VALENTIN ET COMPAGNIE

16. LE BOIS D'AVAL

Les VTT étaient toujours contre le tronc du frêne où les deux amis les avaient fixés. Encore un peu tremblant de la violente peur qu'il venait d'avoir, Gilles, en connaisseur des lieux, menait la marche à travers les prés en direction du bois d'aval. Une légère brume montait de l'herbe mouillée chauffée par le soleil du matin. Les deux amis empruntèrent le chemin qui de la prairie s'enfonçait sous le couvert des arbres. Le bois d'aval était plus fourni, plus sombre que le bois d'amont. Au fur et à mesure qu'ils marchaient, le chemin forestier se ramifiait en sentes qui elles-mêmes se perdaient dans les fougères, les ronces, les herbes et les mousses.
— Tu penses trouver quelque chose là-dedans ? demanda Valentin fortement sceptique.
— Ben oui, il suffit d'écarter les herbes, les brindilles ou les feuilles mortes avec un bâton. Les champignons que tout le monde peut voir sont tout de suite ramassés. Quand on n'est pas le premier, il faut chercher mieux que les autres.
— Pas mal ta maxime, je la retiens.
— Tiens, regarde au pied de cet arbre-là, ces champignons qui soulèvent les feuilles mortes : je crois que ce sont des petits cèpes, on dirait des bouchons de champagne... Oui , c'en sont.
— Et Dalila.
— Qu'est ce que tu racontes ?
— Rien, juste une association de mots dans ma tête. C'est bon ces champignons là ?
— Délicieux dans une omelette.
— Je trouve ceux-ci plus jolis, répondit Valentin et désignant de gros chapeaux rouges mouchetés de blanc.
— Si tu veux passer la nuit sur le trône des WC, tu n'as qu'à les déguster ce soir, mais ce sera sans moi, s'amusa Gilles.
— OK,compris, je vais me contenter de chercher des chanterelles. Nous pourrions nous séparer pour ratisser plus large, non ?
— D'accord mais ne t'éloigne pas trop, on perd vite le sens de l'orientation dans ce bois vallonné.
— Pas d'inquiétude, la route est au sud et j'ai la boussole de mon smartphone.
— C'est ce que tu crois, en réalité, la route décrit une très grande boucle autour de ce bois et tu ne pourrais pas retrouver les vélos aussi facilement que tu crois.
— OK, alors les grands moyens, je relève les coordonnées de cet endroit-ci avec mon téléphone, comme cela je saurais me retrouver par la suite. À tout à l'heure, que le meilleur glaneur gagne !
— Oui, mais ne ramasse pas n'importe quoi, moi je vais draguer ce coin-ci, il y a peut-être d'autres cèpes.

En sifflotant la chanson d'automne qui ne quittait pas sa tête, Valentin s'éloigna, monta un flanc de coteau, descendit dans une ravine, brisant volontairement quelques fines branches pour marquer son itinéraire, suivit en le remontant un filet d'eau qui cascadait en direction du torrent. Près de la berge, une ligne de points jaunes capta son attention. Il se pencha et, tout satisfait se mit à cueillir une petite série d'odorantes chanterelles.
Il était encore accroupi quand il lui sembla entendre une voix qui jurait « ...et merde... » en même temps qu'un bruit de feuilles froissées, puis un énorme souffle se prolongea plus de dix secondes au dessus de lui. Il leva les yeux, aperçut comme un éclair rouge mais ne put rien distinguer sous le couvert des feuilles. « Les arbres ne bougent pas, ce ne peut pas être le vent, raisonna-t-il, est-ce qu'un oiseau est capable d'émettre ce bruit ? » À court de solution, il haussa les épaules et continua la remontée du ruisseau sur le côté exposé à l'est. Une plaque de petits champignons aux pieds d'un jaune orangé et aux chapeaux marron clair le fit s'accroupir. Il en cueillit un et le porta à ses narines. « Hum, il sent bon la tarte aux prunes, celui-ci ! » À nouveau le rugissement se fit entendre, un « vrrroufff » qui dura plusieurs secondes. Valentin releva la tête mais ne vit rien. De plus en plus intrigué, il fourra machinalement le champignon qu'il tenait dans la poche en plastique qui contenait ses chanterelles et décida de rebrousser chemin pour rejoindre son ami. Il redescendit le fil du ru, escalada la ravine en suivant ses brisées, descendit le flanc du coteau boisé, retrouva son point de séparation d'avec Gilles, mais celui-ci n'était plus là.
