La cloche de l'église sonnait midi quand Valentin ouvrit les yeux. Il mit quelques secondes avant de reconnaître son environnement : il était dans sa chambre de la maison de ses grands-parents, dans son village de Haute Savoie. L'Australie était à nouveau à vingt milles kilomètres.
Quelques coups discrets furent frappés à la porte.
— Valentin, tu es réveillé ? chuchota la voix de son grand-père.
— Oui Yanco, tu peux entrer.
— Ça y est ? Tu es remis du décalage horaire mon petit Valentin ?
— Tout va bien Yanco. Huit heures de décalage quand on va vers l'ouest, c'est facilement supportable c'est quand on va vers l'est que c'est plus difficile, surtout quand on change d'hémisphère et qu'on passe de l'été à l'hiver comme moi il y a trois semaines.
— Je veux bien te croire ! Tu as bien profité de ton séjour en Australie ?
— Franchement, je me suis un peu ennuyé. En cette saison, tous ceux de mon âge sont à l'école, comme nous ici au mois de janvier. Heureusement que j'ai pu faire une semaine de ski. J'ai obtenu l'équivalent de la flèche de bronze.
— Félicitations. Si tu descendais manger un morceau ?
— Au lever comme ça, je n'ai pas très faim. Je vais courir un aller-retour au lac pour me mettre en appétit.
— Va mon garçon, nous ne mangerons pas avant treize heures.
Valentin sauta du lit, enfila tee-shirt et short de sport, chaussa ses baskets à fermeture velcro et dévala l'escalier vers le rez de chaussée de la maison. Il claqua au passage deux bises sonores sur les joues de sa grand-mère occupée à rouler la pâte d'une tarte.
— Je vais courir, je serai de retour dans une heure !
— Mets ta casquette, le soleil tape fort ces jours-ci.
— J'ai mes cheveux, ne t'inquiète pas.
Il avait à peine fait dix mètres hors de la maison qu'il fit demi-tour.
— Que se passe-t-il Valentin ? interrogea sa grand-mère.
— Rien, j'ai simplement oublié mon smartphone. Au fait, tu as des nouvelles de mes copains ?
— Non mais tu as du courrier, deux lettres. Tu les veux tout de suite ?
— Oui, quand même ! D'où proviennent-elles ?
— Une de Châtel dans le département et l'autre je ne sais pas. Je ne les ai pas ouvertes bien entendu. Elles sont posées sur le meuble dans l'entrée avec le téléphone fixe.
— OK, merci Za.
Muni de son smartphone, Valentin saisit au passage les deux missives et ressortit pour courir vers le lac. Arrivé au niveau du petit bois, la curiosité fut la plus forte.
Avisant un banc près du torrent, il stoppa sa course et s'assit sur le siège public. Il examina attentivement la première enveloppe. Le cachet de la poste était un peu brouillé mais il put quand même déchiffrer les indications du tampon : 20-07-2017 Villers-Cotterêts 02600. Contenant son impatience, il sortit le smartphone de la poche pectorale de son tee-shirt, activa le moteur de recherche et tapa le nom de la ville. Après avoir un peu ramé, son écran afficha : Villers-Cotterêts, commune française située dans le département de l'Aisne en Picardie, région des Hauts de France.
« Qui peut bien m'écrire de là-bas ? Je ne connais personne... »
Il inséra un index en haut du rabat de l'enveloppe et par des mouvements de rotation du doigt le décolla soigneusement. Un simple feuillet se trouvait à l'intérieur. Valentin regarda l'en-tête : Cher Valentin puis passa directement à la signature au verso du feuillet : Margot.
« Ainsi Margot a pu prendre des vacances » sourit-il en pensant avec une certaine tendresse à celle que, sous son impulsion, le groupe de copains avait adopté et beaucoup aidé.
Il entama la lecture en corrigeant mentalement les nombreuses fautes d'orthographe de sa protégée.
