VALENTIN ET COMPAGNIE

8. LE PONTON

Il était à peine onze heures du matin quand Valentin, d’un rétablissement alternatif des deux bras, se hissa avec légèreté sur le ponton. Rapidement debout, il sauta sur place pour égoutter l’eau perlant sur sa peau légèrement hâlée puis s’allongea, ventre sur les planches déjà chaudes du soleil de la mi-août.
Valentin préférait de beaucoup venir nager le matin avant l’afflux des touristes afin de mieux profiter du calme et de la pureté de l’eau du lac.
Il venait juste de se retourner afin d’exposer son côté face au soleil quand un crissement de pneus sur du gravier attira son attention. Dans la villa face à lui, de l’autre côté du chemin de promenade, une Mercedes classe GLS venait d’entrer dans la propriété. Les quatre portières s’ouvrirent laissant sortir à l’avant un couple d’une quarantaine d’année et à l’arrière une adolescente d’à peu près quinze ans ainsi qu’un garçon pouvant avoir son âge. Ce dernier fit lentement un tour sur lui-même comme pour inspecter les environs puis, mains en pare-soleil au dessus de ses yeux, refit face au lac, miroir d’argent et de bleu éclaboussé de soleil. Soudain, il traversa rapidement la pelouse qui faisait suite à l’allée gravillonnée, ouvrit le portillon de sortie de la propriété donnant sur le chemin de promenade publique du bord du lac, monta sur le ponton et se dirigea d’un pas décidé vers Valentin.
— Eh, toi, tu es sur un ponton privé, tu ne peux pas rester là ! dit-il d’un ton autoritaire.
Valentin s’appuya sur un coude, regarda le nouveau venu avec un petit sourire et lui dit suavement :
— Bonjour, moi c’est Valentin.
— Tu ne m’as pas compris ? Ponton privé, réservé aux propriétaires de la villa !
— Je ne te connais pas, tu es nouveau dans le village ? Vous venez d’acheter ?
— Oui, cette villa est à nous et ce ponton aussi. Tu dégages d’ici l’ahuri ou j’appelle mon père !
— Tu veux t’installer sur le ponton ? Bienvenue à toi, il y a assez de place pour nous deux.
— Tu es bouché ou quoi ? Je te demande de déguerpir, tout de suite !
— Bon, écoute-moi bien Machin, je te reconnais le droit de venir sur ce ponton mais pas celui de me donner des ordres.
— Je te donne dix secondes pour tailler ta route !
— Dix secondes, hein ? répondit Valentin en se levant lentement, c’est long dix secondes ! Allez, je compte : un, deux, trois, quatre, énuméra-t-il en s’étirant, cinq, six, sept, huit, continua Valentin en exécutant des flexions complètes pour assouplir ses jambes, neuf et dix ! À dix Valentin sauta le plus haut qu’il put pour retomber en bombe dans l’eau au niveau de son interlocuteur, l’aspergeant des pieds à la tête. Sous l’eau, il fit trois brasses en s’éloignant, émergea puis revint vers le ponton dans un crawl volontairement approximatif, fouettant l’eau à chaque mouvement de bras pour projeter le maximum de liquide vers le garçon furieux. Revenu à son point de départ, il fit un nouveau rétablissement, secoua l’eau résiduelle de sa peau, pressa le bas de son bermuda de plage et reprit sa position allongée sur le dos, sans perdre de vue son vis à vis suffoqué, mouillé et incrédule.
— Tu as l’heure ? lui demanda-t-il ironiquement, parce que je vais devoir bientôt rentrer chez moi.
— Toi, tu vas le regretter, articula le garçon en faisant demi-tour pour regagner l’abord de la villa.
Valentin le vit parler à l’homme qui s’activait toujours près de la superbe Mercedes. Ce dernier fit un vague geste d’énervement et continua de sortir une série de luxueuses valises à roulettes du coffre à hayon.
Valentin se leva, enfila son tee-shirt resté sur le ponton et, décontracté, s’en alla lentement récupérer son VTT appuyé contre un arbre riverain. Sur la première planche du ponton était écrit en lettres blanches : « Privé », inscription doublée par un panneau sur piquet délivrant le même avertissement.

Arrivé chez lui, il avisa son grand-père occupé à tondre la pelouse entourant la maison.
— Elle marche toujours bien ta tondeuse à gazon Yanco ?
— Super, articula Jean-Claude pour compenser le bruit, le père de ta copine Margot est vraiment un bon mécanicien. Elle rentre quand Margot ?
— Ces jours-ci je crois. Yanco, quand tu auras fini, j’aurai quelque chose à te demander.
— J’ai fini la tonte. Je laisse la tondeuse refroidir avant de la nettoyer. Je suis à toi, que veux-tu savoir ?
— À qui appartient le lac ?
— Quelle drôle de question ! Il appartient au domaine public de l’État.
— Explique-moi Yanco, public, cela signifie tout le monde, n’est-ce-pas ?
— Exactement, tout le monde a le droit d’en profiter tout en respectant les lois qui s'appliquent au domaine public, pourquoi tu veux savoir tout ça ?
— Je me posais la question. Et les pontons, sont-ils publics ou privés ?
— Au moment du rattachement de la Savoie à la France, c’était la loi Sarde qui s’appliquait, les terrains du bord du lac ainsi que les pontons étaient privés, on avait seulement le droit d’accoster mais maintenant tout à changé, les communes rachètent des bandes de terrains pour créer un sentier du tour du lac et récemment, depuis un an ou deux, les pontons ne sont plus privés, seuls les gens qui font et obtiennent une demande d’autorisation d’occupation temporaire du domaine public, une AOT en abrégé, peuvent avoir l’exclusivité de l’usage des bouées et des pontons.
— Qui est-ce qui donne cette autorisation ?
— La préfecture je crois. Si tu veux des détails, cherche sur internet.
— Merci Yanko, je monte dans ma chambre.
— Hé, l’eau était bonne au moins ?
— Délicieuse, au moins vingt trois degrés !
— C’est la dernière période caniculaire qui veut ça.
Sitôt arrivé dans sa chambre au premier étage de la maison, Valentin sauta sur sa tablette et tapa dans un moteur de recherche « AOT lac d’Annecy » et tomba rapidement sur un site officiel qu’il lut du début à la fin. Un alinéa retint particulièrement son attention : interdiction de restreindre l’accès aux ouvrages par l’intermédiaire de chaînes, barrières et d’apposer ou de peindre des panneaux d’interdiction d’accès ou la mention d’une privatisation de cette occupation (ponton privatif, privé…) et plus loin il lut : seul un panneau rectangulaire de 17 cm x 11 cm blanc avec la mention AOT n° ... usage privatif écrite en noir, vissé sur le sol est autorisé.
Il remonta dans la page et retrouva un passage du texte concernant l’AOT : l’autorisation a un caractère personnel et n’est pas transmissible.
« Interdiction de restreindre, donc on ne peut pas interdire ! Je crois que j’avais tout bon, se réjouit-il à mi-voix, je connais un nouveau riche qui va tomber du haut de sa prétention. »