— Gilles ! Ohé Gilles !
Sa voix mourut sans recevoir d'écho. Il sortit son smartphone, décidé à appeler son ami.
— Flûte, pas de réseau ! pesta-t-il.
— Oh oh, Gilles, hou hou ! Gilles, où es-tu ?
« Vrraouffff ! », à nouveau cet énorme souffle inquiétant et inexpliqué.
— Val, Valentin, où es-tu ? fit une voix lointaine.
— Gilles, je suis revenu ! cria Valentin le plus fort qu'il put.
— Où ?
— À notre point de séparation.
— Viens vers moi !
— D'accord, mais parle-moi je ne te vois pas. Parle sans t'arrêter pour me guider. Chante si tu veux !
— Je n'ai pas le cœur à chanter.
— Pourquoi ? Tu n'as pas trouvé de champignons ?
— Non, si, mais il y a autre chose...
La voix de Gilles allait crescendo à mesure que la distance les séparant s'amenuisait.
— Val, ça y est, je te vois, par ici ! dit-il en agitant fortement les bras, viens vite !
— Alors, que t'arrive-t-il ? questionna Valentin d'un ton rassurant en arrivant près de son ami, tu es encore tout pâle, tu as vu un autre sanglier ?
— Non, non, répondit Gilles d'une voix qui ne passait pas, j'ai vu... j'ai vu... j'ai vu...
— Calme-toi mon vieux, tout va bien, qu'est-ce que tu as vu ?
— Un un un... un pendu, s'étrangla-t-il.
— Où ?
— Dans... dans un arbre.
— C'est évident ! À quel endroit ?
— Pas loin d'où on était. Il soufflait encore, une sorte de « voufff » terrifiant !
— Hum, retournons-y.
— Val, j'ai peur. Revoir ce pendu au sommet d'un arbre, c'est au dessus de mes forces.
Valentin se mit à rire :
— Un pendu au sommet d'un arbre, c'est un acrobate ton pendu !
— Tu ne me crois pas ?
— Je crois que tu as vu quelque chose au sommet d'un arbre, mais...
— Il pendait je te dis, il avait les deux jambes qui bougeaient encore, s'énerva Gilles vexé.
— Tu te calmes, tu te rassures, tu te raisonnes et puisque tu connais bien le bois, tu nous conduis. Il y a une explication logique à tout.
— J'ai vu un pendu, et j'ai entendu le bruit, je te jure !
— Si c'est vraiment un pendu, il ne peut plus faire de bruit voyons ! Mais je ne mets pas ta parole en doute. Que tu ais vu quelque chose, que tu ais entendu du bruit ; c'est certain, mais je ne suis pas d'accord avec ton interprétation.
— Tiens, c'est là haut, regarde !
— Effectivement, ça ressemble à une silhouette humaine.
— Ah, tu en conviens… J'ai peur Val, qu'est-ce qu'on fait ? On appelle les gendarmes ?
Valentin hocha négativement la tête, sortit son smartphone, toucha une icône de son écran puis dirigea l'appareil vers le sommet de l'arbre.
— Qu'est-ce que tu fais ?
— Je prends une photo souvenir, s'amusa-t-il.
— Tu es complètement fou !
— Attends un peu.
Valentin zooma au maximum, déclencha la prise de vue, puis amena l'instantané sur l'écran et avec deux doigts agrandit au maximum le centre de la photo.
