À la sortie des cours de ce lundi après-midi, Valentin envoya des doigts un baiser à ses copines, tapa la main de ses copains puis avisa Gilles.
— Nous faisons quelques pas ensemble ?
— Avec plaisir mon vieux.
— Euh, oui, bon... répliqua Valentin, est-ce que Olivier t'a raconté notre odyssée d'hier ?
— Votre aventure sur le lac ? Oui, nous sommes au courant. Charles-Hareng, comme dit Amandine , faisait une drôle de tête ce matin.
— J'ai remarqué ! Donc tu sais que mon smartphone a pris l'eau hier. Il est resté au moins un quart d'heure dans ma poche sous l’eau pendant qu'on ramenait le canoë à la nage. La micro diode qui teste l’humidité interne était rouge. J'ai enlevé la carte Sim puis j'ai mis l'appareil dans une boite pleine de riz pour tenter d'absorber l'humidité. Il faut maintenant attendre deux jours mais j'ai peu d'espoir. J'ai demandé à Olivier s'il pouvait me prêter le sien pour ce soir mais il a tellement peur de manquer un appel de Margot...
— Donc tu as besoin d'un téléphone ? Tiens, prends le mien.
— Tu n'as pas peur de manquer un message de Lucie ?
— On se voit tous les jours. Si je ne suis pas trop indiscret, pourquoi en as tu absolument besoin ?
— Je dois voir Lemoine à cinq heures.
— Il t'a convoqué ? Pourquoi ? Le pilote de la montgolfière ? Les chasseurs ? Votre bain forcé ?
— Une de tes deux premières hypothèses probablement. Je veux disposer d'un moyen de contacter rapidement Pauline et les copains s'il s 'agit des chasseurs.
— Avertir les copains... sauf moi, lança malicieusement Gilles.
— Je te rendrai ton appareil ce soir et je te ferai un compte rendu complet, patate !
— Tu as peur d'être pris en flagrant délit d'ingratitude, hein mon salaud.
— Tu es un frère mon Gilles.
— À quoi ça sert un ami, hein ? Heu, si j'ai une communication...
— Je laisse courir jusqu'au message, bien entendu. À ce soir Gilles.
Quand Valentin sonna au portail sécurisé de la gendarmerie, ce fut la voix du brigadier Dufournet qui retentit à l'interphone.
— C'est pourquoi ?
— Valentin Valmont, brigadier.
Le grésillement de la serrure électrique indiqua à Valentin que l'entrée lui était permise. En connaisseur des lieux, il entra dans la première pièce où le brigadier finissait d'enregistrer la plainte d'un homme pour vol des quatre roues de sa voiture sur le parking de son immeuble. Valentin désigna le bureau de l'adjudant-chef, le brigadier Dufournet d'un signe affirmatif de la tête lui donna la permission de frapper à la porte.
— Oui ? fit la voix forte de l'adjudant-chef Lemoine.
— Valentin.
— Entre !
— Bonsoir mon adjudant-chef.
— Bonsoir Valentin. Assieds-toi et patiente quelques minutes, je suis sur une enquête, j'ai juste un procès-verbal à relire, dit le sous-officier en levant une feuille de papier marquée d'un drapeau bleu-blanc-rouge. Il pinça les lèvres, se gratta la tête, signe chez lui d'une intense réflexion. Au bout d'une minute, il reposa le papier. Son visage prit une expression amicale.
— Ah, Valentin, je t'ai demandé de venir pour...
À ce moment précis, un crissement de pneus se fit entendre suivi immédiatement du gros bang d'une collision. L'adjudant se leva d'un bond :
— Reste là Valentin, je reviens bientôt.
Quand Lemoine fut sorti, Valentin se leva, alla à la fenêtre donnant sur la grande départementale. Un motard était assis sur le bas côté, tenant sa tête casquée entre ses mains, en train de reprendre ses esprits, sa moto était couchée sur la route, guidon et roue avant tordus, une Citroën C4 grise avec le phare gauche cassé et la tôle autour enfoncée. « Plus de peur que de mal semble-t-il » se dit Valentin en regagnant son siège.
