VALENTIN EN VACANCES

8. PREMIERE ASCENSION

Jean-Claude Valmont s’essuya les lèvres avec sa serviette en papier, rassembla les reliefs du piquenique dans une grande poche en plastique et la tendit à Valentin en lui désignant une poubelle publique.
— Délectables tes sandwiches, ma femme préférée ! complimenta-t-il avec un sourire complice. En ce qui concerne notre rendez-vous de retour, j’estime que nous y serons entre seize et dix-sept heures, plutôt dix-sept. Sois bien prudente sur la route. Allez la troupe, quatorze heures, c’est l’heure de se mettre en chemin, direction le centre village.
— Il part d’où le chemin ? demanda Quentin.
— Nous allons d’abord passer devant la maison du tourisme pour vérifier les prévisions météo. Le bulletin montagne est bien plus précis que ce qu’on lit d’habitude sur nos téléphones portables, expliqua Jean-Claude en saisissant une bretelle de son lourd sac de montagne qu’il positionna sur son dos par une habile détente des jambes. Les deux garçons l’imitèrent.
— Resserre un peu tes bretelles, Valentin, ton sac est trop bas sur le dos, conseilla le grand-père, cela va te donner une mauvaise position et à la clé des douleurs aux épaules et aux reins. Oui, c’est mieux comme ça.

Le bulletin météorologique était placardé sur une vitre de la maison du tourisme. Lecture faite, le grand-père de Valentin resta planté devant la vitrine, lèvres pincées, se grattant l’occiput d’un air songeur.
— Quelque chose ne va pas monsieur Valmont ? demanda Quentin.
— Lis !
« … orages musclés en fin d’après-midi avec fortes rafales de vent sur les crêtes sommitales… possibilité de grêle… neige à partir de 2.500 mètres pendant la nuit… »
En effet, je comprends que vous vous posiez des questions, monsieur Valmont. Pourtant c’est bizarre, il n’y a presque pas de nuages. Qu’est-ce que vous décidez ?
— Je décide que tu dois m’appeler Jean-Claude, comme ton ami. Allez en route. Que fais-tu Valentin ? Tu viens ?
— Je regardais un poster exposant les fleurs de la Vanoise. Trop chouette ! J’essaierai de me le procurer plus tard. On marche ?
— On marche ! Il nous faut faire une dénivelée de six cents mètres dans la première demi-heure.
— Non mais tu plaisantes ! C’est impossible, même un champion de trail ne peut pas faire ça. Un jour tu m’as expliqué qu’un bon marcheur grimpe trois cents mètres à l’heure.
— Réfléchissez les jeunes. Vous avez deux cents mètres à plat pour deviner la solution.
Au bout d’une cinquantaine de pas, le visage de Quentin s’éclaira.
— Je crois que j’ai compris, s’exclama-t-il en regardant les cabines rouges du téléphérique se croiser sur fond de ciel.

Une vingtaine de personnes avait pris place dans la benne marquée d’un bouquetin stylisé. Les touristes en t-shirts, shorts et baskets côtoyaient les alpinistes aux sacs à dos surélevés équipés de piolets aux pointes protégées, de cordes multicolores, de mousquetons s’entrechoquant. Les deux adolescents regardaient par la vitre d’aval les chalets du village s’amenuiser. Quentin, smartphone à la main, prit en photo le magnifique paysage qui se dévoilait vers l’Ouest puis il se déplaça pour photographier l’autre côté mais, ne pouvant voir que la pente et les escarpements rocheux, il se retourna pour immortaliser Valentin et son grand-père. Moins de quatre minutes après le départ, la cabine freina et se positionna au ralenti contre le portillon d’évacuation. Jean-Claude, des deux mains, fit signe aux adolescents d’attendre. Ils laissèrent donc les montagnards pressés puis les touristes sortir d’abord.
— Cette fois nous allons nous déplacer par nos propres moyens, les enfants. Marchez régulièrement, économisez vos forces, buvez souvent.
Après une centaine de mètres à peine, Valentin s’arrêta, sortit son smartphone en s’exclamant.
— Regarde Jean-Claude, ce magnifique chardon ! Je n’en avais jamais vu de comme celui-là en réalité. Je vais le photographier.
— C’est en effet un très joli spécimen de chardon bleu des Alpes. Tu vas pouvoir te régaler Valentin, la Vanoise est réputée pour sa flore exceptionnelle.
— J’ai vu ça sur le poster à la maison du tourisme.
— Bon, là nous sommes sur le mont Bochor, à plus de deux mille mètres d’altitude. Nous allons marcher jusqu’au col de la Vanoise et la nuit prochaine, nous la passerons dans le refuge du même nom. Avant cela, nous ferons une petite pose dans une vingtaine de minutes, vous comprendrez pourquoi quand nous y serons.