— Ton pendu a un corps, deux bras et deux jambes mais pas de pieds, pas de mains et pas de tête, comme toi en ce moment ! rigola Valentin.
— Ben alors, qu'est-ce que c'est ?
— Un habit ! Une combinaison tout bêtement.
— Mais comment serait-elle venue là ? Tombée d'un avion ?
— Les avions qui volent portes ouvertes sont rares ! se moqua encore Valentin.
— Comment tu expliques le bruit le « vrraoufff » que j'ai entendu ?
— Comme les combinaisons ne parlent pas, je ne vois que la présence d'un lion.
— Hein ? sursauta Gilles qui se reprit en voyant la mine hilare de son ami, arrête de te ficher de moi. Alors, c'est quoi ton explication ?
— Je n'en ai pas pour l'instant. J'aimerais récupérer cette combinaison mais je ne suis pas assez agile et je dois avouer que j'ai parfois le vertige.
— Message reçu, sourit à son tour son ami, fais-moi la courte-échelle pour atteindre la première branche de ce hêtre.
— Ne prends pas de risques, hein mon vieux ?
— T'inquiète, le vieux plus jeune que toi est agile lui ! Appuie-toi contre le tronc et présente tes mains en étrier. Je vais ensuite quand même devoir monter un peu sur tes épaules.
Gilles, avec la souplesse qui était sa principale qualité physique attrapa à deux mains la plus basse branche, réussit à engager une jambe jusqu'au creux du genou et, à l'aide du balancier de l'autre se rétablit en appui sur le ventre puis à califourchon. La suite ne fut qu'une escalade facile de branche horizontale en branche horizontale.
— Sois prudent Gilles, je t'en prie. Rien qu'à te voir, j'ai plein de sensations bizarres sous les pieds et j'ai la tête qui tourne, j'ai le vertige pour toi.
— J'y suis presque. Voilà, je tiens une jambe du pendu. Flûte, elle est accrochée la combi, elle résiste, je risque de la déchirer.
— Aucune importance, tire un coup sec mais tiens toi bien !
— Ça y est, elle vient. Voilà je l'ai, je vais essayer de la rouler et de te la lancer. D'une main ce n'est pas facile. Tu es prêt ? Attrape !
La boule de tissu fit une chute de quelques mètres puis se déplia et s'accrocha de nouveau au bout d'une branche à cinq mètres du sol.
— P... ! Euh je veux dire flûte ! Elle est hors de portée maintenant, je ne peux pas aller au bout de cette branche, elle est trop fine.
— Essaie de la secouer !
Gilles posa ses deux pieds sur la branche au bout de laquelle s'accrochait le vêtement, se tint des deux mains à une branche supérieure parallèle à la première comme sur une tyrolienne double et donna de violentes secousses avec ses jambes. Le vêtement s'agita, glissa de quelques centimètres mais ne tomba pas. Gilles s'avança un peu plus, secoua plus violemment. Le tissu ondula, se déplia comme un drapeau vertical mais resta tenu par le tissu d'une jambe. Gilles s'agita frénétiquement ; de la combinaison un objet s'échappa, tomba en feuille morte sur la mousse et les brindilles du sol.
— Je ne peux rien faire de plus, déplora Gilles.
— Descends va, ne prends pas de risques, tu en as déjà assez fait, répondit Valentin en ramassant l'objet qui s’avéra être une pochette en plastique transparent avec une fermeture à glissières, présentant d'un côté une carte détaillée de la région et de l'autre un bulletin météorologique.
— Hé Val, tu m'aides à descendre ou quoi ? s'énerva Gilles.
— Euh oui, excuse-moi, je réfléchissais...
Valentin se remit en position d'échelle contre le tronc et permit à son ami de reprendre pied.
— C'est quoi ce truc, demanda-t-il en désignant la pochette posée au sol.
Sans répondre, Valentin fit jouer la fermeture à glissière et sortit les papiers que la poche contenait. Outre les deux feuillets, il saisit une carte marquée du sigle FFA ainsi que deux billets de cinquante euros.
