VALENTIN ET COMPAGNIE

15. LE BOIS D'AMONT

À la fin des cours de ce vendredi de septembre, Gilles s'approcha de Valentin avec une idée derrière la tête.
— Tu as des projets pour demain, Val ?
— Rien qui ne puisse être remis à plus tard. Quelque chose me dit que tu as une proposition à me faire.
— Ben oui. Ça te plairait d'aller demain dans les bois chercher des champignons ?
— Pourquoi pas. Mais je ne m'y connais pas plus que l'an dernier. Qu'est-ce qu'on peut trouver en ce moment ?
— De tout ! C'est la meilleure période pour les chanterelles et les cèpes. On pourra peut-être aussi ramasser les premières châtaignes.
— Tu envisages un endroit en particulier ?
— Je pensais au bois d'amont, le bois où nos avons sauvé mon chien Zoreille.
— Il va bien Zoreille ?
— En pleine forme, toujours partant pour jouer ou se promener.
— Je suppose qu'il ne sait pas encore faire du vélo ?
— Hein ? Pourquoi tu dis ça ?
— Parce que le bois d'amont est à sept ou huit kilomètres et je te rappelle que la dernière fois c'est mon grand-père qui nous y a conduit en voiture. Cette fois si tu veux que nous y allions, ce sera à la force du jarret et donc nous ne pourrons pas emmener ton chien. De plus je pense que retourner dans ce bois serait une épreuve pour lui.
— J'avais bien l'intention d'y aller en vélo et même de partir tôt parce que pour les champignons, premier arrivé, premier servi. Huit heures demain, ça te convient ?
— Bon, si les côtes à bicyclette ne te font plus peur, passe me prendre.

Il était huit heures trente quand les deux adolescents arrivèrent au confluent de la route forestière desservant le bois d'amont.
— Elle est... toujours... aussi rude... cette montée... souffla Gilles en posant pied à terre.
— Cinq pour cent de moyenne, quelques passages à sept, ce n'est pas le Galibier quand même ! répondit son ami un peu moqueur.
— La dernière fois que je suis monté ici en vélo, c'était quand l'Anton et le Hugo t'avaient kidnappé, sept on était !
— Oui, et encore merci. Et l'avant-dernière fois c'est quand nous avons pu sauver ce pauvre chien à l'oreille coupée.
— Oh oui, mon brave Zoreille ! J'ai encore envie de pleurer quand j'y pense.
— Dans le fond, pour lui, c'est un mal pour un bien, il était maltraité par son vigile de maître, mais maintenant avec toi, il est heureux.

Tout en échangeant leurs souvenirs, les deux amis attachèrent leurs VTT autour du tronc d'un frêne du bord de la route, roue avant de l'un à la roue arrière de l'autre.
— Tu ne penses pas qu'on ferait mieux de les cacher dans le bois plutôt que de les laisser en bordure de prairie ?
— Réfléchis Gilles, si nos VTT étaient cachés, un éventuel voleur le serait aussi pour opérer tandis que là, il serait obligé de sectionner les antivols à la vue de ceux qui passent. C'est tout de même un peu dissuasif, non ?
— Tu as peut-être raison. Allons-y.
La prairie humide de rosée qui séparait le bois de la route offrait au premier soleil de la journée, ça et là, contrastant avec le vert profond de l'herbe le mauve délicat des colchiques de fin d'été.
— C'est vraiment joli toutes ces fleurs, observa Valentin en se penchant pour en cueillir une.
— Stop Val, ne mets surtout pas ce colchique à ta bouche, c'est du poison, ça te détraque le cœur et les reins , même les vaches le savent, elles ne les mangent pas.
— Merci pour la comparaison mais tu as raison, les animaux ont des connaissances que nous n'avons pas. Ils sont souvent meilleurs que nous pour savoir ce qui est bon ou pas pour eux. Et toi tu es comme notre Lucie, enfin ta Lucie ajouta Valentin avec un sourire et un clin d’œil complice : bon en sciences naturelles. Les champignons, les fleurs, les arbres, tout ça... Allons dans le bois.
« Allons dans le bois, ma mignonnelle
Allons dans le bois du Roi
Nous y cueillerons la jolie chanterelle...
 »
improvisa Gilles, heureux d'être pour une fois supérieur à son ami.

