpris de voir une personne aussi jeune derrière le volant.
— Vous êtes d’ici ? Vous savez où est le cabinet médical ? Vous savez conduire ?
— Oui, oui, que se passe-t-il ?
— Cet homme a été grièvement mordu par un pitbull. Prenez le volant et conduisez-nous tout de suite chez le médecin, c’est urgentissime ! Allez-y, je monte derrière.
Le passant n’hésita pas, il prit la place du chauffeur et démarra. Se frayant un passage à coups de klaxon, trois minutes plus tard il stoppait devant la maison médicale.
— Sonnez et ouvrez la porte, je me charge de lui.
Le passant était costaud, il réussit à prendre le paysan dans ses bras et à le porter jusqu’au cabinet. Le médecin qui était sorti furieux de son bureau se radoucit en voyant la tête du blessé.
— Madame, veuillez patienter dans la salle d’attente, je suis à vous dès que possible, dit-il à la dame dont il s’occupait. Posez-le sur la table d’auscultation. Qu’est-ce qu’il a ?
— Mordu au bras par un pitbull dans l’alpage, il a beaucoup saigné, dit sommairement Valentin.
— Les autres n’ont rien ? questionna l’homme de l’art en relevant la manche poisseuse du paysan. Aïe, artère radiale sectionnée, muscle long extenseur du carpe déchiré et d’autres aussi probablement. Il glissa son stéthoscope sous la rude chemise du paysan. Immédiatement, il réagit.
— Son cœur est faible, il a perdu trop de sang, je lui installe tout de suite une perfusion et je le fais transférer à l’hôpital. C’est un parent à vous ? Quel est son nom ?
— Nous ne le connaissons pas, nous avons seulement vu qu’il a été attaqué par un pitbull en nous promenant dans les alpages, expliqua Valentin.
— Ça s’est passé où ? continua le praticien en piquant le bras gauche du blessé.
— Dans le vallon de la Duche, intervint Emily.
— Et le chien ? Personne d’autre n’a été mordu ? demanda le docteur en décrochant son téléphone fixe.
— Le chien, nous avons pu le neutraliser, il est attaché à deux arbres différents vers le haut du vallon, à la limite du chemin carrossable. Nous n’avons pas été blessés, compléta Gilles.
— Allo ? une ambulance pour le cabinet médical, c’est urgent, merci.
— Il faut que j’y aille maintenant, dit le passant serviable, je gare correctement son pick-up et je vous remets les clés. — D’accord, donnez-les-moi, je vais appeler la mairie pour cette histoire de chien dangereux. Vous pouvez repartir aussi les enfants.
— C’est-à-dire que maintenant nous sommes à pied et la Duche, c’est loin ! De plus, c’est le pitbull qui a mon téléphone, expliqua Valentin.
— Je ne sais pas qui tu es, toi, mais je n’aime pas que l’on se paye ma tête. Fichez le camp, j’ai du travail.

— Rendez donc service ! s’énerva Gilles quand tous trois furent dehors.
— Il faut dire que l’histoire du pitbull qui a le téléphone est difficile à avaler. Il faut retourner lui expliquer, argumenta Emily.
— Bof, ça m’est égal qu’il me prenne pour un rigolo ou un demeuré.
— Tu n’as pas peur qu’on te pique ton appareil ?
— Non, Gilles, il est défendu par un bon chien de garde !
— Comment va-t-on faire pour rentrer ? s’inquiéta Emily.
— Le toubib a dit qu’il allait appeler la mairie pour que quelqu’un s’occupe du chien, intervint Valentin. On peut aussi appeler et tout expliquer, mais dans l’ordre cette fois ajouta-t-il en souriant à Emily.
— Ils vont sûrement y aller en voiture, on peut demander de nous emmener.
— Bonne idée, Gilles. Je pense aussi qu’ils vont se faire accompagner par un vétérinaire, ne serait-ce que pour neutraliser la bête, l’endormir, retrouver le propriétaire.
— Et donc te permettre de retrouver ton smartphone, sourit Emily.
— Tu appelles la mairie ou je le fais ?
— Vas-y, fit Gilles en tendant son smartphone.