— Waouh ! Cent euros, on est riche !
— Sauf que cet argent ne nous appartient pas, voyons !
— Euh oui, c'est vrai, mais on ne connaît pas le propriétaire... C'est quoi cette carte ? FFA, ça veut dire quoi ? Fédération de Football Amateur ? Fédération Française d'Athlétisme ? Ou bien... ?
Le visage de Valentin un instant soucieux s'éclaira. Il leva un index en direction du ciel.
— Je crois que j'ai compris, le pseudo pendu, le froissement des feuilles, les rugissements.
— Ben explique !
— FFA veut dire Fédération Française d'Aéronautique : la combinaison est tombée d'un ballon.
— Un ballon dirigeable ?
— Non, une montgolfière ! Le souffle que nous avons pris pour un rugissement, c'était le bruit du brûleur qui chauffait l'air du ballon pour le faire remonter. Je peux te dire que le ballon venait du lac et allait dans la direction du col, qu'il était rouge et qu'il avait du mal à s'élever.
— Comment tu peux dire ça ?
— Parce l'aérostier, le pilote si tu préfères, activait souvent son brûleur. Sûrement qu'avec le soleil, l'air extérieur s'est fortement radouci et donc qu'il fallait chauffer plus l'air dans le ballon pour faire la différence de température qui lui permet de s'élever. La nacelle a frotté la cime d'un arbre et l'habit qui devait être posé sur le rebord du panier s'est accroché à une branche avant de tomber et de se fixer sur une autre.
— Pourquoi dis-tu que ce ballon est rouge ?
— J'étais dans le bas d'un vallon et je ramassais quelques chanterelles quand j'ai entendu un juron. J'ai cru un court instant que c'était toi, mais ce n'est pas ton habitude de sortir des gros mots. Aussitôt après il y a eu un froissement de feuilles, le bruit venait d'en haut, j'ai vite levé les yeux et j'ai aperçu comme un éclair rouge et en même temps, j'ai entendu le premier souffle, le plus long. L'aérostier a évidemment choisi la sécurité et a remis les gaz si l'on peut dire, pour reprendre de l'altitude.
— Comment peux-tu dire qu'il venait du lac ?
— Parce que le lac reste plus longtemps à l'ombre que le versant de montagne sur lequel nous sommes qui est chauffé par le soleil. La pression atmosphérique est plus forte en bas qu'en haut et l'air se déplace vers la moindre pression.
— Où diable as-tu appris cela ?
— Un jour j'ai demandé à mes parents comment se formait le vent. J'ai bien écouté les explications, c'est tout.
— Tu crois qu'on va pouvoir rendre la pochette et l'argent à son propriétaire ?
— Peut-être. Examinons la carte FFA. Il y a un nom, regarde : « Brevet d'aérostier décerné à monsieur Alain Munoz, Albertville 73 » Avec ça nous allons pouvoir faire une recherche, lui rendre ses papiers, son argent et lui dire où est sa combinaison.
Peut-être que pour notre peine il nous offrira un baptême de l'air.
— Et si on portait tout ça à l'adjudant-chef, il n'aura pas de difficulté pour retrouver cet homme.
— Comme tu veux, après tout c'est toi qui a repéré le pendu, sourit Valentin.
— Au fait tu as trouvé des champignons ?
— Regarde dans la poche en plastique.
— Ouais, ce n'est pas la récolte du siècle. Tiens, c'est quoi celui-ci ?
— Oh, c'est ce que j'examinais quand j'ai entendu le premier bruit, jette-le !
— Tu n'y penses pas ! Il y en avait d'autres ?
— Oui, tout un champ.
— Tu saurais retrouver l'endroit ?
— Oui, sans problème, pourquoi ?
— Tu as trouvé un coin à craterelles, c'est un de mes champignons préférés, un des meilleurs champignons de montagne à l'automne, délicieux !