VALENTIN ET COMPAGNIE

9. RÉCIDIVE

Valentin passa une bonne partie de l’après-midi au téléphone à contacter ses copains. Gilles son fidèle lieutenant était toujours en Vendée, Florian venait de repartir en camping-car avec ses parents voir les lacs d’altitude du Valgaudemar, Eva et Bouboule n’allaient pas tarder à rentrer de leur colonie de vacances à Châtel, mais n’étaient pas encore là, Margot devait être revenue de Picardie mais le téléphone de son appartement était sur répondeur. Mathilde était en vacances avec sa famille, Lucie était injoignable, son téléphone portable basculant toujours sur messagerie.
Seuls Olivier, Quentin, Amandine et Pauline répondirent présents à sa proposition de baignade. Valentin leur donna rendez-vous au port à dix heures et demie le lendemain.

En dépit de l’absence totale de vent, le soleil avait réussi à dissiper la brume matinale du lac. Un léger nuage en écharpe décorait encore à mi-pente l’écrin des montagnes de la rive opposée, l’air de la rive ouest commençait à vibrer de chaleur. Tout respirait la sereine beauté naturelle d’un jour d’été savoyard.
— Où nous emmènes-tu, questionna Amandine, c’est loin ?
— Cinq cents mètres tout au plus. Un endroit où nous serons plus tranquilles qu’à la plage pour nager et, avantage supplémentaire, ce sera gratuit !
— Tel que je te connais, tu ne nous dis pas tout. J’ai l’impression que tu as une idée derrière la tête, remarqua Pauline, je me trompe ?
Valentin qui menait le petit groupe sur le chemin de promenade se retourna brièvement et adressa un sourire complice à la fine mouche.
Arrivé au niveau du ponton litigieux de la veille, Valentin debout sur les pédales bloqua les freins de son VTT, resta deux secondes en équilibre à l’arrêt avant de poser pied à terre.
— C’est ici, déclara-t-il à son équipe, attachez vos vélos. Heu... il vaut mieux les enchaîner à ces petits arbres du bord de l’eau plutôt qu’à la clôture de cette villa, restons dans notre bon droit.
Il jeta un rapide coup d’œil vers la luxueuse maison, enregistra que la jeune fille de la veille était sur sa terrasse mais s’avança néanmoins sur le ponton suivi par son équipe. Il attendait la première réflexion et ce fut Amandine qui l’exprima :
— C’est marqué ponton privé, tu as le droit de venir ici ?
— J’ai le droit pour moi et vous aussi, venez sans crainte.
Arrivé à l’extrémité, Valentin ôta son petit sac à dos, en sortit une serviette de plage qu’il étendit sur le plancher, ôta son tee-shirt et s’étendit sur le dos. Olivier et Quentin furent les premiers à l’imiter.
— Tu es sûr de ce que tu dis Valentin ? redemanda Pauline très légaliste.
— Absolument ma belle. Qui plonge le premier ?
— J’y vais, annonça Olivier, le plus sportif de la bande en l’absence de Florian. Pieds agrippés à la dernière planche vers le large, il s’élança, droit comme une flèche, prolongea sa coulée sur plus de cinq mètres. Toujours sous l’eau, il exécuta un demi tour et revint en brasse sous-marine vers le ponton sur lequel il se hissa d’un mouvement simultané des deux bras facilité par un ciseau propulseur de ses jambes.
— Super bonne et on voit le fond à dix mètres au moins. Vous n’y allez pas ?
— J’y go ! lança Quentin en sautant le plus loin qu’il put. Waouh, super bonne ! cria-t-il en émergeant. Vous venez les filles ?
Assise au bord du ponton, pieds dans l’eau, Pauline se laissa glisser tandis qu’Amandine d’un saut minimum réussit l’exploit de se mettre à l’eau sans s’immerger complètement.
— Alors Val, le chef commande mais n’exécute pas ! se moqua Olivier avant de replonger.
— Je ne vais sûrement pas tarder, répondit Valentin en observant la jeune fille qui de la villa se dirigeait vers eux.
Vêtue d’un chemisier blanc à dentelle et d’une jupe à falbalas d’un orange éclatant, plutôt jolie de visage, la jeune fille aux cheveux bruns s’avança vers le ponton en faisant un signe de dénégation de l’index de sa main droite. Quand elle fut sur les premières planches, Valentin lui lança :
— Bonjour, tu viens nager avec nous ?
— Vous n’avez pas le droit de nager ici, c’est privé !