Cher Valentin,
Je t'écris parce que je n'ai pas encore de téléphone. Comme je suis admise en quatrième, grâce à vous, mon père m'en a promis un pour mon anniversaire fin août. Je suis actuellement en vacances chez les parents de ma mère dans le nord de la France, à Pisseleux. C'est un faubourg de Villers-Cotterêts dans l'Aisne. Je suis venue toute seule en train. Mon grand-père m'attendait à la gare de Lyon à Paris. Ensuite nous avons pris le métro pour la gare du nord et là un autre train nous a emmené à Villers. Je ne connais personne dans la région alors je m'embête un peu. Mes grands-parents m'ont fait faire des promenades en forêt et nous avons trouvé des girolles. Nous avons été voir la source de l'Automne, c'est une petite rivière du coin. Ce n'est pas une source comme chez nous mais un simple petit bassin en vieilles pierres qui se remplit d'eau froide par le fond. Ma grand-mère m'a prêté son vélo et, quand il fait beau, je circule un peu sur les petites routes mais dans les environs, il n'y a que la forêt et des grands champs cultivés. Comme je m'ennuie visiblement, mon grand-père m'a offert un gros livre, « Les trois mousquetaires », écrit par un auteur né ici il y a longtemps. J'ai cru que je n'aimerais pas, tellement le livre est gros, mais finalement c'est super et je pense que j'irai au bout. Je te le prêterai si tu veux. J'ai quand même hâte de rentrer en Haute Savoie pour vous retrouver tous. Jamais je ne l'aurais cru mais j'ai envie que vienne vite la rentrée des classes, c'est bien la première fois que ça m'arrive. Si tu vois les copains avant mon retour vers le quinze août, dis-leur que je pense à eux et que je leur fais de grosses bises et bien sûr à toi aussi.
Margot
Valentin, ému par la simplicité et la sincérité de la lettre de son amie reprit l'enveloppe, regarda au dos de celle-ci.
— Comment veut-elle que je lui réponde, elle a oublié de m'indiquer son adresse, l'étourdie. Je la demanderai à son père. Il saisit la seconde enveloppe, la décacheta aussi soigneusement que la première, en sortit une carte postale représentant un paysage de montagnes. Retournant la carte, il lut immédiatement la signature : Pascal autrement dit Bouboule. La carte était succincte.
Slt Val,
Eva et moi on est en colo à Châtel dans le Chablais, tout près de la Suisse. On fait plein de randonnées, fatigantes mais sympas. Je t'écris en douce parce qu'il se passe de drôles de choses par ici. Quand tu seras rentré, ça serait bien que tu nous contactes, seulement par SMS s'il te plaît. Eva t'embrasse et moi je t'en serre cinq. Pascal.
— Ils ont trouvé le moyen d'être ensemble pendant les vacances ces deux-là, se dit Valentin avec un sourire intérieur. Mais il y a quelque chose de bizarre : ils ont chacun un téléphone mais ils m'ont écrit au lieu d'appeler. Ils veulent que je les contacte mais pas par lettre, ni que je les appelle directement. Uniquement par message, pourquoi ? réfléchit-il...
La réponse ne tarda pas à s'imposer à son esprit : ils ne veulent pas qu'une éventuelle lettre soit lue par quelqu'un d'autre, ils ne veulent pas qu'on entende leur conversation au téléphone, un SMS est rapidement effaçable et ne laisse pas de traces.
Oui mais alors pourquoi ne m'ont-ils pas envoyé de SMS au lieu de m'écrire ? Valentin mit plusieurs minutes à trouver la réponse : le surcoût de l'opération ! Ils ne connaissent pas la date de mon retour et imaginent que je suis peut-être encore en Australie. Les parents de Pascal comme ceux d’Eva ne sont pas bien riches. Mes deux amis ont des forfaits téléphoniques limités, ils ne peuvent pas se permettre des communications avec l'étranger sauf à payer un lourd supplément. Ils ont dû profiter d'un temps de quartier libre pour rédiger discrètement la carte postale et la mettre sous enveloppe.
Valentin examina à nouveau le recto de la carte qui présentait un village au pied d'une montagne en forme de dôme : Châtel et le pic de Morclan 1959 m.
— Elle a l'air bien agréable cette région, se dit-il.
Plusieurs questions lui vinrent à l'esprit : comment ont-ils fait pour se retrouver dans la même colonie de vacances ceux là ? C'est vrai qu'ils s'aiment bien tous les deux, et même un peu plus ! Valentin sourit à l'évocation de ses deux amis . C'est touchant de voir comme Pascal a pris Eva sous son aile et la défend en toutes circonstances.
De quelles drôles de choses parlent-ils ? Pourquoi ces choses ne peuvent-elles pas être résolues soit par eux directement, soit en appelant leurs parents ou encore en parlant à un moniteur ? Pascal est un garçon dégourdi sous son air toujours un peu lunaire, s'il fait appel à lui c'est qu'il ne peut pas faire autrement.
