Le camping-car de la famille Marlin roulait avec prudence sur la route montante qui serpentait en longeant le torrent. Assis sur la banquette de table près de la vitre à côté de Florian, Valentin ne perdait pas une image du superbe paysage qui défilait sous ses yeux. Il bombardait son ami de questions auxquelles répondaient les parents de Florian.
— Comment se nomme cette rivière que nous longeons ?
— La Dranse d'Abondance, c'est un torrent.
— Quelle est cette montagne tout en rochers devant nous ?
— Le mont Chauffé.
— Il est beau le clocher de cette église.
— Oui, c'est un des jolis clochers à bulbe de la région.
— Pourquoi les clochers sont-ils comme ça en Savoie ?
— Tu poses beaucoup de questions Valentin. Je crois qu'ils ont été faits à l'imitation des clochers d'Autriche et de Bavière, une influence germanique donc.
— Quels est la plus haute montagne de la région ?
— Le point le plus haut du Chablais, massif dans lequel nous sommes, ce sont les Hauts Forts près d'Avoriaz.
— Quelle altitude ?
— 2466 mètres, mais tu vas apercevoir de plus hauts sommets encore, tiens regarde dans l'axe de la route cette barrière de montagnes encore un peu enneigées, il s'agit des dents du Midi en Suisse, plus de 3200 mètres !
— Il y en a sept des dents, je les ai comptées ! intervint Chloé en souriant de sa bouche édentée.
— Toi, il t’en manque sept, taquina Florian.
— Méchant ! D'abord mes dents elles vont repousser !
— Ces montagnes sont superbes ! s'exclama Valentin pour couper court à la petite dispute. Encore une question, monsieur Marlin, vous avez dit Avoria et non Avoriaz comme beaucoup de gens, pourquoi ?
— Parce qu'à l'origine ce n'était pas un z qui terminait le mot mais une sorte d'accent indiquant qu'il faut accentuer l'avant dernière syllabe, ce qui fait qu'on entend à peine la dernière. Il y a beaucoup de noms savoyards ou suisses dans ce cas.
— Tu es vraiment un garçon curieux Valentin, je veux dire plein d'intérêt pour tout, intervint madame Marlin, tu dois être bon en classe, toi !
— C'est le meilleur presque partout ! lança Florian tout fier de son ami, sauf en gym parce qu'en gym, c'est moi !
— Comme nous allons passer trois ou quatre jours à Châtel, nous n'allons pas faire de camping sauvage, je pense que le mieux c'est que nous allions dans un camp organisé, dit monsieur Marlin à son épouse, ainsi les garçons pourront dormir sous la tente.
— Et moi ? questionna Chloé.
— Tu auras le lit de capucine pour toi toute seule, consola sa maman.
— Nous arrivons. Que désirez-vous faire cet après-midi, les garçons ?
— J’aimerais me promener pour découvrir le village avec Val, émit Florian.
— Et moi ? s’inquiéta Chloé.
— Tu n’es pas un garçon, riposta Florian.
— C’est pas juste, moi aussi je veux me promener.
— Écoute Chloé, intervint monsieur Marlin, il y a une piscine dans le camp. Avec ta maman nous irons nager en admirant les montagnes, ça te va ?
— Comme ça je veux bien.
— Alors voici le programme : installation d’abord bien sûr, ensuite repas en plein air puis vaisselle au sanitaire par vous trois les enfants et après quartier libre pour les garçons et piscine pour nous.
— Val, peux-tu gonfler les matelas pneumatiques pendant que je fixe la tente ?
— OK Flo. Bouboule ne sait pas que nous sommes là ?
— Personnellement, je ne lui ai rien dit. Je pense qu’il faut le prévenir.
— Je lui envoie un SMS codé, décida Valentin en abandonnant le gonfleur à pied. FloVal Chatel demain lac. Qu’en penses-tu ?
— Impec ! Bouboule comprendra. Il faut que je persuade mes parents d’aller pique-niquer au lac de Conche demain midi !
— J’ai regardé sur internet, Châtel est à 1195 mètres d’altitude et le lac à 1687. Presque cinq cents mètres de dénivelée, c’est un peu beaucoup pour Chloé, non ?