Trois des quatre qui étaient à l’eau revinrent vers le ponton, Olivier d’un maître rétablissement et Quentin plus difficilement se hissèrent puis aidèrent Pauline à remonter tandis qu’Amandine se tenait à l’anneau d’une proche bouée d’amarrage.
— Vous ne pouvez pas nager ici, c’est privé, répéta la nouvelle arrivante.
— Comment, l’eau du lac est vous ? se moqua Valentin.
— Je ne te parle pas de l’eau, toi le malin, mais du ponton. Tu ne sais pas lire ? C’est marqué Privé ! Et même deux fois ! Tu es gogol ou quoi ? Ce ponton et la bouée d’amarrage où cette fille s’accroche nous appartiennent.
— Nous ne l’usons pas beaucoup ce ponton et la bouée va probablement résister au poids de ma copine. Je peux savoir en quoi notre présence est gênante ?
— C’est une question de droit, personne n’a le droit d’aller dans des endroits privés sans l’autorisation du propriétaire.
— Et tu es propriétaire, toi ? rigola Olivier conforté par le calme et la sérénité de Valentin.
— Parfaitement.
Valentin regarda ses amis d’un air entendu puis déclara :
— Cette jeune fille nous dit que nous n’avons pas le droit d’être sur les planches, en revanche nous avons le droit de nous baigner puisque l’eau est à tout le monde, alors tout le monde à l’eau  !
Et Valentin refit son super bond de la veille et, genoux enserrés par les bras, entra dans l’eau comme une bombe, rapidement imité par Olivier et Quentin, l’un à droite, l’autre à gauche de l’endroit ou se tenait la jeune personne, l’aspergeant des deux côtés en même temps.
Le visage de la fille, lèvres pincées, prit une expression ou se mêlaient le dépit et la colère. Elle passa une main sur son front mouillé, écarta le tissu de son chemisier qui lui collait à la peau, fit demi-tour et se dirigea d’un pas vif vers la villa que Valentin remonté sur le ponton ne perdait pas de vue.
— On y est allé un peu fort, non ? observa Quentin.
— C’est une bécasse prétentieuse, jugea Amandine en revenant de sa bouée d’une brasse cambrée. Vous m’aidez à remonter ?
— Qu’est-ce qu’on fait, on s’en va ? demanda Pauline un peu inquiète. Elle va revenir avec du renfort, c’est sûr.
— Je ne peux pas vous obliger mais moi je suis bien ici, je reste, sourit Valentin.
— Tu n’as pas peur ? questionna Amandine.
— Elle va probablement revenir avec ses parents et son frère, mais que veux-tu qu’il m’arrive, ou qu’il nous arrive si vous décidez de rester ? Qu’ils nous jettent à l’eau ? répondit-il en éclatant de rire.
— Tu connais toute la famille ? s’étonna Pauline.
— Je les ai vu débarquer hier à bord d’une Mercedes qui vaut au moins le prix d’un bel appartement. Il y a deux jours, il y avait un camion de déménagement stationné dans le chemin qui dessert cette villa. J’en ai déduit que ce sont des nouveaux occupants. Ah, il faut que je précise que hier, un garçon de nos âges à peu près, qui se disait propriétaire lui aussi, a essayé de me faire déguerpir d’ici, exactement comme cette pimbêche aujourd’hui. Donc oui, elle va revenir avec sa famille mais je vous le répète, il ne nous arrivera rien que le plaisir de tenir tête à ces nouveaux riches, faites-moi confiance et amusons-nous. Le premier qui les voit venir vers nous prévient tout le monde, OK ? À l’eau les amis ! cria-t-il en tentant un salto avant à moitié réussi.
— À moi, regarde Val comment on fait ! Et Olivier s’élança, prit son appel à deux pieds et exécuta une superbe et complète rotation qu’il eut le temps de dégrouper avant son entrée dans l’eau.
— Je ne discute pas, dans ce domaine, tu es le meilleur. Je propose que nous nagions tous ensemble jusqu’à cette bouée blanche au large.
— Elle est à quelle distance ? demanda Quentin.
— Oh, pas plus de cinquante mètres, estima Olivier.
— D’accord mais on ne fait pas la course, tempéra Pauline approuvée par Amandine.
— OK, OK, plan plan, décida Olivier.
Les filles en brasse, Olivier et Quentin en crawl et Valentin intentionnellement en dos crawlé se dirigèrent sans se presser vers le but annoncé qu’ils atteignirent en moins de deux minutes. Les filles s’accrochèrent à l’anneau émergé pour souffler un instant.
Qu’est-ce qu’il y a d’écrit dessus ? demanda Quentin.