Tout songeur, Valentin imagina les réponses à ses propres interrogations. Bouboule ne peut pas résoudre lui-même le problème car il craint pour son amie timide et fragile.
Il ne veut pas appeler ses parents car ce qu'il a à dire risque de provoquer son retour donc sa séparation d'avec Eva et il ne peut pas parler à son moniteur car… car c'est peut-être le moniteur le problème !
Qu'ont-ils donc découvert ?
Ressortant son smartphone, il activa à nouveau le moteur de recherche et tapa « Châtel 74 ».
Parmi la masse de document qui lui fut proposé, il sélectionna celui d'une encyclopédie en ligne : Châtel est une commune française de Haute Savoie... 1200 habitants... station de ski... communiquant avec la Suisse voisine par le pas de Morgins... Près de la Suisse... Serait-ce une explication ? Quand on pense frontière, on pense aussitôt contrôle mais aussi contrebande. Quels sont les produits susceptibles d'être passés illégalement de France en Suisse ou de Suisse en France ? Valentin pianota son smartphone et tomba sur un article du journal « Le Temps » qu'il lut jusqu'à la fin. La conclusion était claire : les marchandises passant frauduleusement la frontière sont principalement les cigarettes, les denrées alimentaires, la drogue, les armes et les diverses contrefaçons.
Valentin se secoua : « midi et demie, je suis là à échafauder des hypothèses à partir de rien au lieu de me dégourdir les jambes, pensa-t-il. J'enverrai un SMS à Bouboule cet après-midi pour tenter d'en savoir un peu plus. Allez, je cours jusqu'au port et je reviens ».
Valentin repartit d'une foulée légère, rythmant sa respiration sur trois appuis, savourant l'air léger de la montagne savoyarde. Arrivé au bord de l'eau, il s'accorda quelques minutes pour admirer le paysage. Au large se croisaient les hors-bords, voiliers, paddles, pédalos et bateaux de promenades. Le lac si calme au printemps agitaient en tous sens ses eaux d'un bleu turquoise. Protégés du clapot par la digue flottante, les barques se miraient dans l'eau calme du port. Valentin s'agenouilla sur la bordure du quai, plongea une main pour tester la température de l'eau.
— La pêche à la main est interdite jeune homme, fit une voix un peu éraillée.
Valentin se retourna lentement, il avisa un garçon athlétique à cheval sur un VTT à l'arrêt. Son visage s'éclaira d'un sourire radieux. Il sauta sur ses pieds, envoya une bourrade à l'intervenant puis lui serra chaleureusement la main.
— Florian ! Tu n'es pas parti ? Que je suis heureux de te voir !
— Et moi donc ! Comment vas-tu ? Quand es-tu rentré ?
— J'ai atterri à Genève hier matin et je vais super bien, et toi, ne devais-tu pas partir en camping-car avec tes parents ?
— Nous venons de passer deux semaines dans un camping sur la côte d'azur avant de repartir en montagne grimper quelques sommets.
— Tu as une drôle de voix, j'ai l'impression que tu as mal à la gorge. Tu es sûr que tu vas bien ?
— Je suis en pleine forme mais j'ai la voix qui mue.
— Ah, c'est ça ! Vous allez où en montagne ?
— Mes parents décident au dernier moment, le camping-car, c'est la liberté !
— Vous repartez quand ?
— Dans deux jours je crois. Ça te plairait de venir avec nous ? Tu veux que je demande à mes parents s'ils peuvent t'emmener ? Notre camion est un cinq places et avec ma sœur Chloé nous ne sommes que quatre.
— Bien sûr que cela me ferait plaisir mais il faut que je demande à mes grands-parents s'ils sont d'accord. Tu peux passer à la maison cet après-midi ? Disons vers deux heures. J'ai un problème à résoudre, tu pourras peut-être m'aider.
— Tu ne peux pas t'empêcher de faire des maths, même en vacances ! ironisa Florian.
— Pas ce genre de problème, c'est au sujet de Bouboule, mais je te raconterai tout à l'heure.
— OK Val, à c'aprem ! Je suis vachement content de te voir tu sais.
— Moi aussi Flo, moi aussi. Bon, j'y vais, on m'attends pour le repas et je suis à pied.