— Pour un début oui, mais regarde, la télécabine de Super Châtel fonctionne, je vais convaincre mes parents de la prendre.
— Si tu crois que tu peux.
— Il faut savoir présenter les choses, répondit malicieusement Florian. Quand on se promènera dans le village, on essayera de repérer la colo de Bouboule et Eva.
— Bien sûr. Tiens, la réponse de Bouboule qui arrive : « zft nbsnpuuf »
— Traduis-moi, si tu veux bien !
— Il dit « yes marmotte »
— De qui parle-t-il ?
— Je crois qu’il nous veut nous dire qu’il a compris et il nous indique le nom de sa colo ou plutôt le nom du chalet où elle loge.
— Il devine tout cet animal. Que va-t-on faire si les infos de Bouboule et nos déductions sont exactes ?
— Effectivement, il faut prévoir. Mon grand-père dit toujours que pour gagner il faut avoir au moins un coup d’avance sur l’adversaire. Donc il faut être sûr que le mono soupçonné par Bouboule est un trafiquant et qu’il passe bien de la drogue en Suisse.
— Et surtout comment il fait !
— Exact. Il faut poser la question à Bouboule. Je lui code moy transp shit ?
— Tu penses qu’il va comprendre ?
— Je parie que oui !
— Je ne parie pas contre toi, j’y perdrais tout ce j’ai, sauf si c’est un pari sportif.
— Là, je ne discute pas. Tiens, voici la réponse de Bouboule : « tbdbe bwF+ cpvg »
— Traduis !
— t égale s, b correspond à la lettre a, d vaut c, encore un a et e pour d. Le premier mot c’est sacad.
— Ça ne veut rien dire !
— Mais si, réfléchis. Si tu me demandes comment je transporte du matériel et que je te réponds sacad, tu entends quoi ?
— Sac à dos.
— Voilà. Le deuxième mot c’est... attend un peu... c’est avE.
— Il fait sa prière ?
— Trop drôle ! Sac à dos avE.
— Là je sèche.
— J’ai compris. Il a mis une majuscule en fin de mot. Où met-on une majuscule d’habitude ?
— Au début d’un nom propre.
— D’accord, donc il faut inverser les lettres : avE donne Eva. La drogue est transportée par Eva dans son sac à dos.
— Mais jamais Eva ne ferait ça !
— Pas de son plein gré évidemment.
— Il l’oblige ?
— Oui, d’une certaine façon, sans dire de quoi il s’agit. Ensuite, Bouboule met le signe + : Eva +... Eva plus... Eva plus d’autres, mais c’est par Eva qu’il a découvert le pot aux roses.
— Découvert quoi ?
— C’est une expression que mon père emploie quelquefois, elle veut dire découvrir ce que quelqu’un veut cacher.
— Il faut prendre un dictionnaire quand on parle avec toi ! Et le dernier mot ?
— cpvg correspond à bouf. Je ne vois pas trop ce qu’il veut nous dire.
— A table les enfants, le repas est près ! annonça madame Marlin. Allez d’abord vous laver les mains.
— J’y suis ! s’écria Florian une minute plus tard en se savonnant les mains au lavabo du sanitaire. Bouf, la bouffe, la nourriture. Dans les sacs à dos des colons avec les provisions de bouffe ! Je pense que chaque colon doit, en plus de ses affaires, transporter un sac contenant une partie du pique-nique.
— Bien raisonné, tu vois quand tu veux ! répondit Valentin en secouant ses mains pour égoutter l’eau.
— Ouais. Le mono ripoux se sert de son équipe pour faire son trafic. Quel douanier pourrait imaginer qu’une fille naïve et timide comme Eva puisse passer de la drogue ?
— Eva et peut-être d’autres. Tu as raison. C’est le mono qui dissimule la drogue dans les poches contenant les ingrédients des repas et qui la récupère discrètement quand il met tout en commun avant la distribution. La frontière étant franchie, il risque moins de se faire prendre.
— Qu’est-ce qu’il en fait une fois qu’il l’a récupéré ? Il ne la ramène pas en France tout de même ?