Sans regarder Valentin répondit : AOT et un numéro.
— C’est vrai ! Tu es déjà venu jusqu’ici ? s’étonna Pauline.
— Non, c’est la première fois que je j’approche cette bouée.
— Explique voyons ! pressa Olivier.
— AOT signifie Autorisation d’Occupation Temporaire, vous saurez le reste très bientôt, regardez le ponton, continua Valentin toujours en nage dorsale.
Sur celui se tenaient un homme assez corpulent, une femme et les deux adolescents. D’un mouvement circulaire du bras suivi d’un geste impératif désignant le ponton, visiblement l’homme leur faisait signe de venir.
— Qu’est-ce qu’on fait ? s’inquiéta Quentin, tu ne veux pas te battre quand même !
— Ce ne sera pas nécessaire, relax les amis, allons discuter avec cette adorable famille.
Les cinq se dirigèrent vers leur point de départ, chacun s’arrangeant pour laisser Valentin passer le premier. Arrivé au ponton, celui-ci exécuta son rétablissement d’un mouvement alternatif des bras suivi d’une rapide rotation du corps qui le mit assis sur les planches. Les deux autres garçons l’imitèrent avant d’aider les filles à monter.
— Dites donc jeunes gens... commença l’homme.
Valentin leva verticalement la main pour dire à celui-ci d’attendre, ramassa sa serviette de plage et s’essuya consciencieusement.
— Qui n’a pas sa serviette ? demanda-t-il en se retournant vers ses amis.
— J’ai oublié la mienne, répondit Quentin.
— Tiens, prends celle-ci mon vieux, dit-il en la lui lançant. Amandine, Pauline, vous êtes superbes dans vos maillots une pièce, je peux vous prendre en photo ? Il ramassa son sac, sortit son smartphone, s’approcha des filles et déclencha la prise. Attendez, je zoome et je la double ! OK, merci les filles.
Bonjour monsieur, bonjour madame, salut vous autres, le temps de ranger mon appareil et je suis à vous. Il rangea soigneusement son smartphone, posa à ses pieds son petit sac à dos. Voilà...Vous désirez nous parler monsieur ? demanda-t-il avec son sourire le plus naturel.
— Tu ne manques pas de toupet toi, ose dire que tu ne sais pas pourquoi nous sommes là !
— Vous avez le droit d’être là, monsieur, pas de problème.
— Nous, nous avons le droit mais pas vous ! C’est écrit « Ponton privé » sur la pancarte et « Privé » au début du ponton, vous avez vu ces inscriptions oui ou non ? Vous savez ce que veut dire privé ?
— Mais bien sûr que nous les avons vues ces vieilles inscriptions, où est le problème ?
— Tu es bouché ou tu cherches des ennuis ?
— Je suis peut-être bouché comme vous dites mais je ne cherche pas d’ennuis, je profite de mes vacances et de mes droits, c’est tout. Avez-vous une autre question ?
— Tu n’as aucunement le droit d’être ici, vous dégagez tous ou...
— Vous nous jetez à l’eau ? coupa Olivier avec un sourire exaspérant.
— Ou j’appelle la police !
— Avant de perdre votre temps et de vous rendre ridicule, monsieur, je vous conseille vivement de réviser un peu le règlement particulier de police du lac établit par la préfecture de Haute Savoie. Pour vous aider, la dernière parution date du sept juin deux mille seize.
— Père, n’écoutez pas ce sale type, appelez la police.
— Taisez-vous Anne-Sophie, laissez-moi gérer cette affaire.
— Anne-Sophie a raison, père, cet idiot raconte n’importe quoi, appelez les gendarmes.
— Taisez-vous également Charles-Henri, répéta l’homme chef de famille en sortant de sa poche un smartphone dernier cri.
— Vous désirez appeler la brigade de gendarmerie du village ou directement l’adjudant chef Lemoine qui la dirige ? Je peux éventuellement vous communiquer son numéro personnel, persifla Valentin, à moins que vous désiriez contacter la préfecture ?
— Qu’est-ce que c’est que cette histoire de règlement particulier de police ? Hein jeune blanc-bec, tu cherches un moyen de gagner du temps, c’est ça, hein ?
— Bon , je vais vous instruire, dit Valentin avec un soupir exagéré. Pour avoir le droit d’occuper le domaine public fluvial dont ce lac fait partie, il vous faut une autorisation d’occupation temporaire, une AOT.
— J’ai cette autorisation puisque j’ai acheté ce ponton en même temps que ma villa, gros malin !