Il allait se poser sur la chaise quand son œil fut attiré par une photo couleur grand format posée sur le bureau de l'adjudant. Elle représentait un homme au teint livide, allongé sur le dos sur un sol goudronné mouillé autour de lui. Valentin eut une drôle de réaction. Profitant de la solitude du bureau, il sortit de sa poche le smartphone de Gilles, activa l'application photo, zooma sur le cliché posé sur le bureau. Il fit ensuite de même avec le procès-verbal qu'étudiait l'adjudant au moment de son arrivée puis remisa l'appareil dans sa poche de pantalon et retourna s'asseoir. Il dut attendre plus de cinq minutes le retour de Lemoine. Dehors la sirène deux tons d'une ambulance montait crescendo, impérative, dérangeante.
— Excuse Valentin, le métier a ses obligations. Tu as, je suppose, regardé ? dit l'adjudant-chef en rangeant le dossier de son bureau.
— Oui, je suis allé voir à la fenêtre : une moto contre une voiture. J'ai entendu l'ambulance, y a-t-il des blessés ?
— Apparemment non mais nous appelons systématiquement l'ambulance pour contrôle ainsi que pour les tests d'alcoolémie et de prise de drogue. Si un test s'avère positif, la personne en question est automatiquement en tort. Bon, je t'ai fait venir pour que tu me donnes ta version de votre altercation avec un groupe de chasseurs au hameau du Villard.
Valentin raconta fidèlement la chronologie des faits qui s'étaient déroulés dans la propriété des parents de Pauline, la protection du cerf, l'insistance des chasseurs, la menace implicite de celui qui avait refermé ostensiblement son fusil, les arcs, la menace des chiens.
— Vous auriez tiré ?
— J'étais sûr que ce ne serait pas la peine.
— Le fusil refermé, c'était évidemment pour t'intimider, c'est à la limite répréhensible mais difficile à prouver.
— J'avais une preuve photo mais malheureusement, elle est à l'eau.
— Qu'est-ce que tu veux dire ?
— Hier en faisant un tour sur le lac, j'ai pris un bain forcé avec mon copain Olivier, j'avais mon smartphone dans la poche là, dit Valentin en se touchant le côté gauche de la poitrine, il a nagé avec moi. J'ai bien peur qu'il soit irréparable.
— Ah oui, le lieutenant de la brigade fluviale m'a parlé de cet incident, une altercation avec le conducteur d'un hors-bord et le skieur nautique qu'il tractait dans la bande de rive et deux jeunes qui faisaient du canoë. Il devait contacter les parents des deux inconscients. Attends, je l'appelle.
L'adjudant-chef décrocha le combiné du poste fixe, appuya sur un basculeur puis sur une touche numérotée.
« Bonjour lieutenant, ici Lemoine, qu'en est-il de l'affaire du hors-bord et du canoë ? Oui... oui, le père était furieux ? ... Je connais le personnage... Il veut calmer le jeu... Oui, c'est son intérêt... Et pratiquement ? Oui... Oui... D'accord, merci lieutenant. »
Ça s'arrange pour toi Valentin, le père Machin de la Capelle après avoir savonné ses inconscients d'enfants s'est engagé à te fournir un appareil neuf. Tu devras simplement dire la marque et le modèle à son fils demain matin.
Valentin eut une mimique voulant signifier « je n'ai pas voulu cela mais je ne peux pas faire autrement ».
— C'est tout mon adjudant-chef ?
— C'est tout. Les chasseurs se verront signifier un rappel au bon usage du droit de chasse. Ah, et puis aussi, le pilote de la montgolfière a laissé cinquante euros pour ceux qui ont retrouvé ses papiers et eu l'honnêteté de nous les remettre avec l'argent contenu dans la pochette. Vu ton âge, ces cinquante euros seront remis à tes grands-parents, à charge pour eux de faire le partage.
— Merci beaucoup. Dites mon adjudant-chef, si je ne suis pas trop indiscret, c'était quoi l’entraînement des plongeurs à l'embarcadère ?