— Il doit avoir un complice en Suisse.
— Un complice qui se rend lui aussi au lac de Conche. Après le repas, je vérifierai sur internet s’il y a possibilité de s’y rendre en voiture.
— Excellent votre repas, madame Marlin. J’ai adoré votre sauce sur les tomates et les spaghettis étaient « al dente », comme je les aime.
— Pour les tomates, j’utilise du vinaigre balsamique et sur les spaghettis j’ai mis du fromage du coin : de l’abondance. Cela donne un goût original aux aliments. Mais arrête de nous appeler madame et monsieur, moi c’est Carine et mon mari Stéphane. Tu nous tutoies et tu peux nous appeler par nos prénoms.
— D’accord Carine. Tu as une grande bassine pour mettre la vaisselle sale ?
— Bien sûr. Florian, va voir dans le coffre sous le grand lit.
— Vous êtes trois, cela donne un qui lave, un qui rince et un qui essuie. A vous de décider, mais vous laissez l’évier nickel.
— Fais-nous confiance Carine.
— Ils s’entendent bien tous les deux, n’est-ce pas ? sourit Stéphane à son épouse tandis que les enfants partaient à la vaisselle. Je suis content que Florian se soit fait un ami intelligent et bien élevé.
— Ils forment également une équipe bien sympathique avec leurs autres copains et copines. Moi aussi je suis contente. De notre côté, essayons de leur faire plaisir, laissons-les décider de ce qu’ils veulent faire demain.
— Avec Florian, ce sera à coup sûr activité physique. Je pense qu’il va choisir une petite ascension.
— Pas trop difficile j’espère, avec Chloé qui n’a pas encore leur endurance.
Il était quinze heures quand Florian et Valentin sortirent du camping. L’air léger de la montagne tempérait la chaleur de cette fin du mois de juillet. Ils se rendirent d’abord à l’office du tourisme du village. Valentin s’intéressa aux horaires des remontées mécaniques ouvertes l’été, consulta un livret présentant toutes les locations saisonnières, prit un plan de la station et un dépliant présentant les excursions autour de la station pendant que Florian s’intéressait à l’affichage des manifestations sportives.
— Tu as vu Val, c’est super ce village, il y a un immense domaine VTT, un espace de tir à l’arc, une piste de kart, une piste de luge d’été et un fantasticable !
— Je ne connais pas ce mot, explique-moi !
— C’est une sorte de tyrolienne géante, tu descends attaché par un harnais à un chariot à poulie qui glisse sur un câble. Tu descends à près de cent kilomètres heure. Ça doit être géant !
— N’oublie pas qu’il y a Bouboule et Eva qui ont besoin de nous. C’est pour eux que tu as décidé tes parents de venir ici.
— Ah oui, bien sûr. Et toi, qu’est-ce que tu as trouvé ?
— J’ai trouvé l’endroit où est situé le chalet des Marmottes et j’ai les horaires de la télécabine de Super-Châtel. De là au lac de Conche, il reste une centaine de mètres de dénivelée, Chloé pourra facilement suivre.
— Bon, qu’est-ce qu’on fait maintenant ? Comment tu vois la suite ?
— Tu vas expliquer à Carine et Stéphane que c’est nous qui choisissons l’excursion de demain. Essaie d’être convainquant.
— Je leur parle de Bouboule et du possible trafic de son mono ?
— Tu viens de trouver la meilleure façon pour qu’ils disent non à ta proposition.
— Oui, tu as raison, je suis un peu bête par moment. Comment fera-t-on demain là haut ?
— Tout dépendra des circonstances, mais je crois qu’il faudra que nous soyons sur place avant eux, avant qu’ils déballent leurs sac. Je vais essayer de prévoir plusieurs cas de figures. J’envoie un dernier message à Bouboule : « 3nbjo opvt 2dpooovt »
— Oula ! Traduction ?
— « 2main nous 1nconnus »
— Bouboule comprendra ça ?
— Ne le mésestime pas. D’ailleurs, tu vois, moi je me suis fait une règle à suivre : ne jamais sous-estimer les autres, surtout quand ils ont l’air un peu ahuri comme notre Bouboule.