— Je ne crois pas monsieur car cette autorisation ne peut être que personnelle et n’est pas transmissible. Je sais que vous venez d’acheter cette villa et si on vous a vendu le ponton avec comme un espace privé, vous vous êtes fait avoir !
— Qu’est-ce qui te fait croire que je ne l’ai pas demandée cette AOT comme tu dis ?
— Dans ce cas, vous devez impérativement apposer une plaque réglementaire indiquant le numéro de l’autorisation. Vos inscriptions « privé » ainsi que le panneau ne sont pas autorisés tout simplement. J’ajoute que même si vous aviez l’autorisation indiquée et celle-ci apposée comme il se doit, vous ne pourriez pas en interdire l’accès au public sauf raisons de sécurité. Vous ne me croyez pas ? Puisque vous avez votre smartphone à la main, recherchez sur internet AOT lac d’Annecy.
— Faites quelque chose Marceau ! Vous n’allez pas vous laisser dicter votre conduite par un... par un...
— Petit merdeux ? suggéra Olivier.
— Petit con plutôt, proposa Amandine.
— Paltoquet, rigola Quentin.
— Moins que rien, si vous voulez rester presque polie, osa dire Pauline.
— Oh ! Je ne peux pas entendre ça de la part de... de ces...  Anne-Sophie, Charles-Henri, venez, nous rentrons, laissez votre père se débrouiller avec ces tarés.
— Au revoir ! Venez vous baigner avec nous quand vous voudrez, s’amusa Olivier.
— Comment tu t’appelles toi ? reprit l’homme en s’adressant à Valentin.
— Vous c’est Marceau, moi c’est Valentin.
— Je te demande ton nom de famille ! aboya l’homme rouge de colère.
— Dans ce cas je veux savoir le tien.
— Qui t’a autorisé à me tutoyer petit imbécile ?
— Toi en me tutoyant, s’énerva quelque peu Valentin. Je suis resté hyper poli avec toi jusqu’à présent, la leçon sur le droit fluvial était gratuite mais là maintenant tu commences sérieusement à nous échauffer. Allons nous rafraîchir les amis, conclut-il en renouvelant sa super bombe aquatique qui arrosa l’homme des pieds à la tête. Aussitôt Quentin et Amandine d’un côté du ponton, Olivier et Pauline de l’autre l’imitèrent, parachevant la douche.
— V.. vous allez voir, v... vous allez vous en repentir, vous n’allez pas vous en tirer comme ça, bande de voyous, gouapes, graine de délinquants, s’étrangla l’homme ivre de rage en faisant demi-tour vers sa superbe villa.
Valentin remonta vivement sur le ponton, farfouilla dans son sac avant de se relever tout sourire.
— Qu’est-ce qu’il va faire maintenant à ton avis ? s’inquiéta Pauline.
— S’il est intelligent, il va vérifier mes dires en cherchant sur internet ou en téléphonant à la préfecture et venir s’excuser, on peut rêver. Quoi qu’il en soit, tout ce que j’ai dit est pure vérité, sur ce plan là, il ne peut rien faire.
— Mais s’il porte plainte en disant que nous lui avons manqué de respect, que nous l’avons insulté et arrosé volontairement ? argumenta Quentin.
— Ce sera sa parole contre les nôtres. Sa seule preuve, c’est l’eau sur ses habits et d’ici là il sera aussi sec que la pelouse de sa villa !
— Si c’est un type influent, c’est lui qu’on croira, non ?
— Pas avec cette preuve-ci, répondit Valentin avec un sourire en coin en sortant son smartphone du sac. Après avoir pris les photos dont une de la sainte famille soit dit en passant - pardon les filles, je n’en ai fait qu’une de vous toutes seules - donc après vous avoir photographiées, en rangeant l’appareil, j’ai déclenché l’enregistrement sonore par dictaphone. Le son sera certainement très faible, mais avec un logiciel approprié, je pourrai obtenir quelque chose d’audible. S’il réussit à retrouver mon nom et qu’il aille se plaindre de moi à la police municipale ou à la gendarmerie, en cas de confrontation, je le laisserai s’enferrer dans ses mensonges avant de sortir cette preuve et d’appeler vos témoignages.
— Tu avais pensé à tout ça quand tu nous as invités à venir nager avec toi ? s’émerveilla Pauline.
— Disons que j’avais réfléchi au possible comportement de ce type de gens imbus du pouvoir que leur donne la fortune. J’en avais eu un échantillon hier avec « Charles-Henri », articula Valentin en tordant la bouche. Tel fils, tel père ! Et je ne supporte pas les privilèges !