Dans le bois d'Amont partiellement paré des premières couleurs de l'automne, les deux adolescents, bâtons en main, tapaient depuis dix minutes sur les bogues hérissées des châtaignes jonchant le sol, remplissaient un sac de supermarché des plus gros fruits luisants.
— C'est un bon coin pour les châtaignes, mais on en a assez maintenant. On va aux champis ?
— Je te suis Gilles.
— Marchons plutôt côte à côte, on ratissera plus large... Stop Val ! Tiens, regarde à tes pieds.
— Qu'est-ce qu'il y a ?
— Tu allais écraser ces petites chanterelles, regarde là, sous ces brindilles de bouleau, expliqua Gilles en s'accroupissant, on appelle ça des boutons de guêtres. Tu n'en a jamais ramassé ?
— Non mais parce que je n'en ai jamais cherché je suppose. Donne voir... hum ils sentent bon ces champignons ! Ils sont faciles à reconnaître.
— Attends, chut ! Tu n'entends rien ? dit Gilles en baissant la voix.
— Pas encore un chien qui pleure quand même !
— Chuttt !
Un bruit étrange tenant du grondement sourd et du souffle puissant émanait d'un fourré distant d'une vingtaine de mètres.
— Oui, j'entends, cela vient d'un buisson par là à droite, confirma Valentin.
— Qu'est-ce que c'est ? Une bête tu crois ?
— Ne bougeons pas, ne faisons pas de bruit, murmura Valentin, nous allons peut-être avoir la chance de l'apercevoir.
— Qu'est-ce que ça peut être à ton avis ? Un renard, un blaireau ?
Un craquement plus sonore se manifesta puis un froissement de feuilles. Quelques branches d'arbrisseau bougèrent, un « hronk hronk » suivit. Une forme trapue, sombre et massive apparut.
— C'est un sanglier Val ! hurla Gilles, vite, sauvons-nous, il va nous charger !
Joignant l'action à la parole Gilles fonça en zigzags à travers les arbres. La poche plastique qu'il n'avait pas lâchée accrocha une basse branche et se déchira, éparpillant leur récolte de châtaignes. L'animal fonça tout droit faisant fi des branches mortes, des ronces et des buissons. N'écoutant que sa peur, Gilles agrippa la basse branche d'un épicéa et, après un rétablissement, se hissa à toute vitesse en utilisant l'espalier naturel de l'arbre. Valentin n'avait pas bougé. La bête noire s'arrêta au pied du tronc de l'arbre de Gilles, émit quelques« hronk hronk » supplémentaires puis retourna au petit trot vers son buisson. Hure au niveau du sol. Elle s'arrêta au niveau des châtaignes éparpillées et les absorba avec des cric-croc de puissante mastication.
— Val, qu'est-ce que tu fais ? Sauve-toi, il va revenir vers toi ! Il va te charger dès qu'il aura fini nos châtaignes ! Bouge-toi Val, cours ! cria Gilles.
Pour toute réponse, Valentin se mit à chanter d'une voix haut perchée :
Colchiques dans les prés, fleurissent fleurissent,
Colchiques dans les prés, c'est la fin de l'été.
Châtaignes dans les bois, éclatent, éclatent,
Châtaignes dans les bois, éclatent sous les pas...

À court de paroles, ne connaissant pas le refrain, Valentin reprit la mélodie en sifflant et commença doucement à s'éloigner perpendiculairement au chemin emprunté par l'animal qui semblait ne pas se soucier de sa présence.
La dernière châtaigne avalée, le sanglier revint vers sa bauge en fouillant le sol de son boutoir, soulevant l'humus à la recherche des vers et insectes de son dessert. Valentin, toujours sifflant, avait décrit un arc de cercle en marchant doucement vers l'épicéa refuge de son ami.
« Descends-en calmement, descends-en calmement... » chantonna-t-il sur l'air de sa chanson d'automne, « il n'y a plus rien à craindre, il n'y a plus rien à craindre... »
Subjugué par le calme et le sang froid de son ami, tout pâle et toujours tremblant, Gilles descendit. Dès qu'il fut au sol, Valentin lui attrapa le bras pour l'empêcher de courir.
— Chante ! Chante doucement ordonna-t-il. Gilles, un instant hébété, continua d'une voix mal assurée le refrain de la chanson sifflée par son ami.
« La feuille d’automne emportée par le vent
En ronde monotone tombe en tourbillonnant.
 »
— Je ne connais pas la suite...
— Cela ne fait rien, reprends au début, le sanglier se moque des paroles, il ressent simplement que nous ne sommes pas agressifs. Il a perçu que nous n'étions pas des concurrents pour lui, ni sur le plan alimentaire, ni pour son territoire, ni à propos de ses congénères, donc si nous n'étions pas agressifs envers lui, il n'allait pas l'être envers nous. Notre seule erreur a été ta fuite, elle a déclenché chez lui le réflexe du plus fort : la poursuite. Il s'est intéressé à toi parce que tu fuyais et pas à moi parce que je n'ai pas bougé.
— Tu savais que c'était un sanglier et tu n'as pas eu peur ?
— J'ai eu aussi peur que toi, simplement je sais que se sauver devant un animal sauvage n'est pas forcément la bonne solution.
— Mais qu'est-ce qui t'a pris de chanter comme ça ?
— Les colchiques me trottaient dans la tête.
— Oui pour la chanson, mais pourquoi chanter ?
— La chanson est rarement agressive et les animaux s'en rendent compte. Les cris de guerre sont rarement mélodieux. Mes parents m'ont appris que tous les animaux aiment la musique.
— Mais s'il t'avait quand même chargé ?
— Je me serais mis derrière le tronc d'un arbre et j'aurais tourné en même temps que la bête. Ces animaux courent vite mais ne sont pas très agiles Gilles !
— Ah ah ah ! Je pense qu'il ne t'a pas vu en fait ! répondit Gilles sans tenir compte du clin d’œil ironique.
— Peut-être ! Le sanglier a une mauvaise vue mais en revanche il a de très bonnes oreilles et surtout un excellent odorat, sois sûr qu'il a parfaitement senti ma présence. Il a aussi ressenti que je n'étais pas agressif, donc que je n'étais pas un concurrent pour lui. Je me suis mis à chanter pour le rassurer sur ce point. Bon nous sommes venus pour ramasser des châtaignes et cueillir des champignons. Pour les châtaignes, c'est râpé puisque tu en as gentiment fait cadeau à notre ami mais pour les chanterelles, tu connais un autre coin ?
— Oui, dans le bois d'Aval, de l'autre côté de la route, mais...
— Et bien « Allons-y mon vieux, allons-y mon vieux ! » chantonna Valentin en souriant.