Vingt minutes plus tard, après un détour prononcé du sentier, les deux amis s’arrêtèrent d’eux-mêmes, émerveillés par la splendeur du paysage qui s’offrait à leurs yeux. Face à eux, une énorme montagne à double sommet de roches d’un gris bleuté entre lesquels, éclairé par le soleil de l’après-midi, brillait un glacier d’un blanc immaculé. Plus bas deux lignes de moraines d’un gris tendre marquaient le passage d’une ancienne rivière de glace. À gauche du géant de pierre pointaient deux pics vertigineux et à droite une modeste aiguille au sommet herbeux humanisait cet univers minéral. Un nuage blanc élevé marquait la position de chaque sommet. Les deux amis sortirent leurs smartphones pour capturer ce paysage unique.
— Comment se nomme cette superbe montagne ? questionna Quentin.
— Vous avez devant vous le point culminant de la Vanoise : la Grande Casse, 3.855 mètres !
— Magnifique ! s’exclama Valentin.
— Allez, on continue mes petits Jésus.
— C’est la deuxième fois que tu nous appelles comme ça. Comme tu ne fais jamais rien sans raison, je me pose des questions.
— C’est parce que d’ici une heure nous allons arriver auprès d’un lac qui barre la vallée. Comment peut-on faire pour traverser un lac, selon vous ?
— Sur un pont, en canoë, en barque, en pédalo, en hors-bord, en planche à voile, énuméra Quentin.
— Rien de tout cela ici ! Alors ?
— À part marcher sur l’eau, je ne vois pas… continua Valentin.
— C’est pourtant ce que nous allons faire dans peu de temps, mes petits Jésus, nous allons traverser un lac sans même nous mouiller les pieds, mieux que Jésus et son disciple Pierre au lac de Tibériade.
— Il s’appelle comment ce lac ? voulut savoir Valentin.
— Le lac des vaches, nous y serons bientôt.
Quand le groupe fut arrivé en vue du plan d’eau, Valentin éclata de rire.
— D’accord Jean-Claude, tu nous as bien eus. Nous imaginions un lac comme le nôtre à Saint Thomas, bien large et bien profond.
— Oui, et celui-ci fait à tout casser vingt centimètres de profondeur, appuya Quentin, et il y a un chemin de dalles au milieu. En fait de miracle, celui-ci est à la portée de tout le monde !
— Hi hi hi. Donne-moi ton téléphone Quentin. S’il te plait, règle-le-moi sur photo. Merci. Laissez passer ce groupe de randonneurs qui arrive puis engagez-vous sur les dalles. Retournez-vous quand je vous appellerai, je vais vous immortaliser en plein miracle évangélique.
— D’accord.
Au signal du grand-père, les deux adolescents se retournèrent, Quentin pied droit calé contre le pied gauche de Valentin, main droite tenant la main gauche de son ami, leurs deux corps déportés sur l’extérieur dessinant la lettre V, bras libres écartés et jambes libres effleurant la surface de l’eau limpide en une pose originale.
— Très bien comme ça ! s’exclama Jean-Claude. Oh, flute, je crois que j’ai pris une rafale de photos.
— Pas grave, je ferai le tri plus tard.
— La météo s’est trompée, il n’y a pas de nuages d’orage, juste un petit chapeau sur la Grande Casse, fit remarquer Valentin. Il fait chaud mais pas lourd.
— Regarde vers l’ouest ce qui nous arrive, répondit le grand-père, cet énorme nuage gris surmonté d’un autre plus clair en forme d’enclume ! C’est un cumulonimbus, un vrai méchant nuage d’orage, et il ne fait pas trop lourd parce que nous sommes en altitude, là où l’air est par nature plus léger. Bon, marchons, il nous reste deux cents mètres de dénivelée pour atteindre le refuge. Disons quarante minutes, on a juste le temps.

Quand ils atteignirent le refuge du col de la Vanoise, le soleil avait disparu. Une étrange et sombre atmosphère régnait, accentuant tous les sons. Le vent frais du col tout proche les obligea à poser leurs sacs pour en sortir les pullovers. Une demi-douzaine de personnes patientait à l’entrée du refuge. En attendant que ce soit leur tour d’entrer, Quentin et Valentin sortirent leurs smartphones respectifs et prirent une série de photos du cadre grandiose dans lequel se trouvait le bâtiment rénové qui allait les héberger. Un sourd grondement porté par une forte rafale de vent d’ouest annonça l’arrivée de l’orage prévu.
Le premier coup de tonnerre, plusieurs fois répercuté par les parois rocheuses, fit trembler les fenêtres du refuge. Les premières grosses gouttes de pluie les fouettèrent ; le vent déchiré par la robuste construction hurla sa plainte suraigüe. Puis la nature se déchaina, les coups de canon se succédaient quasi sans interruption, des cataractes de pluie ruisselaient sur les vitres, les nuages enveloppant le refuge étaient illuminés de rouge, d’orange et de jaune. Un groupe de randonneurs dégoulinants de pluie entra en catastrophe dans le bâtiment salvateur.
— Les sacs et tout ce qui est mouillé restent dans le sas d’entrée, ordonna le gardien du refuge.
Dans la grande salle commune, collés aux fenêtres, les adolescents et le grand-père étaient fascinés par le spectacle grandiose et inquiétant que leur offrait la nature déchainée.
— J’avais l’intention de vous emmener jusqu’au lac Long avant le repas mais j’ai bien peur de devoir annuler la petite sortie.
— Jean-Claude, quel est ce bâtiment en pierre à côté du refuge où nous sommes ?
— Il s’agit de l’ancien refuge, celui que j’ai toujours connu, le refuge Félix Faure, du nom d’un président de la République de l’époque. C’est d’ailleurs dans celui-là que nous allons passer la nuit. Le repas est prévu à six heures et demie, que désirez-vous faire ?
— Continuer à observer l’orage, ça fait peur mais on a envie de regarder malgré tout, déclara Quentin.
— Que faisons-nous demain ? questionna Valentin.
— Demain, longue descente jusqu’à Pralognan, par l’autre côté de la vallée, avec en cours de route l’ascension du Morion, une petite montagne sympa.
— Où dormirons-nous ? voulut savoir Quentin.
— Au camping « le bouquetin ». J’ai retenu nos places dans un bâtiment qui fait gite d’étape.
— Quel temps fera-t-il demain ?
— Comme souvent après un orage en montagne, il y aura d’abord des écharpes de brume à mi-pente des montagnes puis ensuite grand soleil.
— Que va-t-on manger ce soir ?
— J’ai discuté avec le gardien. Il nous concocte une soupe d’orties, des macaronis au beaufort, et des tartes aux myrtilles.