— Tu n'es pas au courant ? Nous avons repêché un homme d'environ quarante ans, mort noyé. Suicide, accident ou homicide ? C'est là-dessus que je travaillais quand tu es arrivé. Je penche pour un homicide car cet homme que l'on cherche à identifier présentait un gros hématome derrière la tête. Il a probablement été assommé puis jeté à l'eau. Mais tout ceci n'est pas de ton âge ! Pour le cerf et les chasseurs, ton témoignage conforte celui de mademoiselle Pauline Fresnoy, donc l'affaire est close. Pour information, le cerf est reparti tout naturellement vers sa forêt. Tu peux rentrer chez toi, Valentin.
Valentin récupéra son VTT et, tout songeur, pédala jusqu'à chez lui. Six heures sonnaient quand il poussa la porte de la maison.
— Ah, te voilà Valentin, je commençais à m'inquiéter.
— Excuse-moi Za, j'étais avec l'adjudant Lemoine. Il voulait ma version de l'histoire du cerf chez Pauline.
Valentin monta dans sa chambre, alluma sa tablette, sortit le smartphone de Gilles, retrouva les deux clichés pris dans le bureau de la gendarmerie et se les expédia en pièces jointes d'e-mail. Il effaça ensuite les deux photos, supprima le courriel de la boite d'envoi du smartphone et redescendit voir sa grand-mère.
— Za, je file chez Gilles et je reviens, un quart d'heure en tout grand maximum.
— C'est bon Valentin, tu peux y aller.
Après le repas du soir, devoirs faits, Valentin demanda la permission d'utiliser l'ordinateur familial.
— Dix heures, dernière limite, n'est-ce pas ?
— OK Yanco mais j'aurai fini bien avant.
— Qu'est-ce que tu veux faire ?
— Oh des recherches.
Il attendit cependant que ses grands-parents soient installés devant la télévision pour ouvrir sa messagerie et ressortir les photos volées. Il jeta d'abord un regard rapide sur le macabre cliché puis, agrandissant la seconde épreuve, entreprit la lecture du procès-verbal de la gendarmerie.
...le dimanche 15 octobre 2017, nous, lieutenant de gendarmerie attaché à la brigade fluviale du lac, avons été avisés par l'appel téléphonique d'un pêcheur amateur, de la présence d'un corps humain reposant par environ six mètres de fond au niveau de l'embarcadère de Saint Thomas du lac. Rapidement sur place, après avoir avisé la brigade de gendarmerie locale, avons procédé à la remontée du corps. Il était quatorze heures et douze minutes. Le corps s'est avéré être celui d'un individu de sexe masculin âgé d'environ trente cinq ans, vêtu d'un pantalon de toile beige, d'un sweat-shirt bleu marine et de chaussures de sport de couleur marron. L'homme ne respirait plus, son cœur ne battait plus, ses lèvres étaient violette et sa tête présentait un important hématome au niveau de l'occiput. Première constatations faites, avons demandé une ambulance pour conduire le corps à l'institut médico-légal. Le pêcheur ayant fait la découverte se nomme...
Valentin interrompit sa lecture et avec un peu d’appréhension, fit revenir à l'écran la photo du mort. Celle-ci, très nette, montrait effectivement le corps d'un homme vêtu de beige et de bleu, allongé sur le dos, visage livide, joues creusées, lèvres bleues, les yeux vitreux grands ouverts. La photo prise en surplomb ne permettait pas de voir l'hématome cité dans le procès-verbal.
Valentin agrandit l'image au maximum tout en gardant une bonne lisibilité. Il fit lentement défiler la photo des baskets à la tête puis revint doucement en arrière. Il agrandit encore un peu plus l'image puis stoppa sur une partie de vêtement du mort. Le visage de l'adolescent, soucieux et concentré, s'éclaira soudain : « j'ai trouvé ! » ne put-il s'empêcher de dire avec un sourire peu d'actualité.
Il effaça les deux photos, ferma la fenêtre de visualisation d'image, réactiva son logiciel de courrier et supprima son propre e-mail. Ayant effacé toute trace de ses manipulations, avec un sourire de satisfaction, il adressa un courriel à l'adjudant-chef Lemoine : Votre noyé de l'embarcadère, c'était un accident !