Une fois remontés au col, les trois adolescents s’accordèrent cinq minutes de pause. Derrière eux la chaine de montagnes éclairée par le soleil passé à l’ouest maintenant étalait une grandiose symphonie de verts et de gris.
— Mettez-vous côte à côte, je vais vous prendre en photo devant la Pointe percée. Tu permets que j’utilise ton appareil Valentin ?
— C’est vrai que c’est toi qui le portes. D’accord si tu sais t’en servir.
— Oui, je me rappelle, répondit Emily, non sans une discrète allusion à leur passé commun. Voilà, je la double, « cheese » tous les deux. Merci.
La jeune fille jeta un œil sur le dernier cliché enregistré.
— C’est bon, dit-elle. Tu veux récupérer ton smartphone, Valentin ?
— Mon sac est encore trempé, répondit-il en le levant au bout de son bras tendu, je ne veux pas ruiner mon téléphone comme le précédent quand j’ai pris un bain forcé dans le lac, garde-le.
— Je ne connais pas cette histoire. Tu me la racontes ?
— Si tu veux. Elle a rapport avec Charly du temps où il était notre ennemi. Nous pouvons ramasser quelques myrtilles, je te raconterai en peignant les buissons.
— File-moi l’autre peigne et la boite, exigea Gilles, c’est aux hommes de travailler. Toi, tu peux te reposer. C’est tout à fait chouette comme tu es là, on dirait « Heidi à la montagne » ! se moqua-t-il.
Tout en peignant les myrtilliers pour récolter les délicieuses petites baies violettes, Valentin raconta sa traversée du lac en canoë avec Olivier l’été dernier, le dessalage de leur embarcation provoqué par Charles-Henri et sa sœur en hors-bord, son smartphone inutilisable après le bain forcé, le remplacement obligé de celui-ci, les représailles de Charly et ses sbires, son séjour à l’hôpital, et finalement la vengeance hilarante de ses amis.
— Et Charly est quand même devenu votre ami après ça ?
— Il a fini par comprendre qu’avec Valentin il n’aurait jamais le dessus, expliqua Gilles. De plus, il a rendu service au groupe en se rangeant plusieurs fois de notre côté contre la bande à Thénardier, Clébar, Romuald, les jumelles et la Morgane, ce qui prouve qu’il n’est pas bête comme eux.
Pendant que Gilles concluait l’histoire, Emily avait ressorti le smartphone de Valentin et pris une photo de chacun des garçons courbés vers les buissons. Après vingt minutes de ratissage, Gilles fit remarquer :
— Ton « Tupperware » est à moitié plein, est-ce que cela suffit ?
— Pour une tarte, non, pour quatre tartelettes, oui. C’est à vous de voir.
— On va dire que cela suffit, répondit Gilles en souriant de toutes ses dents violettes.
Emily réactiva l’appareil et réalisa un gros plan du visage barbouillé de Gilles.
— C’est pour une pub de dentifrice ? demanda Valentin.
Elle voulut ensuite vérifier ses prises de vue, fit défiler les images sur l’écran. Soudain elle se figea, son visage devint tout pâle, elle approcha l’appareil de ses yeux et pinça les lèvres. Gilles et Valentin n’avaient rien observé.
À ce moment le smartphone vibra dans la main de la jeune fille, annonçant la réception d’un SMS. L’auteur et les premières lignes s’affichèrent sur l’écran.
« Nouveau message de Inge. »
Mon cher Valentin,
Je suis à nouveau chez moi. Il fait gris, il fait frais, il y a du vent et il pleut.
Comme je regrette les merveilleux moments que nous avons passés rien que toi et moi sur cette plage…
Emily tendit le téléphone à Valentin.
— Tiens, tu as un message. De Inje. C’est qui Inje ? demanda-t-elle d’un ton sec avec le visage fermé.
— Le nom se prononce Ine-gueu, corrigea aimablement Valentin, c’est un nom danois.
— Inge, c’est la nana que tu as prise en photo à poil sur une plage, c’est ça ? C’est ta nouvelle petite amie ? Je te croyais plus correct, plus délicat Valentin, tu me déçois.
Sans répondre à cette attaque, Valentin tendit la main pour récupérer son appareil. Calmement, il tourna le dos à Emily et fit apparaitre tout le texte du SMS.
…sur cette plage où je me sentais libre, tellement libre et heureuse.
Je garde dans une boite la pierre d’ambre que nous avons trouvée. Ce parfum est définitivement associé à mes vacances avec toi.
Je t’embrasse très fort.
Inge
Lecture faite, Valentin sans rien dire redonna le téléphone à Emily et entama la descente. Gilles, sensible à la gêne qui venait de s’installer, désireux de maintenir une bonne entente, se plaça à côté de la jeune fille et entreprit d’expliquer avec tact tout ce qu’il savait.
— Emily, réponds-moi franchement, comment crois-tu qu’il considère par exemple Mathilde ?
— Comme une amie bien sûr.
— Et les autres filles du groupe ?
— Pareil je pense.
— Alors je peux te certifier que si Inge était dans notre classe, elle serait considérée par lui au même niveau que les autres.
— Mais il a une photo d’elle toute nue dans son téléphone !
— Il t’a dit que c’est une danoise. Il m’a confié que c’est une adepte du naturisme. Pour elle être nue n’est ni une provocation ni une façon de séduire, c’est juste une façon de se sentir bien dans la nature. Elle campait avec ses parents à côté d’Olivier et de Valentin et ils ont fait des activités ensemble. Ils ont même gagné un tournoi de volley-ball à trois. Je me rends compte que tu tiens beaucoup à Valentin et je sais qu’il t’aime beaucoup mais tu ne peux pas lui demander plus que les autres du groupe. Il ne dira rien mais j’ai vu sa tête et je sais qu’il n’a pas du tout apprécié le reproche que tu viens de lui faire. Bizarrement, c’est quand il ne manifeste pas qu’il se sent blessé. Je ne veux pas te dicter ta conduite mais à ta place, je me réconcilierais tout de suite avec lui.
En proie à des pensées contradictoires, Emily baissa la tête pendant quelques secondes.
— Merci Gilles pour ta délicatesse.
Elle accéléra le pas pour rejoindre Valentin, régla son pas sur le sien. Elle attendit un instant puis elle lui dit d’une traite :
— Je suis une idiote, je voudrais que tu me pardonnes, je ne sais pas ce qui m’a pris. Tu as parfaitement le droit d’avoir d’autres amies et je n’ai pas de réflexion à te faire. Tu es parfaitement libre de tes amitiés, de sortir avec qui tu veux et je n’ai pas à m’en mêler. Je désire simplement rester ton amie. Est-ce que tu me pardonnes ?
Valentin s’arrêta, fit face à Emily qui s’arrêta également, de l’anxiété au fond des yeux. Il prit les épaules de la fille dans ses mains et, sans prononcer mot, lui appuya une bise sur chaque joue, puis il reprit sa marche vers le chalet des soldanelles.